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Sénèque, De la vie heureuse. Précédé de la briéveté de la vie. Gallimard, folio.

Sénèque, De la vie heureuse. Précédé de la briéveté de la vie. Gallimard, folio.

Qui mieux que ce sage romain, n’é vers l’an 4 avant l’avènement du christianisme, pouvait nous révéler les secrets d’une vie harmonieuse ? En un mot, nous dire en quoo consiste le bonheur ? La réussite d’une vie ? Et pourtant ce grand philosophe n’a pas manqué d’être entraîné dans de sanglantes luttes pour le pouvoir dans une Rome gagnée par les intrigues, les empoisonnements, les rivalités de personnes et les batailles d’ego ? Cet homme, pourtant doué de grandes capacités philosophiques, développées dès son plus jeune âge par les cours privés de son père, a commencé par être banni en Corse sur ordre d’une impératrice qui ne l’aimait guère… Après la mort de celle-ci, il fut autorisé à revenir à Rome où il allait connaître des fortunes diverses, gravitant autour des milieux dirigeants avec leurs intrigues et leurs complots incessants. Il sera, durant un temps, chargé de l’éducation du futur empereur, Néron, mais suite à sa participation à une conjuration , celui-ci lui donnera le choix entre l’exil et la mort. En l’an 55, le philosophe décida de mettre un terme à cette comédie du pouvoir ; il se suicida en s’ouvrant les veines…

 

Sénèque, De la vie heureuse. Précédé de la briéveté de la vie. Gallimard, folio.

 

Cette triste fin pourrait nous induire en erreur. On pourrait se dire, en y réfléchissant, que toute philosophie politique est erronée, que les hommes sont inamendables, et que tout ordre social repose sur l’injustice, l’iniquité et la violence. En d’autres termes, que le bonheur n’avance jamais bras dessus bras dessous avec la vertu. Or, Sénèque veut justement nous enseigner le contraire, il prétend nous donner la recette du bonheur que la majorité des non-philosophes confondent généralement avec les plaisirs des sens, l’aisance matérielle, donc avec un bonheur imaginaire. Sénèque vise une sorte de bonheur métaphysique.

Mais ce qui frappe, lorsque l’on met en relation les doctrines philosophiques de Sénèque et le déroulement de sa propre vie, on peut dire que ce fut un échec puisque, s’engageant dans un camp contre un autre, il a dû se suicider. Alors une question se presse sur nos lèvres : de quel bonheur parlons nous ? N’est ce pas plutôt une manière de se mettre à l’abri, une suite ininterrompue de renoncements, de conduite prudentissime pour échapper à ce qu’il faut bien nommer les allés de l’existence ? On trouve cette idée, héritée du sage romain, chez Montaigne : philosopher, c’est apprendre à mourir…

On réfléchit sur la vie au lieu de la vivre, de la dévorer à belles dents. C’est comme si l’on décidait de rêver sa vie au lieu de la vivre ? Et pourquoi donc, parce qu’elle ne contient rien qui nous fasse réellement rêver.

Sénèque axe son propos sur une pseudo accusation que les moins intelligents parmi nous adressent à la nature qui nous aurait gratifié d’une vie trop courte. Ils disent qu’au moment où l’on a enfin compris comment mener son existence, diriger sa vie sur cette terre, il faut alors la quitter. Sénèque développe sur bien des pages que les hommes deviennent les esclaves de leur ventre et de la débauche, qu’ils gaspillent leur temps en ne vivant pas pour eux mêmes mais pour d’autres, en se faisant les zélateurs d’étrangers au lieu de se concentrer sur eux-mêmes, en favorisant les idéaux de la vraie vie et non pas en se soumettant à leurs illusions. La vie humaine se divise forcément en trois parties : le passé, le temps présent et l’avenir ; or, on ne peut rien contre le passé, quant à l’avenir, il dépend de la fortune, entendez le sort ou le destin.

Les passions de l’homme, voilà ce qu’il fut vaincre car elles nous empêchent de fixer notre attention sur les vrais sujets ? Sénèque qui avait aussi tâté de la politique, se livre à une critique féroce de toutes ces pertes de temps, de ces futilités qui vous donnent ensuite l’impression que la vie est courte alors que c’est vous qui avez fait preuve de prodigalité en offrant votre temps, si précieux pour sculpter votre vie, au lieu de l’utiliser à meilleur escient… Notons cette phrase particulièrement acerbe : … d’autres qui, par mille démarches indignes ont forcé l’entrée des dignités les plus hautes lamentablement qu’ils n’ont travaillé que pour l’inscription à mettre sur leur tombeau…

Il faut, cependant, dénoncer cette conception de l’existence ; si on bannit tous les divertissements, tous les plaisirs, toutes les expression de notre volonté de puissance, la vie serait morne et ennuyeuse au plus haut point. Si l’on se tient à l’écart de tout, il ne peut effectivement rien nous arriver mais alors on n’existe plus ; c’est la réclusion à perpétuité, même à l’air libre. Tous ces développements sont empreints de morale stoïcienne. On en retrouve aussi quelques échos dans un traité talmudique, les Pirké Avot, notamment lorsqu’il est dit que la journée est courte mais le travail est lourd (ha yom katser we ha avoda rabba)

Au fond, seuls les sages accèdent au bonheur. Qu’on en juge : Ces grands hommes te conduiront à l’éternité. Ils t’élèveront en un lieu d’où personne ne te chassera ; c’est la seule manière de prolonger ton état mortel et même de le changer en immortalité. Les honneurs, les monuments, tout ce que l’envie de primer a fait ordonner par décret, les ouvrages qu’elle a fait construire ,, tout cela, s’écroule rapidement ; il n’est rien que la durée ne détruise à la langue, mais contre ce que la sagesse a consacré, elle ne peut rien ; le temps y perd son pouvoir de destruction et de dégradation…

Le second texte, intitulé De la vie heureuse se situe dans le prolongement de ce qui précède. Le secret d’une vie heureuse tient au fait de fausser compagnie à la multitude du vulgaire. Car, en s’égarant eux-mêmes, ils nous égarent aussi, surtout si nous les suivons aveuglément. Une fois qu’on a compris quelle est la voie à suivre, loin du vulgaire et de ses projets, notre âme se libère des bonheurs imaginaires qui sont précisément ceux qui sont recherchés par les ignorants. Lorsque celle-ci a évacué ces fausses données, elle appréhende mieux les choses. En fait, ce n’est pas la vie qui change de nature, c’est nôtre changement qui nous conduit vers une autre conception. Sénèque le dit bien ainsi : les bonnes dispositions de l’âme prennent possession de celle-ci, ce qui nous fournit les clés du bonheur. La cupidité, l’ambition stérile et dévorante à la fois, les désirs matériels, les honneurs, la considération, l’admiration des autres (dans chaque admirateur, dit Sénèque, il y a un envieux ou un jaloux) ; une fois que l’âme a fait le ménage, ou fait peau neuve, notre vision du monde et des autres change entièrement. Mais là aussi, c’est une conception idéaliste du bonheur et de la nature humaine que défend Sénèque, fait de renoncements et de retraits. Ou alors, il faut admettre que sa conception ne s’applique que dans des cas bien déterminés. L’élite intellectuelle, par opposition à la foule inculte, peut seule accéder à ce bonheur éthérique.

On le voit en lisant ce que dit Sénèque du plaisir ; le plaisir peut il s’accorder avec la vertu ? Difficilement, pour ne pas dire, pas de tout. L’âme cherche le souverain bien et son plaisir, comme l’écrit l’auteur, est le mépris des plaisirs. Le vrai sage, donc celui qui jouit d’une vie heureuse, est libéré, affranchi de la tyrannie des plaisirs que recherche avec frénésie, le peuple des ignorants et des incultes.

En somme, c’est l’âme qui découvre et fait sienne le bien souverain, ce qui écarte aussitôt toutes les autres tentations de moindre qualité morale. Cela étant, cette marche vers le bonheur et l’harmonie ne réussit pas à réconcilier plaisir et vertu.

Si tel était le cas, nous vivrions dans un paradis terrestre (gan Eden alé adamot)

 

 

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