Préface à l’Examen du monde
Georges Vajda
CharlesTouati in memoriam
La présente œuvre médiévale, L’examen du monde, que notre éminent collègue et ami René Gutman, grand rabbin honoraire de Strasbourg et du Bas-Rhin, et docteur en philosophie, a tiré d’un oubli immérité, pourrait être assimilée à une sotériologie hébraïque, tant y est présente la volonté d’orienter l’âme humaine vers la voie du salut dans l’au-delà. Mais Ce philosophe-théologien, Yedaya ben Abraham de Béziers, qui a vécu en un temps axial pour l’avenir du judaïsme médiéval, post-maïmondien, a laissé une œuvre considérable dont la grande richesse n’a pas encore été convenablement étudiée. C’est pourquoi j’espère que le travail de pionnier de Monsieur René Gutman sera suivi de beaucoup d’autres recherches sur ce même sujet.
Préface à l’Examen du monde. Georges Vajda
CharlesTouati in memoriam
L’introduction de l’éditeur moderne qu’on va lire après ces quelques lignes situe bien l’œuvre générale et la vie de l’auteur. Je me contenterai ici de quelques glanes et de replacer l’auteur dans le contexte des problématiques philosophiques et religieuses de son temps.
Les années de vie de Yedaya ont été déterminantes pour l’avenir du judaïsme d’Europe : allait-il se fermer hermétiquement à la philosophie et aux études scientifiques et rater ainsi le rendez- vous avec la Renaissance, ou, allait-il, au contraire, cultiver les muses philosophiques dans le sillage du Guide des égarés de Moïse Maimonide (1138-1204) et faire accéder la religion d’Israël au siècle des Lumières, sans trop d’encombre ?
Pour Yedaya la question ne se pose pas, tant la réponse est évidente ; mais conscient des risques de divisions suscitées par les controverses anti-maïmonidiennes de son temps, il veille à ne pas trop souligner l’aspect foncièrement philosophique de sa pensée, d’une part, afin de ne pas provoquer l’ire des adversaires des études philosophiques et d’autre part, afin d’être lu et suivi par le plus grand nombre. C’est pourquoi nous lisons ici bien des appels à l’éthique et au respect des règles morales. En voici quelques brefs exemples qui illustrent la tonalité générale de l’ouvrage :
Quoi donc, le Bûcheron sera-il bien si hardi de lever la serpe sur ces plantes, qui ont été tirées des Cèdres et plantés de la main de Dieu, j’ai bien considéré la nature de l’homme, et ai épluché de prés tout ce qui est de sa formation ; mais ne n’y ai point trouvé d’autre imperfection que la mort.
Nous assistons à une condamnation sans appel des pratiques qui éloignent l’homme de sa destination première, le salut de son âme raisonnable (son intellect) ; pourtant un tel ascétisme militant peine à s’accorder pleinement avec la pratique religieuse juive dont le premier commandement positif du livre de la Genèse est précisément, croissez et t multipliez vous :
et tous les plaisirs des hommes ne sont que des démons, et tu iras rechercher des choses si abominables, garde-t’en bien…
O monde source de corruption, pourrons-nous espérer de tes vanités quelque choses d’immortel ?
Quelques pages plus loin, l’auteur semble se raviser et tenir compte du fait que l’homme ne saurait, de son vivant, se séparer radicalement de son enveloppe charnelle, et de tout ce qui est sujet au temps… Il infléchit donc un peu son rigorisme ascétique.
Mais après, o mon cœur, que je t’ai vu avoir de si grands désirs des perfections de l’âme, je te vois maintenant couché dans le sein du Temps, pour reposer entre les mamelles des choses qu’il a plus chères, je veux que tu t’attaches aux perfections de l’âme ; mais je sais bien que tu ne peux pas t’abstenir entièrement de tout ce qui est sujet au temps.
Lorsque Yedaya naquit en France méridionale dans le dernier tiers du XIIIe siècle, Maimonide a disparu depuis plus d’un demi-siècle mais les passions ne sont pas encore apaisées et il serait dangereux de souffler sur les braises de la controverse. Nous sommes dans le royaume de France de Philippe le Bel qui va mettre tous les partis de la culture juive d’accord en les expulsant de son royaume (1303-1306), toutes tendances confondues, partisans ou adversaires de la philosophie. Non sans avoir au préalable confisqué tous leurs biens…
A ce sujet, il faut signaler que Yedaya se range résolument du côté des philosophes tout en condamnant ceux d’entre eux qui optent pour une dérégulation anarchique des études de la philosophie… Au début du XIVe siècle, un siècle qui vit triompher les commentaires averroïstes du Guide des égarés ( éternité du monde, éternité du temps et du mouvement, providence collective et non individuelle, refus de la validité des miracles, science divine créatrice de son objet, interprétation allégorique des Écritures, notamment des préceptes divins, chasse aux anthropomorphismes, etc…). Le tout au grand dam de leurs adversaires faisant preuve d’une certaine retenue.
Le meilleur exemple de cette division interne des partis de la culture religieuse juive nous est donné par le grand commentateur de Maimonide et de ses sources arabes (Al-Farabi, Al-Ghazali, Ibn Tufayl, ibn Badja et ibn Sina), Moïse de Narbonne (1300-1362), voisin de Yedaya en France méridionale (Narbonne, Béziers, Perpignan) qui «redresse» souvent les idées de Maimonide en les rendant compatibles avec les enseignements plus radicaux d’Averroès. Il fait une chasse implacable aux idées d’Avienne, déclaré source primordiale de Maimonide, et partant, responsable de ses éventuelles erreurs glanées dans son Guide…… Nous sommes donc en présence d’un enjeu majeur dont Yedaya est partie prenante : l’interprétation du Guide des égarés de Maïmonide durant le Moyen Âge.
Yadaya doit donc naviguer entre différents écueils dans son Examen du monde, fait d’ombre et de ténèbres, contraire à la vérité dans son ensemble. Il se sert évidemment de la littérature sapientiale de la Bible et évite de son mieux les citations d’auteurs grecs, ce qui pourrait le faire passer pour un adversaire impénitent de la tradition religieuse proprement dite. Même un penseur aussi tardif que Isaac Abrabanel ((1437-1508)) reproche vertement à Moïse de Narbonne d’avoir détourné le sens de la noétique maïmonidienne à son profit. Il va jusqu’à écrire que l’expulsion des juifs de la péninsule ibérique s’explique par l’abandon des juifs de la Tora de Dieu au profit des livres grecs…
Je rappellerai que certains prédicateurs immatures de la France méridionale de cette époque (Voir le sefer Minhat Quena’ot : Obole de jalousie) n’hésitaient pas à prêcher dans les synagogues locales que depuis la création du monde jusqu’au don de la Tora, tout n’était qu’image, figure et parabole… Pratique littéralement suicidaire puisque cela annihilait l’historicité du prologue patriarcal. Pour s’enraciner dans l’héritage ancestral, Yedaya reprend donc des passages des livres de Job, de l’Ecclésiaste, des Proverbes, des Psaumes et des Lamentations.
Certes, il envisage brièvement la problématique de la science divine et opte pour le champ d’application le plus large de celle-ci. Notamment la connaissance par Dieu des particuliers et la question de la Providence largement dépendante de la science divine. Est-elle créatrice de son objet ? Suffisait il que Dieu intelligeât une chose pour que celle-ci existât ? Et dans ce cas, quid du libre arbitre humain ? Il fallait se garder sur sa droite et sur sa gauche… Mais Yedaya ne cède pas sur l’essentiel, ainsi a-t-il bien choisi son camp quand il tente de faire revenir sur sa décision l’éminent rabbi Salomon ben Adret de Barcelone de condamner le parti des philosophes. On se souvient de son bel argumentaire en faveur des études philosophiques dans son Epître apologétique (Iggérét haitnatselout), texte édité et traduit en anglais par Abraham Shalom Halkin.
Je ne reviendrai pas sur l’armistice intervenu entre les deux partis opposés de la culture juive. Pourtant, il y va de l’essence du judaïsme au cours des siècles. Je rappellerai, pour mémoire, que cette interdiction d’étudier la philosophie avant l’âge de vingt-cinq ans (seuil du grand âge à cette époque-là) était battue en brèche par le père de Moïse de Narbonne lequel initia son fils au Guide dès l’âge de treize ans, âge de la bar-mitwa. Yedaya a probablement bénéficié de la même dispense.
Mais si l’histoire intellectuelle du judaïsme n’a jamais sombré dans le fanatisme et l’autarcie, c’est à l’autorité et au dévouement de penseurs comme Yedaya ben Abraham Bédersi que nous le devons. Ses successeurs lui ont rendu un hommage très mérité en ce qui concerne la propagation de la philosophie maïmonidienne en général ; je pense, entre autres, notamment au commentaire élogieux que lui adressera vers la fin du XVe siècle, le philosophe judéo-espagnol Abraham Bibago (ob. 1499) dans un de ses écrits, comme nous l’apprend Allan Lazaroff dans sa thèse. C’est donc un penseur d’envergure que nous nous apprêtons à découvrir dans cet ouvrage
Merci aussi à Monsieur René Gutman d’avoir mis cette nouvelle version revue et corrigée par ses soins à notre disposition.
Maurice-Ruben HAYOUN