Gilles Kepel, Sortir du chaos. Les crises en Méditerranée et au Proche-Orient (Gallimard) (suite et fin)
Dans mon précédent papier, j’abordais la thèse principale de Gilles Kepel : comment les masses arabo-musulmanes ont soudainement brandi l’étendard de la révolte à la suite de l’incident tragique et poignant du marchand de Bouzid qui s’immole par le feu parce qu’une policière municipale l’a giflé publiquement, au motif qu’il n’était pas permis de vendre ses fruits et légumes à la sauvette… Or, c’était là sa seule source de subsistance. Il décide aussitôt de mettre fin à ses jours. C’est le pire exemple de la série bien connue, le battement d’ailes d’un papillon provoque à l’autre bout du monde un terrible ouragan… L’écho de ce drame qui eût été sans résonnance aucune peu de temps auparavant a atteint toutes les nations du monde, et notamment du monde arabe. C’est la gifle satanique qui a bouleversé l’ordre mondial. Aucun régime arabe, carencé en démocratie, n’y a échappé, tant en Afrique du Nord qu’au Proche- et Moyen-Orient.
Gilles Kepel, Sortir du chaos. Les crises en Méditerranée et au Proche-Orient (Gallimard) (suite et fin)
Dans la seconde partie de ce bel ouvrage, Kepel se pose la question suivante : comment cette nostalgie de la démocratie a dévié de son objectif initial pour mener à une tyrannie autrement plus sanguinaire et bestiale, l’état islamique qui se donna Raqqa pour capitale en Syrie ? Toutes les démarches pour changer de régime et aboutir enfin à la liberté ont donné naissance à un régime islamiste, encore plus totalitaire que ce qu’il entendait remplacer. C’est l’aboutissement le plus sanglant de tous ces soulèvements dont maints états arabo-musulmans ne se sont toujours pas encore remis…
Le programme de l’état islamique n’était pas d’apporter la démocratie dans la corbeille de la mariée, cela ne l’a jamais été ; les barbares de Daesh voulaient imposer les règles d’un état islamique avec pour dénominateur commun, l’imposition d’une tyrannie religieuse, où écouter de la musique, fumer une cigarette étaient répréhensibles au plus haut point. Les masses arabes, même celles qui avaient le bonheur de vivre à l’ombre de nos clochers et de nos temples, se mirent à migrer vers la zone syro-irakienne pour y combattre les ennemis de l’islam (i.e. les régimes en place accusés d’apostasie et les puissances chrétiennes dont ils se voulaient les épigones)… Le coup de génie (satanique) des dirigeants de Daesh a été de coaliser des gens qui voulaient plus de liberté en suppôts de leur idéologie religieuse et intolérante. Ils ont réussi à substituer une tyrannie religieuse à une tyrannie de nature politique. Les dirigeants islamistes savaient parfaitement ce qu’ils voulaient ; ils ont joué à fond la carte de la victimisation et se firent passer pour les déshérités et les damnés de la terre. Donc, ceux et celles qui se joignaient à eux pour mener le combat avaient l’impression d’avoir agi en toute honnêteté. C’est ainsi que nos banlieues devinrent des réservoirs humains pour le Djihad. Des lycéens et des lycéennes qui cachaient soigneusement leur radicalisation ne revinrent plus au domicile de leurs parents du jour au lendemain. Comment les gens de Daesh, redoutables recruteurs, ont ils pu convaincre autant de gens ? Ce succès là fait aussi fond sur la cécité, volontaire ou non, des démocraties occidentales. Il convient de ne pas l’oublier. Le discours de la démocratie, du pluralisme politique et religieux s’est révélé très faible face à une jeunesse déshéritée et surtout assoiffé d’idéaux qui lui parurent hors de portée dans ses pays d’origine.
Gilles Kepel a raison de souligner que la Tunisie est le seul pays musulman à avoir hérité de la tourmente contestataire des institutions fidèles à l’esprit initial de la révolution de son peuple. Même si son tout nouveau président, pourtant doté d’une bonne formation universitaire, a cédé à la facilité du populisme en mentionnant la Palestine lors de son tout premier discours. Il souhaitait même la présence d’un drapeau palestinien aux côtés du drapeau national… Il sait pourtant parfaitement bien que ce n’est pas un tel discours qui va attirer les investisseurs étrangers ni tirer son pays hors du marasme économique. Le tourisme est la ressource principale de ce pays, sans oublier la cueillette des olives. Mais sera ce suffisant ? J’en doute et les Juifs natifs de Tunisie ne reviendront pas chez eux dans de telles conditions.
Le cas de l’Egypte est spécifique en raison d’un élément qui lui est propre : depuis le début des années cinquante, l’armée, seul corps organisé du pays, y exerce le pouvoir. Mais l’épisode de Mohammed Morsi n’é été qu’une parenthèse qui s’est refermée dès que l’armée a sifflé la fin de la récréation. Mais les généraux des bords du Nil ont acquis une certaine expérience au fil des ans. Ils ont appris à tolérer une certains liberté, certes très encadrée, mais réelle, comme par exemple permettre des candidatures différentes à l’élection présidentielle, même si c’est toujours son candidat qui l’emporte avec un taux proche de l’unanimité
Les soubresauts qui ont conduit le président Husni Moubaral à la démission ont certes couté la vie à environ huit cents personnes, mais l’armée n’a pas eu à tirer sur la foule sans retenue. Et puis il y eut des procès dont les résultats étaient prévisibles et seuls quelques petits poissons furent inquiétés. L’armée a défendu les siens avec toute l’habileté procédurière dont la bureaucratie égyptienne a le secret. Cela dit, la répression des opposants, notamment islamistes, est féroce et l’on ne compte plus les tentatives d’attentat du maréchal président Al-Sissi …
Le cas de la Libye voisine n’est lui aussi comparable à aucun autre… Ce pays n’avait pas d’état digne de ce nom. Toute l’autorité légale, tout le pouvoir émanait du fameux guide libyen qui l’incarnait avec tous ses excès et ses excentricités. Sa chute et sa fin tragique étaient presque programmées
Mais le cas le plus emblématique, le plus décisif, est évidemment celui de la Syrie d’Assad. Quand on y repense, on a envie d’évoquer une nouvelle fois l’exemple du battement d’ailes du papillon qui provoque des remous incroyables à l’autre bout du monde…
Dans une petite préfecture, non loin de Damas, des enfants avaient écrit sur les murs de leur ville des slogans anti gouvernementaux, du genre : le peuple veut la chute du régime (al cha’b yourid soukout al niddam…). Ils furent débusqués et arrêtés par les services de sécurité. Leurs parents vinrent implorer leur libération, arguant que ce n’étaient que des enfants. Ils furent éconduits sans ménagement. Selon d’autres versions des faits les membres des services de sécurité auraient dit aux parents de ne plus y penser et de songer plutôt à faire d’autres enfants. Et s’ils n’en étaient pas capables, eh bien qu’ils apportent leurs épouses et les membres de la sécurité se chargeraient de les féconder à leur place. Erreur terrible ! On passe sur tout en Orient arabe sauf sur la virilité et la dignité des mâles. Les émeutes eurent lieu et Bachar dépêcha sur place une délégation qui libéra les enfants captifs. Mais leurs familles se rendirent compte qu’ils avaient subi des sévices. C’est cette étincelle comme à Sidi Bouzid en Tunisie qui mit le feu à la ville et a failli coûter la vie à Bachar.
Un élément absolument indispensable a joué un rôle majeur dans cette affaire qui n’aurait jamais dû déborder les limites de cette préfecture ; la télévision arabe du Qatar Al-jazira diffusa les scènes en continu, ce qui enflamma les foules contre un régime honni qui n’avait même pas égard à l’innocence des enfants.
L’infliction de graves sévices à des enfants par un tel régime ne tarda pas à le rendre haïssable aux yeux des sunnites majoritaires dans le région, comme dans l’ensemble de la Syrie. Les ennemis du régime, les djihadistes trouvèrent dans cet horrible épisode un puissant allié de leur cause. Mais ceux qui se battaient pour leur liberté ne comprirent pas que les islamistes de Daesh qui avaient proclamé l’état islamique le 19 juin 2014 à Raqqa, poursuivaient d’autres buts, aboutissant au contraire, la privation ou la suspension de toutes les libertés. Une fois de plus, les religieux avaient profité du désordre social pour instrumentaliser des causes d’une tout autre nature.
C’est absolument incroyable, mais si l’on déroule les suites de proche en proche, on aboutit à la création de ce califat qui a gêné le monde entier pendant au moins trois années interminables puisque c’est seulement en 2017 que sa capitale Raqqa est tombée, et ce à la suite d’incessants bombardements quotidiens. Plus de la moitié de la zone irako-syrienne ( les terroristes avaient réunifié les deux pays pour en faire le Levant al-Sham). Quand on examine les choses de plus prêt, on se rend compte que des revendications légitimes de liberté et d’autonomie ont abouti à la naissance d’un régime presque le plus sanguinaire après l’époque nazie. On voulait la liberté et la démocratie et on a abouti à des décapitations en direct sur les réseaux sociaux…
Si la télévision qatarie dévoilait la face grimaçante du régime syrien, un élément nouveau allait faire son apparition et sauver littéralement le régime d’Assad d’une ruine assurée : l’intervention militaire directe des Russes qui pesèrent de tout leur poids à la fois lors de la reprise de Palmyre et d’Alep. Il serait trop long de reprendre, ne serait ce que les grands moments de cette reconquête à l’aide de l’armée russe qui mit cette aide à profit pour se construire des bases aérienne et maritime dans le pays.
Il faut aussi dire un mot de la présence turque qui défendait ses intérêts et barrait la route aux Kurdes. L’Iran des Mollahs s »était aussi mobilisé en faveur d’Assad ainsi que le Hezbollah libanais. C’est à ces trois acteurs qu’Assad doit sa survie politique et physique. Les Russes avec leurs radars contrôlent le moindre décollage et atterrissage d’avions dans route la région. Et jamais l’armée israélienne n’a menacé le palais présidentiel d’Assad à Damas, cette mesure faisait partie du deal avec Tsahal. Sanctuarisation du palais d’Assad à Damas, moyennant quoi les Russes ferment les yeux sur des incursions aériennes contre les milices iraniennes tout près du Golan.
Une armée de bric et de broc, une coagulation de combattants désunis mais haïssant le même régime syrien apostat (Alawite), une guerre interconfessionnelle intense, des changements d’alliances régionales incessantes, tout ceci a été provoqué par le califat qui fut détruit grâce à la coalisation internationale. Plus de trois années de bombardements massifs, plus d’un demi million de morts, plus d’une dizaine de mêlions de déplacés, et sans même parler des attentats de l’état islamique contre les capitales occidentales (Paris, Madrid, Londres, Berlin, Bruxelles, etc). Finalement, le chef de ce califat éphémère fut abattu par les forces spéciales US. Mais est ce la fin de ce djihadisme ?
C’est peu probable. L’Europe et le monde libre, judéo-chrétien, ont enfin pris la mesure de la menace pesant sur eux et leurs populations. Pour la première fois depuis des siècles, le monde arabo-musulman a connu une guerre dont l’enjeu est planétaire. Et puis cette région a toujours été cruciale pour l’Europe et les USA. Le monde arabo-musulman doit trouver les moyens de rattraper son retard par rapport à la civilisation occidentale. On peut fonder quelque espoir sur le renouveau en Arabie Saoudite mais il faudrait alors que l’homme qui monte dans ce pays se convertisse à un minimum de droits de l’homme dans son pays. Ce ne sont pas des paroles en l’air.
L’arrivée d’un leader démocrate à la Maison Blanche laisse planer quelques inquiétudes sur la place qu’occupera l’Arabie dans le groupe des alliés US au Moyen Orient. Et il semblerait, à moins que tout ne trompe, que les USA ne veuillent plus couvrir des pratiques heurtant leurs convictions profondes. Le jeune MBS devrait faire attention, le nouvel hôte de la Maison Blanche ne lui passera pas tous ses caprices. Le danger iranien n’excuse pas tout. Quant à Israël, sa position est autrement plus forte, surtout après le ralliement de tant de pays arabo-musulmans. Une ère nouvelle commence. Et ce livre de Gilles Kepel nous aide grandement à la mieux comprendre.