Bruno Le Maire, L’ange et la bête. Mémoires provisoires. Gallimard
De grâce ! Que personne ne m’accuse d’être un jésuite ou un talmudiste qui sur interprète tout ce qu’il lit, mais vous avouerez avec moi que le titre de cet ouvrage ministériel est un peu chargé. D’abord une citation des Pensées de Pascal, connu pour sa misanthropie, ensuite l’épithète provisoires pour des mémoires qu’on rédige généralement bien après la cinquantaine… Ou est-ce à dire que nous assistons à un nouveau départ dont le présent texte ne serait qu’un prélude ? C’est que nos hommes politiques français nous ont habitués à ce pragmatisme à trois termes : a) je lance discrètement une campagne électorale pour accéder à l’échelon suprême b) je démens les rumeurs et c) je publie un livre pour donner le change et parler –en apparence- de tout autre chose.
Apparemment, ce n’est pas encore le cas ; et, en tout état de cause, les premières pages de ce livre sont bien écrites. C’est un style travaillé sans être ampoulé, les idées sont claires, le ton un peu subjectif malgré tout, mais on sent que l’auteur trace les grandes lignes d’une sorte de philosophie politique. Comment diriger un pays, un ministère ou tout autre chose ? Ce n’est pas une philosophie politique à la Hegel puisque ce dernier divinise l’Etat alors que notre homme veut promouvoir tout autre chose, redonner une spiritualité à la France… C’est la première fois de ma vie que je lis pareille chose : la politique aurait pour vocation de donner une spiritualité à la France !! Quel courage ou quelle naïveté ? Cette sage résolution est nourrie par le spectacle émouvant d’une cathédrale qui brûle sous les yeux du jeune ministre. C’est le meilleur symbole de la fugacité de l’existence humaine et de la vanité des projets terrestres, en général.
Bruno Le Maire, L’ange et la bête. Mémoires provisoires. Gallimard
Bruno le Maire nous prend par la main pour nous expliquer le sens de son action gouvernementale. Mais on peut lui faire confiance car il parle du choc de la réalité et surtout de l’interprétation de celle-ci. Cela rappelle la fameuse phrase de Nietzsche : Les faits, les faits n’existent pas, il n’y que des interprétations. La question change de nature: les hommes politiques qui n’ont d’yeux que pour eux-mêmes réussiront -ls un jour à dépasser leur narcissisme et leur égocentrisme pour faire vraiment don de leur personne à ce beau pays ? Ce n’est pas gagné même si Bruno Le Maire a d’indéniables accents de sincérité et que maints échecs, rapprochés dans le temps, l’ont contraint à conduire une réflexion poussée sur lui-même et le monde environnant.
Dans ce livre on a droit à des explications sérieuses de la politique économique menée par le ministre. On lit aussi, c’est normal car c’est la loi du genre, une longue liste des qualités de l’actuel président de la République, mais l’auteur ne tombe jamais dans les mœurs curiales autour du roi… L’auteur confirme son allégeance, tresse des couronnes à celui qui l’a nommé à ce poste si envié. Tout en restant digne.
Les fusions-acquisitions sont le pain quotidien de tout ministre de l’économie et des finances, surtout dans un pays qui pratique souvent le dirigisme économique, et veut empêcher les autres d’en faire autant… J’avoue que ces longues digressions m’ennuient un peu, je préfère un Le Maire, penseur, philosophe, moraliste et parfois mémorialiste mais jamais prédicateur. Comme dans les toutes premières pages du livre où du balcon de son appartement de fonction il contemplait, la mort dans l’âme, le sinistre incendie de Notre-Dame. Mais quand il parle de la mondialisation, que les Français, même les mieux éduqués, peinent à comprendre, en raison de leurs règlement courtelinesques, notre auteur redevient grave et méditatif car il sait que si le pays rate de tels rendez-vous, on aurait du mal à le redresser. Quand il est reçu par un banquier de réputation mondiale, il précise bien que cet homme a parlé dans la même matinée avec la chancelière fédérale et le prince héritier d’Arabie saoudite… Ce rappel sonne comme une mise en garde, la France n’a pas pris conscience de son déclassement. Souvenons nous de la phrase assassine de Henry Kissinger : La France est une grande puissance… de taille moyenne. Tout est dit et ce n’est pas très flatteur pour nous. Il est vrai que l’exemple venait de très haut : le général de Gaulle, orfèvre en la matière et symbole incontestable du renouveau national, a quand même réussi à faire croire aux Français qu’ils avaient gagné la guerre…
Quand Bruno Le Maire énumère les raisons pour lesquelles la France a perdu la partie, surtout avec cette désindustrialisation massive qui s’ensuivit, il n’énonce pas un fait qui est la mère de toutes les défaites, la haine de soi, de son histoire, de sa culture, de son passé glorieux, de ses luttes, etc … Mais il a raison de placer en tête, la perte de la fierté nationale. Cette haine de soi a été nourrie par des penseurs et des philosophes déclinistes qui reprenaient à leur compte les idées passéistes d’Oswald Spengler et de quelques autres. (Le déclin de l’Occident).
J’apprécie les quelques renvois aux Pensées de Pascal et les références aux œuvres de Saint Augustin. Mais il y a plus, si j’ose dire : un ministre des finances qui fut le premier à songer à taxer les géants du numérique ne pouvait pas esquiver le débat sur la primauté entre l’économie et la politique. En d’autres termes, les hommes politiques ont ils encore une utilité dans un monde où les vrais décideurs dictent leur loi en raison de leur pouvoir économique. Dans ce débat humaniste, Le Maire a pris la bonne décision, la politique finit par trouver un ordre éthique alors que la recherche effrénée du profit ignore ces nécessaires mesures de répartition des richesses, de protection sociale des économiquement faibles, etc… Et puisque notre ministre-philosophe a cité Saint Augustin, il peut s’en référer à la Cité de Dieu, modèle insurpassable de toute construction étatique humaine. En effet, la théologie chrétienne n’a accepté la civilisation que du bout des lèvres puisque son idéal divin ne pouvait pas s’incarner sur terre. Il convient de s’en rapprocher le plus possible.
Dans ce livre le ministre montre qu’il a aussi de l’humour : j’ai bien apprécié le passage avec les deux gendarmes dans la forêt où le ministre, pour se détendre un peu, s’accorde un petit footing et s’égare, ne sachant plus retrouver le chemin de l’hôtel où dorment paisiblement les délégations étrangères qui ont répondu à son invitation. Il s’adresse, sans cravate aux deux représentants de l’ordre et leur dit qui il est. Ils n’en croient pas un mot et lui signalent qu’ils sont là pour sécuriser une réunion politique de première importance Il répond qu’elle se tient à son initiative…. Rien n’y fit jusqu’au moment où le plus jeune des deux pandores exhibe l’écran de son portable sur lequel figurent le nom et la photo du ministre. C’est alors que tout change : Monsieur le Ministre, nous sommes à votre disposition, et le voici raccompagné !
Comme tous ses homologues de l’Union Européenne, un ministre français des fiances doit compter avec Bruxelles et toute la lourde machinerie administrative de la capitale européenne. Et cela ne marche pas très fort puisque Bruno Le Maire le dit en anglais pour être certain d’être bien compris : qu’est ce qui ne va pas en Europe ? Pourquoi toutes ces capacités dans tant de domaines ne se transforment-elles pas en avantages concrets, sur le terrain ? Le ministre revient sur les lourdeurs administratives, les désaccords entre les vingt-sept membres et surtout la nécessité d’obtenir l’unanimité pour la prise de décision ? Cela ne peut marcher ainsi. Il faut changer… Sans même parler des réunions sans fin ni utilité. Le ministre décrit ses jours et ses veilles où les minutes comptent. Quand on lui dit qu’il a vieilli à cause de ce rythme infernal, il répond, oui, j’ai vieilli, mais pas pour rien.
La notion de vérité est importante, même en économie et pas seulement en philosophie. Le Maire parle du tremblement de terre provoqué par des gilets jaunes que personne n’avait prévu. Ce fut un peu comme la crise financière de 2008. Mais le ministre des finances aurait dû s’opposer aux nouvelles taxes sur le diesel… Or, ni lui ni ses nombreux conseillers n’ont rien vu venir. A qui la faute ? Certainement pas aux gilets jaunes mais bien aux hauts fonctionnaires que gouvernent vraiment ce pays. Ce sont eux qui constituent le deep state… Depuis longtemps, les Français, les contribuables moyens, contestent leur acquiescement à l’impôt jugeant la taxation en France presque confiscatoire. Mais voilà, il faut connaître la vraie vie pour bien gouverner.
Le Maire consacre quelques pages d’une grande sagacité à la réforme fiscale et à la réduction des inégalités. On ne peut que se joindre à lui quand il décrit le terrible sentiment de frustration de ceux de nos compatriotes qui n’en peuvent plus de travailler toujours plus pour gagner un peu moins. Cela devient insupportable et la citation terrible d’un passage de Marcel Proust ( A l’ombre des jeunes filles en fleurs) nous fait froid dans le dos. Mais est il permis aussi de contester cette attente perpétuelle que tout vienne de l’Etat ? Ne peut on pas déplorer que les Français, peuple sage et travailleur, confondent allégrement égalité et égalitarisme ? Mais, en tout état de cause, il faut aider nos compatriotes à sortir de la misère et de tout faire pour leur éviter un douloureux déclassement.
Mais ce ministre n’est pas vraiment comme les autres ; certes, c’est un homme politique et je ne lui donnerai pas le bon Dieu sans confession préalable, mais certaines de ses remarques, certaines de ses analyses sur l’exercice du pouvoir, montrent bien que celui-ci ne doit pas être conquis à tout prix. Il condamne sans appel le cynisme, ce qui est rare de la part d’hommes politiques qui avancent étendard déployé et toute honte bue. Les Allemands le disent bien par cette formule : gewählt ist gewählt, peu importe par quels moyens. Ce qu’il dit à bâtons rompus sur les nécessaires réformes institutionnelles devra avoir un large écho si l’on veut que les transitions entre hier et demain se déroulent sans heurts
Nous tenons ici avec ce livre -qui se veut plein d’optimisme mais aussi de réalisme- un grand argentier qui a une âme, qui en exhibe les nombreux bleus sans jamais développer de nihilisme. Mais cela me fait penser à un défunt ami, ancien ministre d’Alain Juppé, qui voulait changer la politique. Je lui ai dit qu’il fallait d’abord changer l’homme, ce qui est rigoureusement impossible. Mais Bruno Le Maire n’a pas dit son dernier mot et a, selon moi, l’étoffe d’un homme d’Etat.