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Les communautés juives en terre d'islam

 

Les communautés juives en terre d’islam, hier et aujourd’hui. Quelques réflexions…*

 

Ernest Renan, le meilleur titulaire de la chaire d’hébreu et d’araméen que le Collège de France ait jamais eu, ce savant sémitisant passé dans la postérité comme le grand philosophe historien du XIXe siècle français, a souligné dans son Histoire d’Israël (en se servant bien de l’œuvre éponyme de Heinrich Ewald), que cette même histoire d’Israël était à nulle pareille. Et pour quelle raison? Parce que la divinité du Sinaï y occupe une place prépondérante et y joue le principal rôle. Cette caractéristique est si prégnante que l’on en vient à se demander si ce peuple a une histoire normale ou simplement un douloureux destin qui pèse sur ses épaules. Ce peuple a fait au reste de l’humanité un double apostolat: le messianisme et le monothéisme éthique, deux valeurs reprises par le christianisme qui en fit des vérités de portée universelle...

 

Les communautés juives en terre d’islam, hier et aujourd’hui. Quelques réflexions…*

 

Ernest Renan, le meilleur titulaire de la chaire d’hébreu et d’araméen que le Collège de France ait jamais eu, ce

Aucun autre peuple ne peut se prévaloir d’un el accomplissement, aucun peuple n’a été en mesure de le faire, mais en écrivant sa propre histoire nationale, le peuple d’Israël a aussi écrit celle de l’humanité toute entière, ce qui lui attira l’attention malveillante des puissances hégémoniques de son époque. Ces dernières ne supportèrent pas ces prétentions exorbitantes de la petite Judée qu’ils occupèrent en opprimant ses habitants. Aucun autre peuple de l’Histoire n’a été animé d’une telle vision ni porteur d’un tel projet: unifier le genre humain sous la tutelle du Dieu unique, créateur des cieux et de la terre.

 

Selon la tradition religieuse juive, notamment dans le livre du Deutéronome, le peuple d’Israël devait vivre, isolé des autres peuples et faire preuve d’une scrupuleuse observance des préceptes divins. Or, à en croire la littérature prophétique, les Hébreux se sont mal conduits et Dieu a fini par mettre sa menace à exécution: les condamner à un exil bimillénaire, ce qui représente le châtiment suprême pour le non respect des lois divines.

 

Tout à fait contre son gré, le peuple israélite fut déporté aux quatre coins du globe terrestre d’où il continua pourtant de prier pour le retour sur le sol ancestral. Le prophète qui a le mieux exalté cette passion du retour a été Jérémie qui dans son chapitre 31 nous parle des pleurs et des soupirs de notre matriarche Rachel; elle pleure la défaite et la déportation de ses fils en pays ennemi, et refuse obstinément les paroles consolatrices... Mais le prophète lui commande d’effacer ses larmes car ses fils reviendront dans leur pays (we-shavou banim liguevoulam).

 

Etait-ce un vœux pieux? En tout état de cause, les enfants d’Israël traversèrent tous les empires, toutes les civilisations et finirent par survivre dans un triste état. La classe des érudits des Ecritures, les précurseurs du corps rabbinique, durent remodeler leurs dogmes ou leurs règles afin de répondre aux innombrables défis qui se présentaient à eux. On peut même se demander si le judaïsme d’aujourd’hui ressemblerait à ce que nous vivons, si la chute du Temple en l’an 70 n’avait pas eu lieu. Aurait on rédigé tous les volumes talmudiques? Aurait on exigé le même respect scrupuleux de certaines pratiques religieuses? On ne le saura jamais puisque nous ne pouvons pas nous placer dans une situation fictive.

 

Dès cet instant, la littérature talmudique a intégré deux facteurs déterminants pour la suite: la tradition qui transmet les valeurs revues et corrigées, et la notion d’exil qui devint incontournable, notamment dans les prières où les supplications du retour chez soi furent de plus en plus nombreuses.

 

On a dit plus haut qu’Israël a traversé les empires, assistant à leur naissance mais aussi à leur disparition, notamment déjà dans les apocalypses du livre de Daniel...

 

Et c’est ainsi que les juifs se trouvèrent sous la domination arabe dès le VIIe siècle lorsque les armées de Mahomet se rendirent maîtres de tout le Proche et le Moyen Orient. Mais ces victoires sur le champ de bataille mirent les puissants conquérants en présence des valeurs de la pensée et de la philosophie païennes. La victoire militaire ne signifiait nullement la supériorité morale ou culturelle. Pour combattre le polythéisme grec ou gréco-romain, il fallait plus, il fallait d’autres valeurs, un autre dispositif moral et religieux.

 

Les nouveaux arrivants chargèrent donc les érudits bilingues, par exemple les moines nestoriens, de traduire pour eux et dans leur langue arabe les trésors de l’hellénisme: les œuvres de Platon, d’Aristote et d’autres auteurs moins connus, ainsi que leurs commentateurs furent mis à disposition. C’est ainsi que naquit le corpus intellectuel gréco-musulman ou gréco-arabe.

 

Les juifs de la région ne se tinrent pas éloignés de ce vaste mouvement traducteur d’autant qu’ils maitrisaient parfaitement la langue arabe. Il s’ensuivit une sorte de symbiose culturelle, permettant aux juifs d’exploiter à leur tour les nouvelles richesses intellectuelles des nouveaux maîtres. Mais cela ne se fit pas aussi au plan politique: les juifs, en tant que non musulmans, n’avaient pas les mêmes droits que les autres citoyens. Mais ils purent étudier leur religion et l’exposer dans des ouvrages, à l’instar de Saaia Gaon (882-842 qui traduisît le livre de prière, s’inspira des Frères de la pureté (Ikhan al-saffa) et rédigea le Livre des croyances et des opinions (Hovot ha-levavot; kitab al amanat wal i’tikadat).

 

Israël continuait d’exister mais à l’état embryonnaire puisque, selon le Talmud, rabbi Yohanan ben Zakkaï, rencontra le général romain commandant le corps expéditionnaire assiégeant la ville de Jérusalem, implorant l’octroi d’un lieu où l’existence juive se limiterait à l’étude de la Tora. Par ce geste, Israël quittait l’histoire politique pour se cantonner à l’histoire religieuse et spirituelle. Rabbi Yohanan a t il trahi le patriotisme juif? Nous a e t il enfermés pendant deux mille ans dans un espace éthérique ou a t il pris la bonne mesure pour assurer notre survie? Un peu les deux... La question reste ouverte!

 

Avec les arabo-musulmans, les choses se passèrent autrement qu’avec l’église naissante. Juifs et chrétiens se disputaient les même héritage, ce fut un fauteuil pour deux, d’où la violence des persécutions anti-juives. Les Arabes n’ont guère été plus cléments avec leurs voisins juifs, notamment en Arabie, au Yémen et plus tard en Afrique du Nord. N’oublions pas que la principale revendication musulmane fut de détruire le trinitarisme chrétien que l’on retrouve déjà dans les versets coraniques où l’on exhorte de prier comme le patriarche Abraham qui croyait en un seul Dieu (Salawat al-Ibrahimiya). De ce point de vue là, le dossier juif n’était pas aussi lourd que celui des Chrétiens, accusés de polythéisme ou de tri-théisme.

 

Ce qui ne voulait pas dire qu’il n’ y avait pas aussi de l’anti-judaïsme. Dès l’installation de l’islam et de la théologie musulmane dans les esprits, et surtout avec l’apport de juifs érudits, convertis de gré ou de force à la nouvelle religion, les accusations de falsification des Ecritures (Tahrif) se mirent à fleurir: on accusa les juifs d’avoir dissimulé les versets bibliques annonçant la venue de Mahomet et la supériorité de sa prophétie. Dès lors, le judaïsme fut combattu en terre d’islam à intervalles réguliers, même si dans certains secteurs bien délimités, on avait affaire à des maitres plus fins et plus intelligents qui comprirent que loin d’être un obstacle la présence juive pouvait être profitable au pays et à ses finances... Je le répète, les juifs ont formé avec les Arabes une symbiose culturelle mais cet accompagnement n’a jamais couvert la sphère politique puisque le non musulman ne fut jamais traité comme son voisin musulman, à l’exception de la période récente où les autorités française mirent fin à cette discrimination religieuse. Et encore, car comme on le dira infra il y eut des massacres, notamment en 1913 à Fès par exemple dont nos grands mères nous ont parlé...

 

Il existait donc une dichotomie entre la politique et la culture. En réalité, le conquérant arabo-musulman voulait faire des juifs une communauté religieuse et non une communauté politique, un peuple avec des revendications nationales. Les juifs étaient des dhimmis, des citoyens de seconde zone. Cela contraste avec la grande créativité des érudits ou philosophes juifs comme Maimonide ou ses prédécesseurs, comme Salomon ibn Gabirol et Juda Halévy. Les débuts de la lexicographie et de la grammaire raisonnée hébraïque remontent à cette ancienne période médiévale Les Hayoudj, les ibn Djanah (alias rabbi Yona) n’auraient pas pu produire ces traités sans leur appui sur langue sœur, l’arabe…

 

Le cas de Maimonide est doublement instructif et pointe la dualité de l’affaire: d’un côté, l’auteur du Guide des égarés a bien réussi à intégrer les fruits du corpus gréco-arabe sans lequel il eût été dans l’impossibilité d’accomplir son œuvre, mais d’autre part il dut fuir successivement la vielle natale de Cordoue et ensuite la ville de Fès où sa famille avait cru trouver un havre de paix: coup sur coup, il échappa à la conversion forcée (wé-nitsalti min ha schemad...) Le cas personnel de Maimonide marque bien les limites de cette symbiose judéo-arabe: on veut bien vous intégrer à notre culture philosophique dans l’espoir aussi que vous finirez par vous convertir à la vraie (sic) religion... Ce raisonnement me rappelle ce que disaient les clercs catholiques du temps de Renan : nous avons la même culture, donc nous devons avoir la même religieux… Ce raisonnement est spécieux, c’est un sophisme.

 

Pourtant, cette symbiose, quoique strictement culturelle, a bien eu lieu. Prenons l’exemple d’un grand commentateur juif de Maimonide, Moïse de Narbonne, qui fut aussi le commentateur par excellence d’Averroès et d’autres penseurs musulmans (al-Gazzali, ibn Tufayl, ibn Bajja, etc...) et qui fut le meilleur diffuseur de la pensée philosophique arabe: c’est grâce à lui qu’on a eu connaissance d’un texte réputé perdu d’ibn Bajja, Le régime du solitaire, jusqu’à ce qu’il soit retrouvé dans un manuscrit durant les années 40. Eh bien, ce fut Moïse Narboni, excellent commentateur, qui en a fait un résumé en hébreu publié en français au XIXe siècle par Salomon Munk dans ses Mélanges de philosophie juive et arabe ...

 

Il faut donc sérieusement corriger cette notion d’un Âge d’or qui aurait été l’apanage des Juifs, des Chrétiens et des Musulmans au cours du Moyen Âge... Je le répète, cette symbiose culturelle eut bien lieu mais elle se limitait à une poignée d’érudits des trois monothéismes. Mais le petit peuple continuait de vivre dans ses illusions.

 

Depuis quelque temps, un grand arabisant espagnol Serafino Funjal a publié des écrits très critiques et traite l’âge d’or de mythe, de simple création d’une historiographie très orientée. Ce savant est très érudit mais son ton polémique dessert con objectif: montrer que les racines ibériques sont romano-wisigothiques et non arabo-musulmanes. Il y va de l’identité du peuple espagnol.

 

Qu’en est il aujourd’hui de la situation des juifs dans les pays arabes, devenus judenrein, sans juifs absolument? La question est purement rhétorique. Comme me le confirme mon ami Monsieur Elie Chetrit de Madrid, les conditions de la coexistence n’ont pas vraiment été d’une grande bienveillance ; c’est l’arrivée de la puissance coloniale qui a amélioré la situation.

 

Jadis, les tribus juives, contemporaines de l’arrivée de l’islam, vivaient même en Arabie et au Yémen. On en trouvait aussi en Syrie, en Egypte et en Irak, sans même oublier la Libye. Là aussi, l’entente se limitait au plan culturel et jamais au niveau de la citoyenneté partagée puisque les juifs devaient assumer une identité musulmane claire et nette. Ce que les juifs ont eu raison de refuser. Mais cela a eu un cout.

 

Revenons au cas de Maimonide; les autorités almohades ont préocédé à la décapitation du rabbin de Fès, ibn Shoshan ha-Cohen, un samedi matin car ce martyre refusa de se convertir à la nouvelle religion. Monsieur Jacques-Henri Abihssira me signale aussi que dans le Tafilalet en 1920 le rebelle sanguinaire Belkassem a fait exécuter, toujours un samedi, le guide spirituel de la région, son aïeul rabbi David Abihssira, sous la fausse accusation que les juifs étaient des espions au service de la France colonialiste    ...

 

Il est un fait qui chamboula entièrement les relations entre les juifs et les arabes, c’est évidemment la création de l’Etat d’Israël que les pays arabes n’ont jamais acceptée.

 

Prenons le cas modéré du Maroc qui se vida des juifs qui y vivaient depuis des siècles, accueillant même les expulsés d’Espagne (mégorashim). Le cas de l’Algérie est différent car c’était un département français, pour ainsi dire. Mais quelques semaines avant l’indépendance la quasi totalité des Juifs quitta la pays: souvenez vous, la valise ou le cercueil... Reste le cas de la Tunisie où les juifs survivants étaient très attachés à ce pays et où des pèlerins juifs en nombre se rendent sur le site d’une synagogue très ancienne.

 

Je finirai en citant deux pratiques montrant que la période arabophile d’Israël subsiste malgré tout: les juifs séfarades organisent pour les mariages de leurs enfants une soirée orientale dite du henné. Et le second soir du séder, les séfarades lisent la traduction de la Haggada de Saadia Gaon!

 

Comment conclure? Il y aurait encore tant de choses à dire; il serait temps que les nations arabes comprennent qu’elles ont laissé la proie pour l’ombre. La solidarité avec des Palestiniens dont il faut aider à l’intégration dans la région, leur a coûté fort cher. Et aujourd’hui les choses bougent, les Arabes ont fini par comprendre et le montrent par des faits indubitables.

On parle des trois prières d’Abraham. Le talmud nous enseigne que Abraham était supérieur à Noé qui n’a prié que pour les siens tandis que le patriarche a prié pour sa femme, son fils Isaac et enfin son fils Ismaël dont les Arabes se disent les descendants.

 

On ne peut pas divorcer de son pays natal, le lieu où l’on a vu le jour.

Pour que juifs et arabes finissent par se réconcilier, il faudrait une réincarnation de ce patriarche qui a toujours accepté d’élargir son sein afin d’accueillir et de bien traiter l’Autre.

 

* Cet article est la traduction résumée de ma conférence en allemand devant la loge Augustin Keller de Zurich : Die jüdischen Gemeinden in arabischen Ländern : Einst und jetzt.

 

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