Erri de Luca, Aller simple suivi de l’hôte impenitent (Gallimard, Folio)
Nos lecteurs ont déjà lu ici même des critiques très élogieuses des livres de l’auteur, un Italien autodidacte, polyglotte et assez bon connaisseur, dit-il, de l’hébreu biblique. Mais jusqu’ici je ne me suis occupé que de nouvelles et de romans de l’auteur. Avec le présent ouvrage consacré à la poésie, c’est une autre paire de manches .
L’auteur entonne une longue complainte, toujours émouvante, qui dénonce l’attitude inhumaine de l’Europe, et singulièrement de son pays, l’Italie, à l’égard des migrants qui jonchent les fonds marins. La Méditerranée est devenue un cimetière marin. Il est difficile de faire un commentaire linéaire d’un si long poème. J’ai donc sélectionné quelques vers qui me paraissent assez clairs. Même si l’ensemble n’est pas uni de façon mogique. Difficile d’agir autrement.
Erri de Luca, Aller simple suivi de l’hôte impenitent (Gallimard, Folio)
Il y a dans ces poèmes une certaine violence dans la dénonciation, une indignation qui laisse entrevoir l’étendue du crime, la non-assistance à personne en danger. De Luca stigmatise l’égoïsme de l’Europe et juge même que l’Italie, son pays, a trahi sa vocation. On ne peut que lire en silence cette longue accusation qui repose sur des postulats humanistes mais méconnait étrangement le principe de réalité : aucun Etat de l’Union Européenne n’est disposé à accueillir toute la misère du monde chez soi. Même l’Allemagne qui avait tant besoin d’une main d’œuvre abondante pour son industrie, restreint désormais ses capacités d’accueil. Les Etats sont des monstres froids et de Luca ne veut pas s’y faire.
Voici quelques vers qu’on va tenter de commenter de manière thématique.
Rien de nous ne dépend de nous-mêmes… On a retiré le commandement aux assassins, mais nous ne sommes pas les maîtres, la mer décidera de nous.
On sent ici le désarroi de l’homme et son aveu d’impuissance. C’est l’élément marin qui tient notre destin dans le creux de sa main. Lorsque les migrants quittent leurs rivages dans des esquifs, des embarcations de fortune, ils ignorent s’ils vont, un jour, arriver à bon port. Dans le vers suivant, de Luca qui connaît bien la Bible, y compris hébraïque, parle à la fois du pain sans levain, donc azyme, et d’un verset des Proverbes qui commande d’envoyer son pain sur les visages de l’eau, car dans la multitude des jours on le retrouvera. Ce que ne font pas , selon de Luca, les puissances européennes : Voici notre vie pétrie sans levain, du pain envoyé sur les visages des eaux
Chez toi nous avons mangé, et chez toi nous avons jeûné, donne nous notre pain de demain : cette imploration porte elle aussi le cachet biblique. Lorsque les migrants prennent place dans les canots, ils ignorent tout des intentions de leurs passeurs qui les abandonneront dès qu’ils le pourront, livrés à leur triste sort.
Quand on quitte son pays sans espoir de retour et qu’on s’abandonne aux caprices des flots, la moindre étendue de terre, le moindre ilot peut faire croire qu’on est arrivé à beau port. Et c’est hélas rarement le cas. Mais de Luca ajoute que le migrant ressemble à cette terre prisonnière des vagues, lui aussi est prisonnier des flots. : Et elle ne bouge pas (la terre au milieu de l’océan) ? Non, c’est une terre prisonnière des vagues, comme nous de l’enclos.. Une île n’est pas une arrivée.
Nous ne sommes ni à lait ni à viande, mais à travail. Ils ne veulent pas de nous et basta. Ce vers est aussi une complainte : l’humanité d’Europe ne se soucie guère de ce que sont ces femmes et ces hommes venus de loin, au péril de leur vie. Ils ne sont pour les continentaux qu’une force d’appoint, une main-d’œuvre bon marché, taillable et corvéable à merci.
Ils veulent nous renvoyer ; ils demandent où j’étais avant, quel lieu laissé derrière moi. C’est une allusion transparente aux vœux de certains de renvoyer les migrants d’où ils viennent. Or, les migrants se raccrochent à la seule planche de salut qu’on leur offre. Les rivages de l’Europe, seul eldorado accessible, et encore…
Même les assassins ne veulent plus de nous.
Vous pouvez repousser, non pas ramener. Le départ n’est que cendre dispersée. Nous sommes des allers simples. C’est bien ce vers qui a donné à l’ensemble du volume son titre. C’est un départ sans volonté de retour.
Nous pavons de squelettes votre mer pour marcher dessus. Ce vers est le plus tragique, il fait allusion au cimetière marin. Les corps des naufragés, des noyés, servent de pavés aux passagers maritimes
L’un de nous a dit au nom de tous : D’accord, je meurs mais dans trois jours je ressuscite et je reviens. Allusion directe au Christ qui parle du verset d’Osée (ch. 6) : après deux jours il nous réveillera , au troisième nous ressusciterons devant lui. Les morts par noyade, condamnés à être sans sépulture revivront. Ils continueront de vivre dans le cœur de ceux qui les ont aimés de leur vivant. Mais aussi dans la mauvaise conscience de l’Europe…
Même s’il parle de malheurs, de guerres et de dévastations, Erri de Luca a aussi un peu d’humour ; à preuve, cet échange au sein d’un couple : Tu es le seul qui apporte à la maison des fleurs sous les pieds. Et toi la seule qui les accueille avec le manche à balais au lieu d’un vase de cristal… Il fallait y penser, la répartie est parfaite.
Je ne résiste pas la tentation de citer cet épisode à Jérusalem avec Amos Oz, que nous raconte de Luca dans ces poèmes. Après les remparts de la vieille, Amos Oz visite les lieux avec l’auteur. Il est question non pas de sang versé mais d’eau puisée. De Luca parle d’un puits foré dans son champ chez lui et l’écrivain israélien lui parle de la vieille ville, reconquise par Israël après la guerre des six jours. De Luca parle du traitement de l’eau avec parcimonie, répartie entre les arbres et la maison. Amos Oz décrit, lui, le service suivant : il se souvient de l’eau pour se laver les dents, après usage recueillie dans un seau, elle servait à nettoyer le sol, et puis, essorée de la serpillière elle était versée sur le sillon planté d’oignons… Conclusion de l’auteur : nous sommes deux personnes qui prenons en compte les gouttes.
En parcourant les quelques pages de la partie intitulée L’hôte impénitent, de Luca interprète des versets prophétiques comme Zacharie (10 ;8) ou I Rois 19 ;12 où il relève cette étrange expression qui a intrigué des générations d’exégètes, qol demama daqqa ( Une voix de fin silence) du prophète Elie. Commentaire de l’auteur : une voix de fine poussière silencieuse… De Luca est assez bon connaisseur de la philologie hébraïque pour signaler que lorsque les Psaumes parlent d’un chant nouveau (Shir hadash) ils invoquent aussi la néoménie car nouveau en hébreu a la même racine HaDaSH que néoménie (HoDeSH)… De Luca s’est parfois rendu en Israël où il a pu examiner les gens à loisir. Chez lui, l »héritage biblique est indissolublement lié à sa pensée et à sa sensibilité générale. Comme on l’avait déjà signalé en rendant compte de ses livres, il remet l’anthropologie biblique au centre même de sa spéculation philosophique
J’aime bien ce qu’il fait mais je le préfère en romancier et en nouvelliste…