Michel Serres, De bonnes nouvelles. Petites chroniques du dimanche. Entretiens avec Michel Polacco (2004-2018) Le pommier 2021. 1583 pages
Tous les fidèles auditeurs de France-Info se souviennent de cet instant béni, le dimanche en début de soirée, lorsque les deux Michels se livraient à un duo incomparable : un grand journaliste, directeur de cette station-radio questionnait un non moins grand philosophe qui tenait un discours à la fois accessible à tous et hautement instructif. Ce dialogue fructueux a duré presque quinze années. Au cours desquelles la demande du public et la fidélité à l’émission n’ont jamais faibli. Ce qui y a mis terme, c’est tout simplement la loi d’airain qui limite la vie de toute chose de toute émission sur cette terre.
Michel Serres, De bonnes nouvelles. Petites chroniques du dimanche. Entretiens avec Michel Polacco (2004-2018) Le pommier 2021. 1583 pages
J’attire l’attention sur le titre qui parle de bonnes nouvelles : Michel Serres déplorait cette cascade ou avalanche de mauvaises nouvelles, de drames, de guerres et de toutes sortes de malheurs. DE bonnes nouvelles, cela nous change. C’est mieux comprendre l’esprit de cette émission dominicale qui durait 7 minutes avant d’être ramenée à 5 !
Si j’en parle ici pour vous, c’est parce que moi aussi, comme tout un chacun, j’avais plaisir à écouter cette voix chaude et méridionale de Michel Serres, ainsi que les questions toujours pertinentes de son intervieweur, Michel Polacco.. Mais quand j’ai réceptionné l’ouvrage, je fus saisi de panique : 1583 pages, pas une de moins, pour un livre qui contient tous leurs échanges pendant tant d’années. Mais mes craintes furent apaisées lorsque je me mis à feuilleter cet immense ouvrage qui est doté de tant d’indexes qui permettent de se plonger dans cette œuvre sans s’y noyer ni s’y perdre.
En fin de volume vous trouverez la liste des thèmes évoqués et débattus. Il y a aussi un immense index des noms mentionnés au cours des échanges entre l’académicien et le journaliste. Vous trouverez aussi les dates au cours desquelles les échanges radiodiffusés eurent lieu. Enfin, il y aussi une table alphabétique des thèmes traités. Et ceci nous permet d’aller in medias res…
Ce livre ne se lit pages après page mais en passant d’un thème à l’autre. Par exemple, vous trouverez le traitement d’un suet comme les femmes battues aux côtés des automates, de l’eau, de l’amour, de la cécité, etc… Mais en quoi consiste l’infinie richesse de ce livre monumental ? Son principal intérêt consiste dans le traitement philosophique de tant de choses afin d’éclairer l’usager, l’homme simple que nous sommes tous. Et la méthode reste toujours la même : parler de choses compliquées avec des mots simples ; rester toujours près des gens et des choses et parfois même les aider à agir, à vivre.
Il y aurait tant de notions à citer mais il est une situation qui m’a moi même tant ému lorsque je l’ai entendue à la radio : Michel Serres explique comment venir en aide à un aveugle qui pourrait se mettre en danger en raison de sa cécité. Il recommande de commencer par lui parler avant de le toucher car il ne voit pas et ne peut donc pas distinguer qui veut l’aider de qui veut lui nuire. Une fois que vous lui dites votre intention de lui venir en aide, vous pouvez lui prendre la main et le faire traverser sans se faire écraser par un véhicule… C’est tout simple et il suffisait d’y penser.
Mais Michel Serres est passé à la postérité pour son œuvre philosophique, il convient donc d’analyser ce qui se cache derrière ce texte concernant l’aveugle. Un malvoyant reste un être humain, et sa cécité n’en fait pas un être de qualité inférieure. Tout en l’aidant de notre mieux, nous lui devons certains égards. Comprenez : nous devons préserver sa dignité d’homme. Au terme de la traversée de la chaussée, on prend congé de lui comme on le ferait d’avec un proche. Et ce qu’il y a d’intéressant, c’est que le journaliste s’exprime lui aussi et apporte sa pierre à l’édifice.
Mai 68 a droit à une rubrique assez longue, ainsi qu’une autre rubrique intitulée l’esprit de mai 68… Certes, on peut discuter tel point de vue ou tel autre sur quelque sujet que ce soit, mais le bénéfice pour l’auditeur / lecteur est toujours là…
Les deux protagonistes se sont répartis les rôles : A Michel Serres un bref mais vibrant préambule et à Michel Polacco une préface plus longue qui revient sur une notion-clé du livre, le sens et partant, le sens de l’info. Or, ce mot résume toute l’œuvre de l’académicien : extraire le sens des gens et des choses et tenter de le diffuser au plus grand nombre. Que soit bénie cette approche de l’information et aussi du journalisme, en général. Les médias n’ont jamais laissé les philosophes indifférents, et ce depuis Socrate qui est passé à la postérité comme le premier martyr de l’histoire de la philosophie. Pour aller plus loin, je fais un bond de plus de deux millénaires et je rappelle que Hegel comparait la lecture quotidienne des journaux à la prière du matin…
J’ai toujours pensé que le journaliste devait observer une certaine éthique dans l’exercice de sa profession. Il ne s’agit pas de s’autocensurer ni de ne muer en lobbyiste de telle classe sociale ou de telle autre mais de traiter la science des sociétés humaines, la sociologie, de manière exemplaire. Les leçons que nous donnent ces deux débatteurs vont dans ce sens. En effet, l’information (et je n’oublie pas que ces discussions étaient d’abord radiodiffusées) joue un rôle dans la socialisation de chacun d’entre nous. Marcel Mauss, le grand sociologue qui nous a quittés en 1950 après avoir donné ou rendu ses lettres de noblesse à la sociologie en la dégageant de la tutelle séculaire de la philosophie, nous enseigne que l’individu prend progressivement conscience de son environnement, des normes établies ou imposées, apprend à se servir de son corps, confronte ses désirs à la réalité, etc… Et les organes de presse, notamment la radio, jouent un rôle majeur dans cette socialisation. Ce n’est pas rien. Or, de nos jours, le débit de l’information, la propagation des nouvelles, ont atteint un niveau inégalé jusqu’ici. Une pénétration critique de cette masse d’informations s’impose. Et cela relève de la présentation adéquate de la densité des nouvelles. Ce qui est important de ce qui ne l’est pas, de ce qui est vérifié de ce qui l’a pas été, etc…
Il me serait impossible de choisir arbitrairement quelques notions et de les résumer les unes à la suite des autres. Si j’essaye d‘isoler un trait particulier, un trait discriminant, pour caractériser au mieux le style de ce philosophie ( devenu ce qu’il est, un philosophe, à cause d’Hiroshima), je dirai ceci : l’absence de dogme, l’absence de toute idéologie si ce n’est l’amour simple de tout ce qui porte sur son visage les traits de l’humain. Intéressant aussi de relever ce qu’il dit de l’infliction de souffrances aux animaux… Cet homme a été sa vie durant un grand humaniste.