Rabbi Menahem-Mendel de Kotzk ou l’homme révolté de l’histoire juive
Il est écrit que Dieu contempla son œuvre et trouva que c’était bien. Pas moi. Je suis plus gâté que lui, plus exigeant. Le monde tel qu’il est, je ne l’aime pas, sauf pour me moucher avec… (p. 237 in fine)
Mais qui était cet homme, né en 1787 et mort soixante-douze ans plus tard, victime d’une crise grave devant sa communauté, réunie au grand complet pour les bénédictions du repas du vendredi soir ? Pour sûr, un révolté, un homme qui ne supportait plus les souffrances incessantes de son peuple, condamné à n’avoir qu’un destin et pas d’histoire. Ou plutôt une martyrologie qui dure depuis plus de deux mille ans ?
L’exposé de Wiesel, le dernier dans ce si beau livre, commence par une saisissante évocation de cette soirée décisive, fatale. Comme tous les vendredis soirs, attendus avec impatience par tous les adeptes du rabbi, ce dernier face à la foule, il est debout mais ne s’apprête guère à prendre la parole pour réciter les prières d’usage. Son regard semble fixe, habité par le vide et perçant à la fois. Tous sont suspendus à ses lèvres, lesquelles tardent à s’entrouvrir.
Mais que se passe t-il ? Personne n’ose poser de question, ce qui n’étonne guère, quand on sait l’attachement des hassidim à leur maître. Et soudain, sans que l’on sache vraiment ce qui se produisit, le rabbi rejeta la tête en arrière et perdit connaissance. Comme pour tous les autres grands maîtres du mouvement, nous dépendons des récits largement hagiographiques des témoins oculaires. Plusieurs versions circulent sur la nature même de la crise qui plaçait les témoins dans l’embarras : la crise fut-elle déclenchée par la tentative du saint homme qui tenta d’éteindre de ses mains les deux bougies posées devant lui, ce qui est strictement interdit dès que le chabbat entre, et à plus forte raison lorsqu’il s’agit du chef religieux de la secte. D’autres, faisant fond sur des rumeurs, pensent que quelques heures auparavant, le rabbi avait eu connaissance d’un pogrom dans une localité voisine. Le nombre élevé de victimes le mit hors de lui et il adressa à Dieu, qui ne protége pas son peuple, de violentes remontrances, un peu comme le patriarche Abraham qui ose dire à l’Eternel : est ce que le juge de toute la terre ne pratiquerait pas la justice ? C’est probablement ce qui déclencha l’indignation de l’homme et changea sa vie à venir.
D’après Wiesel, il y eut d’autres circonstances qui prédisposaient le jeune homme à de telles incartades. Je dis incartades car certains faits font état d’un comportement insolent, absolument incompréhensibles. A un jeune talmudiste qui révisait ses chapitres, se plaignait des imperfections de l’univers et demandait au rabbi comment réciter ses prières, ce dernier lui répondit qu’il n’était pas certain que Dieu écouterait ses prières. Et quant aux imperfections de notre monde, sa réaction fut cinglante ; Tu penses que tu aurais mieux, toi ? Alors, dans ce cas, mets toi au travail… De telles remarques n’étaient pas de nature à remonter le moral des jeunes disciples.
Page 242 Wiesel fait un rapprochement entre Menahem-Mendel et Sören Kierkegaard (qui fut son contemporain) et qui eut une fin presque aussi tragique que notre rabbi. Le penseur danois a voulu rechercher la Vérité, l’authenticité bien plus que les joies apparentes de la vie bourgeoise. Il se gausse des prédicateurs qui le dimanche matin tiennent des discours graves et sérieux et qui, peu de temps après, s’attablent pour savourer des plats délicieux, oubliant du tout au tout les idées développées dans le sermon. Ce penseur danois, épris de vérité avant tout, tomba dans une rue de la capitale danoise. Après plusieurs jours d’inconscience, il mourut car les médecins ne parvinrent pas à le ranimer…
Il est un détail ( bien plus qu’un détail) qui nous fait toucher du doigt le tragique de cette existence entièrement dévouée à la recherche de la sagesse et de la Vérité : quand le penseur danois rend sa liberté à sa fiancée Régine Olsen, en disant en gros qu’il avait mieux à faire que de se marier…
De son côté, Menahem-Mendel fut marié très jeune, à l’âge de 14 ans. Mais peu d’indices laissent croire que ce fut une union heureuse.
En effet, après cette terrible crise et cette perte de connaissance, le saint homme fut évacué sur un brancard et installé dans sa chambre qu’il ne quitta plus jamais jusqu’à sa mort. Et ce confinement dura près de vingt ans. On priait non loin de son lieu de confinement afin qu’il suive l’office. Le samedi matin, il faisait quelques apparitions lors de l’office religieux du matin. Mais autrement, il ne participait plus à rien, ne donnait pas de cours, refusait la plupart des visites et ne tolérait que la présence de deux fidèles parmi les fidèles.
On relate aussi qu’on le maria jeune, à 14 ans, et qu’il rompit avec son propre père pour rejoindre la cour du Voyant de Lublin, un geste qui désappointa son père, grand adversaire de la secte et de ses pratiques religieuses. Même dans son affiliation à certains groupes de la secte il éprouva quelques difficultés, quittant l’une des cours pour une autre. Et en dépit de son appartenance à l’élite, appelée à diriger, il méprisait la position de rabbi et détestait ceux qui s’en remettaient à d’autres qu’eux-mêmes pour régler leurs affaires… et leurs affaires.
Au fond, cette personnalité si complexe est encore plus déroutante que celle de rabbi Nahman. Et en tout état de cause bien plus inquiétante. L’un de ses protecteurs, le Voyant de Lublin l’avait pourtant mis en garde contre son comportement qui pouvait déboucher sur une maladie dont on guérit rarement entièrement, la mélancolie. Cela pouvait porter atteinte à ses relations avec les autres, notamment ses hassidim. A cela Rabbi Mendel a pu répondre que le seul dialogue qu’il entrevoyait était avec Dieu.
Etait ce suffisant ? Probablement pas. Mais on trouve chez lui une sorte de questionnement métaphysique : que peut faire l’homme sur terre ? Il a dit ceci : l’homme est jeté entre Dieu et la mort. Ce terme jeter me fait penser à une idée de Martin Heidegger qui a parlé de geworfen (être jeté) et de la Geworfenheit ( l’état de celui qui est jeté). Nous n’avons rien réclamé, pas demandé à venir au monde, pas choisi ni notre famille, ni notre lieu de naissance, ni même notre religion et pas même notre milieu social. C’est peut-être contre ce sort peu enviable que notre saint homme a décidé de se révolter.
Pour finir, car on ne peut pas parler de conclusion, voici une citation où notre rabbi se définit lui-même :
Je vais vous dire qui je suis. Il y a eu le grand magguid de Mezerish ; il y a eu rabbi Schmelke de Nikolsbourg, il y a eu rabbi Elimélekh de Lizsensk, il y a eu le Voyant de Lublin, il y a eu le saint Juif de Pshiskhe, et il y a eu rabbi Boubnam. Moi je suis le septième. La somme, la substance, le Chabbat. (p 247)
Ici prend fin mon tikkun personnel. Le livre d’Elie Wiesel connaît désormais une nouvelle vie. Ce long compte-rendu aurait dû être publié il y a près de quarante ans… Mais ce qui compte, c’est qu’il soit publié un jour comme aujourd’hui.
Dans mes prochaines dissertations je parlerai d’Ernest Renan auquel j’ai consacré un ouvrage (Renan, la Bible et les Juifs, Arléa, 2009). Je lui emprunte sa définition de la notion de résurrection, appliquée à Elie Wiesel :
Ressusciter, c’est continuer de vivre dans le cœur de ceux qui vous ont aimé…