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Abdennour Bidar, Génie de la France. Le véritable sens de la laïcité (Albin Michel, 2921)  

Abdennour Bidar, Génie de la France. Le véritable sens de la laïcité (Albin Michel, 2921)

 

Autant le dire d’emblée, j’ai bien aimé cet ouvrage que je trouve inspiré. Certes, le titre -et surtout le sous titre- peuvent laisser songeur le lecteur un peu sceptique, échaudé par tous ces titres qui promettent plus qu’ils ne tiennent. Ce n’est pas le cas de ce livre qui tente avec succès de cerner ce qui constitue le génie propre à notre pays, la France, victime de tant de mauvaises appréciations, venues de l’extérieur comme de l’extérieur. Le livre respire et diffuse un autre air : certes, il ne sombre guère dans un optimisme béat mais affronte victorieusement les défis et les découragements. C’est un livre riche, bien construit et très bien écrit, et tout cela par un brillant produit de notre enseignement supérieur. L’auteur est musulman de naissance mais pas de culture (au sens où il serait familier du mouvement philosophique de la falsafa), me semble-t-il, il aime ce pays, adhère à sa culture, s’identifie à son histoire constituée, comme partout ailleurs, de haut et de bas .

 

Je relève aussi d’emblée le titre de la première partie,  L’énigme durable de notre destinée. Oui, l’homme est une énigme pour lui-même et pour son environnement. Cela m’a fait penser à une idée qui se trouve chez Heidegger, la Geworfenheit, être geworfen (jeté) dans une époque, un lieu de naissance, une famille, un milieu social, que nous n’avons pas choisis et dans lesquels il nous faudra affronter l’existence. C’est la destinée qui nous est impartie… Les hasards de la naissance, des changements tant familiaux que nationaux ou religieux nous forcent à tenter d’établir un équilibre précaire entre des forces contradictoires. Les pays d’accueil ne sont pas toujours les pays de naissance et là s’avère ou ne s’avère pas la capacité de réaliser uns symbiose entre des cultures différentes. Par exemple, dans l’histoire religieuse du judaïsme, on compte trois symbioses plus ou moins réussies : judéo-grecque, judéo-arabe et judéo-allemande… Et pour ce qui est de l’Europe, on ne peut pas faire abstraction du socle vétérotestamentaire ou simplement judéo-chrétien.

Abdennour Bidar, Génie de la France. Le véritable sens de la laïcité (Albin Michel, 2921)

 

 

 

Pour les musulmans, c’est plus difficile que pour les juifs, par exemple, du fait de l’existence d’un judéo-christianisme de base qui fait de l’Europe et de sa culture un sous produit de ce mélange qui gît au fondement de la spiritualité européenne. En revanche, certains historiens des sciences religieuses pensent que l’islam est né de la volonté de s’opposer au fractionnement de l’essence divine (le Père, le Ils et le saint Esprit). L’une des écoles de l’islam médiéval, les mu »tzilites, a résumé sa doctrine première en deux termes : al ‘adl (la justice divine) wal-tawhid (l’unicité de Dieu). On lit dans le Coran nombre de versets qui adressent ce reproche de trithéisme au christianisme.

 

Enfin, en choisissant ce sous-titre (le véritable sens de la laïcité), l’auteur a voulu montrer que cette notion distinctive (le religieux, d’un côté, le politique ou le laïque, de l’autre) qu’il propose de redéployer, se niche au cœur même de notre histoire intellectuelle et spiriteulle française.

 

Si j’insiste sur ces points apparemment sans importance, c’est parce que cet auteur ne se contente pas, comme tant de détracteurs de la France, d’habiter ce pays, il y est né et il y vit. Il le considère à juste titre comme le sien, et cela réjouira toux ceux qui se font quelques soucis sur ce point précis. Et ce choix change tout puisqu’il démontre la compatibilité de nos valeurs respectives, et illustre la plus haute et la plus belle exigence de nos performances intellectuelles, l’universalité.

 

Dans cette recherche du génie de la France, l’auteur évoque aussi le non du général de Gaulle, lequel avait fait une déclaration, émouvant de sincérité, qui sonne comme une prophétie ou, au moins, une prémonition.  La citation exacte est la suivante : moi, Général de Gaulle, ai conscience de parler au nom de la France. Voici un grand soldat qui se laisse guider par son émotion, qui parle de conscience, donc d’une conviction intérieure enracinée, sûr d’être du bon côté, celui d’une France idéale, celle de la justice et de l’honneur. C’est aussi cela le génie mystérieux de ce pays.

 

Impossible de revenir sur toutes les idées de ce beau livre, je me contenterai, en le commentant, de suivre mes propres idées comme par exemple le caractère tempéré de l’essence française. C’est très bien vu, moi je parlerai de l’humanisme à la Française, non que je pense que l’histoire de la France commence avec 1789, mais parce qu’aucun autre pays n’a conçu le messianisme social et politique à une telle échelle, celle de l’univers tout entier. On le dit rarement car les renvois à la Bible sont mal vus sur les bords de Seine et dans le reste du territoire national, mais les Révolutionnaires ont repris (sans le savoir ?) les idéaux des vieux prophètes d’Israël. Lesquels s’adressaient au genre humain dans son ensemble ( habitants des îles lointaines, hommes vivant aux confins de l’univers).(Isaïe, VIIIe siècle AJC)

 

En ce lieu même, me revient en mémoire une citation de Levinas qui évoque la déclaration d’un juif, désireux, comme lui, de rejoindre la patrie des droits de l’homme : je veux vivre en France car c’est le pays où se sont réalisées les prédictions de nos vieux prophètes hébreux. Ce pauvre Juif faisait allusion à la devise de la Révolution, notamment à la fraternité universelle.

 

Cela fait aussi partie du génie de la France, généré par sa culture, enraciné dans son histoire ; cette capacité à dire non (Alain), parfois même un peu trop, et de gérer à sa façon les prétentions des religions bien établies et une critique presque instinctive de tout sacré, civil ou religieux. On aime s’en prendre à ce qui incarne ou symbolise l’autorité, on est revêche, contestataire de nature. Il existe ici une joie perverse qui se nourrit de tant d’iconoclasmes, ce qui entraine parfois, des effets paralysants dans tous les secteurs de la société. Et cet extrémisme n’épargne même pas la laïcité elle-même qui dégénère parfois en laïcisme : Telle est la contradiction du laïcisme ; en voulant faire de la laïcité une religion civile, il trahit le NON laïque à tout pouvoir exercé de manière absolutiste.

 

Au sujet de Carl Schmitt et de sa Politische Theologie, je retiens surtout l’idée d’une genèse religieuse du politique. L’auteur voulait montrer que la majorité des acquis sociaux, la législation sociale en vigueur dans tous les grands pays s’oignaient de la Bible et d’une philosophie religieuse. Comme d’ailleurs, le messianisme sécularisé de certains marxistes juifs…

 

Pourquoi une telle situation ? L’auteur a le mérite de remonter jusqu’u roi Philippe le Bel qui a accru considérablement les prérogatives du pouvoir royal, à l’encontre de la papauté qui a senti de quel bois se chauffait  ce monarque accapareur (entre 1303 et 1306, il profita des luttes intestines des communautés juives à cause du Guide des égarés de Maimonide et des études scientifiques pour expulser tout ce petit monde sans oublier de confisquer au préalable tous leurs biens…).  Si l’auteur me le permet, je dirais qu’en dépit de la lourde mainmise de l’église catholique sur le vécu et le penser en France, régentant ainsi presque tous les esprits et ne laissant de ce fait à l’esprit critique qui nous a rendus si célèbre, qu’une place infime, l’esprit français a fini par rependre le dessus.

 

Pourtant, malgré cette robuste tenue en laisse, un vieil oratorien du nom de Richard Simon  a fourni au XVIIe siècle un remarquable travail de critique biblique sous le titre Histoire critique du vieux Testament. Vous avez bien lu ; critique. Ce brave ecclésiastique, polyglotte et remarquable philologue sémitique, ne savait rien des mœurs politiques de ses collègues : Bossuet, évêque de Meaux, eut à connaître de la table des matières de ce livre iconoclaste et ordonna au lieutenant de police Monsieur de La Reynerie de saisir l’ensemble de la livraison. Heureusement, un  exemplaire unique échappa à la censure et permit la reproduction anastatique de cette Histoire critique… à Rotterdam… Mais entre-temps, le critique biblique française accusa un retard qui dura près d’un siècle et demi.

 

Cette apparente digression ne nous éloigne pas de notre sujet puisque la laïcité, au cœur du présent ouvrage n’est pas présente dans certains grands pays voisins de la France, notamment la Grande Bretagne et l’Allemagne et surtout  dans cette dernière qui a un tout autre rapport que nous à la littérature biblique. La religion, en Allemagne, est une matière académique comme les autres. Faire de sérieuses études de théologie catholique ou protestante, est chose courante pour les meilleurs esprits ; songez à Heidegger, à Schelling, à Fichte, à Hölderlin,  à Hegel et à tant d’autres dont certains firent leurs classes au Stift de Tübingen.

 

Le chapitre intitulé Face au puissant défi de l’islam mérite une attention particulière car il sous tend l’architecture de l’ensemble du livre. Il me semble aussi, avant d’entrer dans la discussion, que l’islam n’a pas voulu apprendre du judaïsme la conduite à tenir dans la culture européenne. Un exemple : en 1783, Moïse Mendelssohn, fondateur du judaïsme moderne, publiait, trois ans avant sa mort, un ouvrage intitulé Jérusalem ou pouvoir religieux et judaïsme. IL rejetait la thèse du tout religieux dans sa religion (un peu comme on parle de nos jours, du tout nucléaire) et réaffirmait au cœur du XVIIIe siècle européen, le principe de la laïcité de l’État, un État qui doit traiter tous ses citoyens d’une égale façon, sans tenir compte de la dénomination religieuse ou de l’appartenance confessionnelle… Un parfait découplage qui ne fut jamais appliqué puisque les Juifs des pays germaniques ne reçurent l’égalité des droits que bien plus tard. Mais je dois à la vérité de dire que tous les Juifs de l’époque, ou d’aujourd’hui, n’ont pas accepté de bon cœur ce qui leur paraissait être une concession insupportable à une idéologie étrangère, un renoncement. C’est aussi ce qu’on perçoit chez certains jeunes musulmans dans les banlieues  qui se sentent incompris. Mais la culture juive, la sensibilité juive et l’histoire juive, dans leur vis-à-vis permanent avec la société chrétienne, ont fini par trouver un modus vivendi, imposant le contenu du Décalogue à l’ensemble de l’Europe..  Le Décalogue est la constitution spirituelle de notre continent.

 

Il en est tout autrement avec les Arabo-musulmans dont le credo, qu’on le veuille ou non, est devenu la seconde religion de France . Et les éléments les plus politisés de cette population ne l’entendent pas de cette oreille. Un indice qui prouve qu’on a affaire à une affection de longue durée, il n’existait pas dans la langue arabe de terme pour désigner la laïcité, l’idée d’une sécularisation, stricto sensu. Ce sont des maronites libanais qui au début du XXe siècle ont jeté leur dévolu sur les termes arabes alamniya ou almanyya. Cette coupure entre le sacré et le profane n’existe  pas en islam, ce qui crée tant de tensions dans la société française contemporaine. Mais il n’est pas sans importance que ce soit des chrétiens orientaux qui aient comblé cette lagune, même si le terme retenu par eux ne couvre pas l’essentiel. Il s’agit de distinguer ce qui relève du monde de ce qui n’en relève pas.

 

Balayons devant notre porte : en hébreu aussi on constate cette même absence, le terme retenu pour dire le laïc ( hiloni) est de création récente et provient de terme profane (hol), dans son opposition au sacré (HOL  contre KODESH). Là encore, l’idée de laïcité n’est pas rendue au sens strict … Mais il suffit de parcourir la presse israélienne pour voir qu’un fossé sépare les laïcs des religieux. Même David Ben Gourion, le réalisateur du vœu de Herzl, s’est bien gardé de forcer la main des uns ou des autres. Petit à petit, les choses se remettent en place ou s’aggravent. Nul n’a suffisamment de courage ou d’autorité pour procéder aux ajustements qui s’imposent.

 

Il existe des différences entre ces deux domaines religieux, judaïsme et islam, mais on discerne aussi des ressemblances. Certes, le judaïsme talmudique est devenu une sorte de nomocratie, le règne absolu de la loi, mais il a su préserver un espace pour la spéculation philosophique. C’est la différence majeure entre les deux croyances. Alors que les élites juives ont su poursuivre l’élan philosophique du Moyen Age avec Maimonide et ses commentateurs jusqu’à la Renaissance et le siècle des Lumières, Averroès est resté sans successeur digne de ce nom en milieu musulman. Ses héritiers sont soit juifs soit chrétiens.

 

 Or, au beau milieu du XIIe siècle, ce célèbre commentateur d’Aristote a théorisé dans un magnifique traité (Le Traité décisif, Fasl al-maqal)) les relations entre la philosophie et  la religion. En fait, il a légitimé la pratique philosophique au sein de la communauté islamique. Si l’averroïsme avait effectué une percée, on aurait aujourd’hui moins de difficulté. Reste à s’interroger sur cet échec historique, mais cela dépasserait le cadre du présent ouvrage, si brillant soit-il.

 

Je dois néanmoins souligné un fait historique unique : c’est un musulman andalou du XIIe siècle, Abu Bakr ibn Tufayl qui fut le premier à faire une critique philosophique de la Révélation et de toute tradition religieuse. Dans son conte philosophique Risalat fi Hayy ibn Yaqzan il relate le développement intellectuel  d’un solitaire qui découvre, tout seul en s’aidant de son seul esprit d’observation, les mystères physiques et métaphysiques de l’univers et de sa cause efficient, Dieu. Mais il enregistre aussi un cuisant échec lorsqu’il s’est agi de hisser le vulgaire au même niveau intellectuel que notre médecin-philosophe. Ce fut un échec sur toute la ligne. Les gens du peuple ont préféré les grossiers symboles de la religion populaire, condamnant les philosophes à devenir des ermites sur une île déserte.

 

Celles et ceux qui refusent la laïcité sous toutes se formes ont pour habitude d’opposer justice divine et justice humaine, ordonnance divine et ordonnance civile. La Raison universelle peut-elle soutenir le face-à-face avec la Révélation ? Aux yeux du croyant, c’est peu probable. Se pose donc le problème de la transcendance. Comment bâtir quelque chose de durable, de fort, d’éternel si on évacue la transcendance ? Nietzsche a eu beau clamer la mort de Dieu, celui-ci est toujours là, plus présent que jamais et anime les revendications de certains que la République ne peut satisfaire sans s’auto renier. Les valeurs font elles le poids face aux décrets divins (oumorat Allah) ?. Les décrets divins sont réputés insondables… et intouchables. D’où la nécessité de revoir la notion du sacré dans notre vie sociale.

 

J’ai conscience de faire long, le sérieux des problématiques traitées dans cet ouvrage ne me laisse pas d’autre choix. Alors, introuvable laïcité ? Ou comment concilier démocratie et république ? Ce n’est pas une mince affaire et il faudra faire preuve de beaucoup de pragmatisme pour réunifier cette France républicaine et laïque avec ces nouveaux-venus qui ne devraient pas recréer ici même ce qu’ils ont laissé derrière eux, là-bas.

 

Pour ne plus susciter tant d’inquiétudes ni tant de noires arrière-pensées, cette nouvelle religion devrait satisfaire à trois exigences : respecter à la lettre la stricte égalité entre les hommes et les femmes, récuser le moindre exclusivisme religieux et pratiquer sans crainte  la critique textuelle du Coran. C’est alors que l’islam deviendra une religion européenne comme les deux autres branches du monothéisme abrahamique. Et nous n’aurons plus besoin accentuer les effets de la laïcité, qui sera lors acceptée par tous.

 

Pour finir, je laisse la parole à l’auteur de ce livre si profond et si novateur :

 

 Ce que vise à libérer la laïcité, par conséquent, ce n’est pas uniquement la liberté des hommes, c’est le sacré lui-même ; c’est pour lui aussi « qu’elle a laissé vide la place de la croyance», pour lui est le vide par excellence. Ainsi, la laïcité libère-t-elle simultanément la liberté  des hommes et la transcendance du sacré--- et peut-être, d’ailleurs, au fond, les deux, transcendance et liberté, sont-ils synonymes.

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