Martin Heidegger, Cahiers noirs (volume 3) Années 1939-1941. Réflexions XII-_XV (III)
Je poursuis mes glanes dans ce riche volume des Cahiers noirs de Heidegger. Dans le paragraphe §27 je découvre une intéressante remarque concernant le sens du message qu’un penseur ou un poète adresse à quelqu’un, l’auteur recommande de vérifier d’abord à quel genre de public le dictum en question est adressé. Plusieurs possibilités s’offrent alors à nous.
Voici un passage de ce paragraphe : Quand on demande ce qu’est au fond, ce qu’ un penseur, un poète dit, il faut du même coup e en priorité se demander qui est celui à qui il a à dire quelque chose. Peut-être n’a- t-on à faire qu’à un importun arborant le masque de l’humilité qui, avant même de proprement entendre, a déjà transformé fallacieusement tout ce qui est dit en quelque chose de tel qu’on n’ai plus à l’utiliser pour enjoliver, enrichir ou dissimuler sous un voile une vérité dont on s’est déjà assuré. Mais celui qui pose la question pourrait aussi bien être quelqu’un qui écoute, prêt à se jeter en personne et de tout son être, dans ce qui fait de ce qui est dit quelque chose de digne de question et à devenir soi-même un questionnant…
Martin Heidegger, Cahiers noirs (volume 3) Années 1939-1941. Réflexions XII-_XV (III)
Voilà un principe que Heidegger en personne aurait dû respecter en tenant un discours ambigu sur certains sujets. Mais par delà ce sens, c’est encore et toujours la nécessité de méditer le sens de ce qui est dit. Ici on en revient à l’usage et au sens du terme allemand Besinnung dont l’auteur fait amplement usage. En effet, ce terme est intéressant du fait qu’il contient dans son radical le mot SINN qui signifie sens, signification. Ensuite on lui a adjoint le préfixe BE qui en fait un verbe transitif. La plupart du temps, le traducteur traduit Besinnung par méditation du sens. Et c’est bien là une traduction heureuse. Pour dire en allemand changer d’avis ou de point de vue on dit sich eines anderen (besseren) besinnen. Enfin, dans le célèbre poème de Heine Die Lorelei on trouve l’expression de mémoire ou de rappel (Ein Märchen aus alten Zeiten, das kommt mir nicht aus dem Sinn)…
Voici un passage où Heidegger en dit un peu plus sur cette notion centrale dans sa pensée : La méditation du sens en tant que tenue instante où est accordée à la pleine essence de la vérité toute la dignité de question, ne peut être obtenue sous la contrainte des tourments ; au contraire, seule une urgence essentielle peut en faire naître la nécessité et pour que celle-ci naisse en un cœur, il lui faut une générosité. Mais cette générosité d’où provient-elle ?
Les deux auteurs ou poètes allemands les plus souvent cités par Heidegger, aussi bien dans ce volume que dans les autres œuvres, sont sans conteste Nietzsche et Hölderlin. Deux auteurs qui n’ont pas toujours été tendres avec leurs concitoyens. J’y reviens car on y reparle de calcul, terme que nous avions déjà rencontré dans mes précédents papiers où Heidegger affirme que les juifs règlent en quelque sorte leur existence sur le calcul. Et plus intéressant encore, Heidegger propose plusieurs sens donnés à ce terme, ce qu’il n’avait point fait précédemment, d’où l’intérêt de ce passage : Hölderlin, le plus grands parmi les Allemands, ce qui veut dire, celui qui, au sens le plus essentiel, a entrepris une migration vers le domaine historial de la décision, nomme les Allemands les barbares qui soumettent tout au calcul. Quel sens donner à ses mots ? Forme d’auto-accusation ? Vision qui saisit l’essence même ? Décision historiale ? Pressentiment de celui-ci ?
Vision qui saisit l’essence même serait l’interprétation la plus positive appliquée aux juifs ; et dans ce cas, cette qualification serait éminemment positive…
Heidegger parle souvent de la Russie et du bolchevisme. Il évoque le danger de bolchevisation qui menace l’Europe de son temps. Mais, il érige une séparation quasi-hermétique entre l’âme russe et le communisme. Il parle du socialisme autoritaire et cite souvent les grands auteurs russes. Par exemple, une citation de Dostoïevski selon lequel qui n’a pas de Dieu n’a pas de peuple. La phrase retient l’attention de Heidegger qui se demande ce que le romancier entend par cela. Voici une citation où il est question de la Russie (que Hitler va envahir au cours de 1941) : L’existence de démarcation entre Russie et Allemagne ne fait que voiler ce qu’ont d’abyssal les conditions préalables requises par une dé-cision concernant l’essence de l’histoire-destinée occidentale, dé-cision qui n’a pas même une seule fois questionnée…. Le national-socialisme n’est pas le bolchevisme qui n’est pas lui-même un fascisme, mais tous deux sont des victoires de la fabrication, où celle-ci impose son régime, forme gigantesque d’achèvement des temps nouveaux, une manière qui fait des peuples en leur particularité un simple aliment d’un calcul.
Un peu plus loin, l’auteur revient sur la question russe. Heidegger ne savait probablement pas par avance que le IIIe Reich allait oublier le pacte germano-soviétique et envahir l’URSS. Mais il n’est pas interdit de penser que le penseur réfléchissait sur ce qui pouvait bien être , de la part de son pays, la meilleure attitude à l’égard de ce monde. Voici ce qu’on peut lire sur la question :
La Russie n’est pas l’Asie, elle n’a rien d’asiatique, mais elle appartient tout aussi peu à l’Europe. Et surtout, le bolchevisme n’est en rien le monde russe. Ainsi surgit le péril obscur qu’en assument ses bases sous une forme renouvelée et radicale, le bolchevisme (c’est-à-dire le capitalisme d’Etat autoritaire qui a sa condition dans l’intelligence technico-industrielle) retarde pour longtemps l’éveil du monde russe et n’aboutisse qu’à faire main basse sur le pays en le représentant et l’utilisant selon les critères de l’Ouest…
Au paragraphe § 114 Heidegger nous offre une réflexion sur la guerre totale, ce qui rappelle une tristement célèbre harangue de Joseph Goebbels au palais des glaces de Berlin : voulez vous la guerre totale ? Pour commencer, Heidegger marque son désaccord avec la fameuse phrase de Clausewitz , la guerre est la poursuite de la politique par d’autres moyens… Pas dans le cas de la guerre qu’il vivait alors, à savoir la guerre totale qui obéit à d’autres principes et poursuit d’autres fins. La guerre totale contraint la politique de façon d’autant plus inéluctable que celle-ci est «réaliste» à prendre la forme d’une pure instance d’exécution… Qu’une telle guerre ne connaisse plus de «vainqueur» ni de «vaincu», cela ne tient pas au fait que tous deux sont sollicités à force égale… Cela se fonde bien plutôt dans le fait que les adversaires ne peuvent faire autrement que demeurer l’un comme l’autre… C’est probablement là une prémonition que les deux géants, le IIIe Reich d’une part, et l’URSS, d’autre part, ne peuvent pas sans un appui extérieur gagner. On connaît la suite.
(A suivre)