Georges Duby, Guerriers et paysans . VIIe – XIIe siècle (Gallimard)
On se souvient tous, je pense à mes collègues médiévistes, de l’inoubliable historien du système socio-économique de la France rurale, et même des premiers pas de la socio-culture européenne. L’Europe, ce continent, qui, à la chute de l’empire romain, s’est développé économiquement et culturellement dans au moins deux directions majeures : le nord et l’est et du nord, d’une part, et vers la Méditerranée, d’autre part.
Avec le présent ouvrage qui date en effet du début des années soixante-dix, Duby nous offre une mini histoire de la France rurale, à partir du VIIe siècle. Le style élégant et sobre est absolument limpide, peut-être avec une légère tendance à écrire des phrases longues où le verbe demeure très souvent assez éloigné du prédicat Mais ce n’est qu’un détail qui ne porte pas préjudice à l’ensemble.
Georges Duby, Guerriers et paysans . VIIe – XIIe siècle (Gallimard)
Duby avait dirigé, en quatre volumes, une splendide Histoire de France rurale, L’âge classique des paysans (1340-1789). La lecture de ce volume est un plaisir sans mélange parce qu’on a affaire à un érudit qui domine pleinement son érudition, va vers l’essentiel et procède de manière systématique : on commence avec les sources productives, c’est-à-dire tout simplement le sol, la terre d’où l’homme qui veut survivre dans une nature implacable, tire sa subsistance. De la qualité de celle-ci, de son environnement, de sa pluviosité, de la rigueur ou de la douceur de son climat , dépendent ses récoltes, et selon qu’il pratique ou non la chasse, la pêche et tous les autres arts nécessaires à sa survie, il arrive à nourrir et nourrir sa maisonnée. Et là le géographe, le géologue rejoignent l’historien qui compare, évalue, sonde les sources écrites quand celles-ci existent et sont fiables. Tout le livre est tissé de ce genre de témoignages.
Ensuite, il y a les moyens à la disposition du paysan pour travailler la terre. Bien sûr cela nous renvoie à la disponibilité des outils. Au début, ce fut assez rudimentaire, on devait retourner la terre ou décaper le croute terrestre avec les mains, mais petit à petit on découvre dans des inventaires sommaires de l’époque la nature et le nombre de bête de trait, tirant l’araire pour fendre la terre sans la retourner automatiquement. L’inventaire de certains grands domaines appartenant soit à un évêque soit à un grand aristocrate, voire au roi lui-même, montre que l’on s’oriente progressivement vers la fabrication d’outils où le fer, acheté dans d’autres régions, est prédominant. Il fallait dégager de plus en plus de terre de culture et donc gagner de l’espace sur les forêts particulièrement abondantes en Europe. Semer des céréales (du blé, de l’orge, de l’épeautre) en raison de la forte consommation de pain dans l’alimentation des gens et aussi de vin. On a retrouvé des traces de beurre, de pain et de cartiers de viande de porc fumée… Mais l’essentiel de l’alimentation tenait dans la panification. On mangeait alors beaucoup de pain et on buvait tout autant de vin, même dans les abbayes médiévales.
Après les sources productives et les outils, il faut s’intéresser au personnel, aux travailleurs, aux paysans attachés à la terre sur laquelle ils vivent et qui les fait vivre du fruit de leur travail. Et là on se rend compte que régulièrement, à la venue des beaux jours, des bandes germaniques barbares notamment, organisent de véritables expéditions de prédateurs ; ces raids étaient motivés exclusivement par le pillage, le brigandage et l’enlèvement de captifs qui seront autant de main-d’œuvre taillable et corvéable à merci. Du coup, il fallait fixer le statut de ces hommes, voire de ces familles lorsque leur maître leur permettra de se marier et d’avoir des enfants, qui, à leur tout, devenaient autant d’esclaves du propriétaire du domaine. Cet asservissement même de sujets chrétiens ne semble pas avoir vraiment ému les autorités ecclésiastiques, même si certains princes de l’église, grands propriétaires terriens, léguaient leurs biens à des communautés dans le besoin. Mais en raison de leur statut personnel leur interdisant d’avoir femme et enfant, que pouvaient ils faire d’autre ? Et quand je dis leurs biens, il faut se demander si la domesticité servile en faisait partie, en gros si les esclaves n’étaient qu’une possession matérielle comme une autre ? Progressivement, les choses se sont développées et l’on a pu assister à des unions entre un homme réputé esclave et une femme absolument libre.
On lit dans la Bible hébraïque, notamment dans le livre de l’Exode (ch ? 21) toute une péricope consacrée au statut de l’esclave ; on y dit que nul ne sera servile éternellement sauf si l’esclave se sent bien chez son maître et manifeste sa volonté de ne pas le quitter après sept années se service. Le grand rabbin de France au XIXe siècle, Zadoc Kahn, avait consacré sa thèse de doctorat à L’esclavage dans la Bible et le Talmud (1867).
Mais comment les aristocrates, les puissants, faisaient ils régner leur loi et pré»valoir leur intérêt ? Tout simplement en se réclamant d’une autorité supraterrestre, religieuse ou invisible, mais aussi par la violence armée. De leur côté, les esclaves étaient heureux de jouir de la protection de leur maître et en contrepartie ils offraient leur puissance de travail dans les champs, dans les chaumières, dans les villas, … Ils s’engageaient aussi à offrir les victuailles dont leur maître avait besoin pour mener un train de vie princier. Nous effleurons là les germes d’une activité économique et d’échanges commerciaux au Moyen Âge,, même si les deux partenaires n’étaient pas vraiment logés à la même enseigne…
Duby consacre de longs développements à l’expansion des échanges commerciaux et à la circulation de la monnaie, du numéraire en or et en argent. Et là nous lisons sous sa plume un rôle insoupçonné dévolu à des gens qui ne produisent rien, n’i n’apportent rien mais savent exploiter les craintes des masses incultes à l’égard des forces obscures qui dominent l’univers, à savoir les hommes d’église, les hommes qui récitent des prières censées protéger l’ensemble de la communauté. On voit aussi, qu’avant la pénétration durable du christianisme dans les tribus barbares,, il était d’usage d’enterrer les morts avec des objets précieux : on parle, par exemple, d’une magnifique orfèvrerie dont Charlemagne fut gratifié lors de sa descente au tombeau… Les violateurs de tombeaux, les brigands de grands chemins ont tôt fait d’exploiter ce filon qui les approvisionnait en pièces d’or et d’argent. Certes, ce n’est pas ce qui a, de manière décisive, mené à la circulation de la monnaie à grande échelle, mais cela y a contribué. Lorsque l’église étendit son hégémonie sans rencontrer la moindre contestation, le rite d’ensevelir les défunts avec de tels trésors cessa . Cet argent et cet or furent réorientés vers les sacristies des sanctuaires…
Au fil des siècles, un élément nouveau, auquel on a fait allusion plus haut, fit son apparition et fut appelé à une existence durable : c’est la guerre ou les expéditions de pillage que les tribus guerrières du nord, surtout les Vikings, mais aussi les Danois lançaient presque régulièrement contre les vestiges des provinces romanisées et qui jouissaient encore, malgré la chute de Rome, d’une certaine opulence. Les tribus barbares qui avaient pratiqué l’art de la guerre et disposaient d’un équipement supérieur en qualité et en maniabilité eurent vite fait de dominer des bandes de paysans qui n’avaient plus approché un glaive depuis tant d’années. Mais les chefs de guerre qui pratiquaient de telles déprédations comprirent qu’il y avait aussi un autre art de se nourrir et de subvenir à leurs besoins que de recourir à des razzias. L’organisation d’autres relations entre ethnies et tribus finit par s’imposer et donna lieu à des regroupements de nature étatique. Au lieu de dévaster et de voler, on comprit qu’on pouvait instaurer un échange de bons procédés, par exemple fournir des céréales, de l’huile, du vin et de la bière, bref assurer la consommation de denrées indispensables, contre l’obtention d’asile et de protection. C’est ainsi qu’on en arriva à l’édification d’états organisés sur d’autres bases que celles de la guerre et de la confrontation permanentes. Les chefs des tribus barbares qui avaient occupé de somptueuses villa romaines furent séduits par les charmes et le confort de la romanité. En une phrase les barbares s’étaient romanisés comme jadis les mages s’étaient hellénisés…
Les échanges de marchandises, de biens meubles et de produits de toute sorte rendirent nécessaires une monnaie, un numéraire avec des règles et des lois. Et, fait significatif, c’est la personne du roi, envoyé de Dieu sur terre, tenant de la monarchie de droit divin, qui assure la pérennité de la loi et la fiabilité des numéraires. C’est ainsi que l’Occident intégra les prescriptions religieuses chrétiennes dans le monde du négoce. Il y avait de fidèles serviteurs du roi qui parcouraient les provinces, d’une part pour assurer le contrôle de la régularité des transactions, mais aussi pour prélever ce qui revenait à l’autorité royale. Cette fonction de fermier général avant la lettre n’était pas sans risque, ce qui explique que ces fonctionnaires royaux se déplaçaient en bandes, suivis par des gardes armés. C’est ainsi que petit à petit se mirent en place de véritables lois commerciales avec des critères moraux. Il ne faut pas le nier : c’est l’état chrétien qui introduisit l’éthique et l’honnêteté dans le négoce et les affaires. La recherche du profit était acceptable jusqu’à une certaine limite mais le jeu des spéculateurs était clairement dénoncé. Certes, il y avait aussi au fondement même de tout ce dispositif un fondement biblique, notamment vétérotestamentaire. Le négoce moderne était né.
Et pas uniquement. La logique du développement poursuivait son chemin et commençait à susciter la convoitise, notamment de pirates arabes qui regardaient avec envie l’Occident chrétien. Outre les cargaisons d’or et d’argent ou de marchandises, les pirates capturaient des hommes et des femmes qu’ils allaient vendre, notamment en Espagne. Mais quand la prise concernait des personnages importants, il n’était pas que des rançons fussent réclamées. Jusqu’au XIe siècle environ, cet Occident chrétien qui connaissait un puissant essor, souffrait de violentes attaques qui le forcèrent à se rassembler, à fortifier des villes naissantes où l’on venait commercer chaque jour de marché. Cette énergie triompha des dangers ambiants. Et le christianisme, devenu religion d’Etat véritablement sut armer ses milices en leur insufflant le sens de la résistance et de la défense de ses valeurs sacrées. Petit à petit, l’âme de l’Europe se formait ; son mode vie était formateur d’opinion et fondateur d’identité.
La dernière partie de ce livre est dédiée à l’étude poussée et minutieuse du monde féodal et de ses organisations au plan économique. Mais il faut aussi tenir compte d’une fait qui explique tant de choses : ces hommes qui nous ont laissé la trace des grands événements qu’ils vivaient, avaient une lecture théologique de l’histoire car ils avaient tous été formés dans le cadre des monastères et des abbayes . La plupart d’entre eux en sortirent mais ceux qui y demeurèrent n’avaient pas un grand intérêt pour ce qui passait dans le monde profane. Ne les intéressait que les signes qui leur indiquaient que leur démarche et leurs prières étaient appréciées de Dieu. Ils dotèrent donc le nouveau monde féodal de valeurs intrinsèquement chrétiennes qui donnaient enfin un sens à la vie humaine. Parallèlement à leur vie monacale, ils voyaient se développer un système économique nouveau et des relations sociales encore inédites… Enfin, il ne faut pas oublier l’An Mil avec son halo de sacré. C’était une vision mystique du temps qui envisageait la réalisation prochaine des visions apocalyptiques de l’Evangile. Les contemporains avaient constamment besoin de cette sanction divine que l’église était censée leur garantir.
Comment est né l’univers féodal ? Il doit son existence à une réalité d’ordre théologico-politique : la ruine de l’autorité monarchique. Dans leur conception du monde, les médiévaux ont pensé que Dieu avait fait des rois leurs représentants sur tertre afin d’y faire régner la paix et la justice. N’oublions pas le principe de la paix de Dieu que l’église voulait imposer vers la même époque de l’an Mil. Au vu de l’échec du principe monarchique, une autre forme de gouvernement ou de rassemblement vit le jour : la féodalité où un suzerain suffisamment puissant agrégeait autour de lui un certain nombre de vassaux mais aussi de paysans qui recevaient de lui asile et protection : c’est le germe de l’organisation étatique moderne où les autorités garantissent la sécurité intérieure et extérieure à leurs citoyens. C’était la fin du règne d’un certain arbitraire puisque la féodalité avait aussi un corpus de lois que seigneurs et paysans s’engageaient à respecter.
On peut le constater : une œuvre maîtresse, accomplie par un médiéviste de renom : professeur au Collège de France, membre de l’Académie française… Tant de titres, on en oublierait presque les relents un peu marxisants du discours historique…