Flora Hogman, Le récit d’Erica, enfant cachée dans la France occupée (Albin Michel)
Avant de dire de quoi il est question dans ce livre si émouvant, il convient de féliciter les éditions Albin Michel de publier un tel témoignage si poignant, si incroyable, émanant d’une petite fille juive, ayant perdu son père (Éric) à l’âge de deux ans, et apprenant par la force des choses que sa chère mère qui l’avait confiée à une institution religieuse catholique, ne la reverra plus, contrairement à la promesse faite de revenir la chercher, un jour. Ce jour n’est jamais arrivé et la petite fille, devenue adolescente, a puisé en elle-même une puissante résilience qui lui a permis de se refaire et de se reconstruire… C’est pourquoi j’attire d’emblée l’attention du lecteur sur le titre qui apparaît en pleine page avant le texte : Uns histoire de perte, d’amour et de guérison…
Flora Hogman, Le récit d’Erica, enfant cachée dans la France occupée (Albin Michel)
C’est une sorte de trinité juive qui résume bien le parcours du peuple d’Israël dans le monde : victime de tant de haine, de persécutions et d’angoisse, ne perdant jamais la foi en sa mission et en son avenir, et enfin l’apothéose, le couronnement d’une vie faite de courage, voire de témérité.
Une dame d’âge mûr fouillant dans de vieux papiers chez elle, découvre un manuscrit qui se trouve être ce qu’elle a écrit un peu plus d’un demi siècle auparavant et où elle parle d’elle à la troisième personne. Nous devons faire parfois d’étranges découvertes, peut-être guidé par la divine Providence qui confie à d’humaines mains le soin d’exhumer de tels témoignages. Qui nous auraient manqué, s’ils n’avaient pas été d’un oubli immérité : les sentiments personnels d’une enfant qui migre d’un couvent à l’autre, d’une famille chrétienne à l’autre, certes bien traitée mais n’ayant jamais eu la chance de vivre la vie des enfants de son âge. Et cette attente, interminable, d’une enfant qui se languit de celle qui l’a mise au monde, la seule personne qui l’ait vraiment aimée, et à laquelle, après mûre réflexion, les sœurs religieuses finissent par lui dire que celle qu’elle attend ne reviendra plus. Il n’y a pas de mièvrerie dans ce cas précis. Cette petite fille demande à Dieu directement de veiller sur sa mère et surtout de la lui rendre…
Cette angoisse m’a rappelé un autre cas, celui de Martin Buber (mort en 1965 à Jérusalem) et dont la mère s’était enfuie avec son amant alors qu’il n’avait pas encore trois ans. Ce sont ses grands parents paternels qui l’élevèrent, le temps que son père refasse sa vie et vienne le chercher. Mais lui aussi attendait sa mère… en vain. Un jour, alors qu’il échangeait avec la baby-sitter qui le gardait, il lui demanda quand donc sa chère mère viendra-t-elle le chercher. La réponse qui le traumatisa jusque dans ses vœux jours, fut : ta mère ne reviendra plus jamais ! Comme Buber, Erica dut se reconstruire et vivre avec cette déchirure.
Le récit d’Erica m’a aussi fait penser à une idée de Heidegger, la Geworfenheit, le fait d’être littéralement jeté dans un lieu, une famille, une époque, ou une religion que vous n’avez pas choisis. C’est ce qui est arrivé à Erica qui reconnait la bienveillance des sœurs religieuses à son égard mais qui fit d’autres expériences moins harmonieuses. Et toujours cette peur qui ne la quitte jamais au moindre bruit d’un moteur, annonciateur de l’avancée des troupes allemandes venues fouiller le village au-dessus de Nice, maison par maison pour capturer des juifs qui s’y cachent.
S’ensuivent quelques chapitres qui montrent combien ces enfants cachés et survivants n’ont jamais eu de vie d’enfant. J’ai été très attristé de lire que certains, mus, certes, par de bons sentiments, avaient pratiqué (encore une fois sans mauvaise arrière-pensée) ce que le grand rabbin Jacob Kaplan avait dénoncé comme étant un pillage des âmes : c’est ainsi qu’il faut comprendre ces tentatives excessives de christianisation. Mais il faut rendre hommage aux chrétiens nobles qui ont fait honneur au message du Christ et des Évangiles en sauvant leurs frères juifs menacés d’extermination. Je n’ai pas souri en lisant ces controverses théologiques entre collégiennes sur la crucifixion et l’insoutenable accusation de «peuple déicide». Mais heureusement, les gens de confessions différentes, tout en étant si proches, ont fini par s’entendre.
Il faut lire ce livre avec beaucoup d’attention, presque de recueillement. Surtout la partie finale où l’auteur raconte son histoire, celle qu’elle seule pouvait raconter en toute légitimité.
Ce témoignage m’a aussi fait penser à un vieux livre de Claudine Vegh, Je ne leur ai pas dit au revoir (Gallimard, 1980) où l’on recueillait le témoignage d’enfants de déportés… C’est le cas d’Erica qui reprend ce titre dans les poèmes à la mémoire de cette mère qu’elle ne reverra plus jamais.
L’absence est parfois omniprésence, on pense sans cesse à l’être attendu mais qui ne vient pas.
Le mieux est de laisser la parole à l’auteure qui revient dans un épilogue sur les circonstances entourant la naissance de cette histoire si personnelle et la décision de la relater à la troisième personne. Cette confession, pour ainsi dire, est presque aussi poignante que le récit lui-même. La citation qu’on va lire culmine avec cet aveu qui sonne comme une oraison jaculatoire : Je suis une enfant de l’Holocauste… C’est le terme qu’il faut retenir de tout cela :
C’est au début des années 1970 que je compris que je devais me colleter sérieusement avec la guerre que j’avais traversée, enfant. J’ai décidé de porter un regard neuf sur mon passé. Je n’étais pas cette fille française, protestante, puis athée. J’étais une enfant de l’Holocauste. C’était bien mon histoire. Je détestais cette idée, mais je voulais, je devais comprendre cette partie de mon existence ; Car je lui appartenais autant qu’elle m’appartenait. J’allais devoir trouver une manière de l’intégrer dans la conscience que j’avais de moi-même. Tout compte fait, il me fallait passer par cette étape. Si je n’avais pas de véritable récit à raconter jusque-là, c’était parce que j’avais échappé à la guerre, mais aussi et surtout parce que j’avais enfoui mon histoire au plus profond de moi…