Martin Heidegger, Cahiers noirs (volume 3) Années 1939-1941. Réflexions XII-_XV (II)
Je poursuis la lecture attentive de ce volume des Cahiers noirs allant de 1939 à 1941. Il est des passages où le philosophe ne peut que faire allusion à ce qui se passe autour de lui, ou non loin de lui, sur de grands théâtres d’opérations militaires. Et cela l’incite à s’interroger comme il le fait dans ce paragraphe § 9 : La victoire sur l’ennemi ne prouve pas encore que la vainqueur est dans son droit. Mais cette vérité n’est déjà plus d’aucun effet, lorsque le droit est interprété non seulement comme ce que la victoire confirme et renforce, mais bien et avant tout, comme ce qu’elle pose et constitue : le droit est alors la puissance du vainqueur, la puissance de la surpuissance.
De si ombreuses considérations ne peuvent provenir que de graves dysfonctionnement à un niveau très élevé, peut-être même au niveau d’une guerre ravageant tout le continent européen. C’est qu’on est en 1939 : le liquidation de la Tchéquie, de la Pologne et l’invasion de la Belgique et de la France ne remontent pas à un loin passé mais sont d’une actualité brûlante.
Martin Heidegger, Cahiers noirs (volume 3) Années 1939-1941. Réflexions XII-_XV (II)
Cette pensée antinomique du bien et du mal est analysée ici comme une opposition entre la puissance et le droit : Jusqu’à ce jour où la clarté se fait et où il apparaît sans équivoque au grand jour que tout ne repose que sur la puissance et l’impuissance. L’homme, ce berger de l’être, ne pèse pas lourd dans une telle confrontation. Cela fait penser à des considérations de Nietzsche au lendemain de la défaite de la France en 1871… L’auteur d’Ainsi parlait Zarathoustra soulignait que la victoire militaire de la Prusse sur la France ne signifiait pas la supériorité des valeurs de l’esprit allemand sur les valeurs françaises, ni l’infériorité de l’essence française par rapport à l’essence germanique (am deutschen Wesen).
Je voudrais opérer un rapprochement auquel on ne pense pas généralement : de même que Heidegger se lance dans une vaste entreprise de pensée et de repensée de l’être au beau milieu d’une guerre mondiale qui fait rage et qui bouleverse toutes les règles du quotidien, un autre savant, un bibliste allemand, adversaire irrémissible du nazisme et de son chef, le célèbre critique Martin Noth (1902-1968), se livrait à une étude très fine de l’historiographie biblique, établissant un véritable corpus d’histoire (ein Geschichtswerk) qui va du livre du Deutéronome au second livre des Rois, avec le livre de Josué,, le livre des Juges, les deux livres de Samuel… Pendant toute la durée de la guerre qui a ensanglanté l(Europe et coûté tant de millions de vies humaines, deux savants, chacun, confiné chez soi, faisaient abstraction du fracas du monde qui les entourait. C’était peut-être une façon de dire qu’ils entendaient demeurer étrangers à la crise de démence qui s’était emparé du monde…
Je rappelle ce que j’écrivais dans le premier papier : il n’y a pas de transition ici, on passe d’un sujet ou d’un thème, à tout autre chose, même si c’est la dialectique de l’être et de l’ étant constitue la toile de fond de l’ouvrage…
Au paragraphe § 12, l’auteur aborde un sujet délicat, le secret de ce qui est allemand. A savoir, ce qui peut légitimement revendiquer une essence germanique. Mais il commence par un hommage à ceux se battent sur le front : que ne soit pas porté atteinte au sacrifice de ceux qui sont tombés à la guerre ; chacun doit savoir, y compris celui qui en discourt après coup, que le porteur de glaive était plus essentiel que ne saurait jamais l’être celui qui porte la plume. Cependant, il nous faut nous aventurer dans une sphère qui s’étend tout à fait en dehors du regard historisant sur la guerre mondiale et de son exploitation pour oser une pensée attentive à méditer le sens, une pensée qui mette en évidence une forme d’étroitesse funeste dans la manière, au demeurant sérieuse, dont on se fait un scrupule de réfléchir aux effets que peut produire l’esprit des combattants du front…
Visiblement, Heidegger avance avec une prudence de sioux, lorsqu’il aborde des sujets sensibles ; il avait lui-même un de ses deux fils au front, Jörg et Hermann. Et cette nation soldatique qu’était devenue l’Allemagne nazie vouait un culte immense aux héros tombés au champ d’honneur.
Au paragraphe §14 Heidegger s’interroge sur la mission ou la vocation des philosophes dans l’édifice social. C’est un passage très bref, moins d’une quinzaine de lignes, où l’on sent bien une approche critique vis-à-vis de ce que vit le penseur : Les philosophes devraient être des maîtres souverains et des veilleurs __ où donc sont les sites de leur souveraineté—où est le pays dont ils dominent le paysage ? Ce pays il nous faut d’abord le défricher, et avant même cela, le rendre visible, le faire pressentir--- il faut qu’il y ait des questionneurs de longue préparation,, au-delà de la puissance comme de l’impuissance, tirant leur rigueur de la douceur propre au savoir de l’estre et de son abyssalité. La souveraineté de ces maîtres souverains n’a cependant rien à voir avec la détention politique par les puissants du pouvoir coercitif. Ils ne produisent aucun effet, ils tissent au contraire, sans être visibles, un lien…
Ici Heidegger renoue avec les philosophes politiques du Moyen Age qui tentaient de mettre en accord Platon et Aristote avec les penseurs religieux comme Averroès, Ibn Badja, al-Farabi, Albert le Grand,, Maimonide et quelques autres. Le gouvernement de la société humaine doit conserver un lien avec une origine divine, ou prétendue telle, de l’autorité. Un théologien comme Martin Luther a bien condamné la guerre des paysans contre les seigneurs et leurs suzeraines en l théorisant la soumission à l’autorité dans la phrase suivante : Obrigkeit kommt von oben (L’autorité vient d’en haut).
Dans le présent volume, c’est dans le contexte de la race que Heidegger parle des juifs, et ce n’est pas vraiment pour en dire du bien mais au contraire pour les traiter de peuple calculateur. Il ne s’agit sûrement pas d’un point positif mais d’un préjugé à la vie dure. Assurément, le rapport entre la race en général et les juifs en tant que tels n’est pas fortuit. Les lois raciales de Nuremberg sont en vigueur depuis plus de cinq ans et le philosophe n’en souffle mot. Ce qui en dit long.
Mais le dit passage n’a pas de relents vraiment racistes, Heidegger se contente de reprendre un préjugé éculé. Voici ce qu’il dit : Qu’à l’époque de la fabrication la race soit élevée au rang de «principe» expressément er proprement organisé de l’histoire-destinée… n’est pas le produit arbitraire de l’esprit de «doctrinaires», mais une conséquence de la puissance de la fabrication qui doit nécessairement soumettre à sa contrainte l’étant, dans tous ses domaines, à la computation planifiée. Par l’idée raciale, la vie prend la forme de ce qui est susceptible d’élevage qui représente un mode de la computation. Les juifs «vivent» avec leur don prononcé pour le calcul depuis longtemps déjà selon le principe racial, raison pour laquelle ils s’opposent aussi avec la dernière véhémence à son application sans bornes. L’organisation de l’élevage racial ne surgit pas de la vie elle-même, mais de tout autre chose : le surpassement de la vie par la fabrication…
Cette notion de race que les juifs auraient, si je comprends bien, en affection, rappelle le reproche kantien adressé aux juifs qui pratiquent l’endogamie. Kant a parlé d’ethnisme… Et ce repli sur soi qui obéit à des considérations autres que racialistes ou purement racistes. Cette barrière a protégé le peuple juif d’une disparition pure et simple, comme cela est arrivé à différents peuples antiques, disparus sans laisser de trace…
Le terme fabrication dans l’usage qu’en fait l’auteur exige une explication. Il dénonce la réification de individu dont tous les signes distinctifs sont abolis au profit d’une déshumanisation à l’échelle de tout un peuple. L’auteur n’est pas le premier à avoir fait ce constat, d’autres penseurs ont fait la même remarque mais sans nécessairement parler des juifs. Et cette reproduction à l’identique rend nécessaire ce qu’il nomme l’élevage racial. Enfin, pourquoi dire des juifs qu’ils entretiennent depuis longtemps une dilection pour le calcul… Est-ce une façon détournée de prétendre qu’ils seraient l’essence même de la duplicité ?
(A suivre)