Abu Bakr ibn Tufayl, philosophe arabo-andalou, apôtre de l'islam libéral
L’actualité politique dans notre pays a placé l’islam et ses adeptes au centre même de la campagne électorale, au point d’occulter toutes les autres questions, si urgentes soient-elles. Pourtant, si l’on veut bien jeter un regard un peu moins rapide que ce qui se fait ces jours-ci, on se rend compte qu’un certain islam n’est pas à exclure d’emblée, qu’il a pris sa part au mouvement des Lumières médiévales et apporté sa contribution aux thèses philosophiques sur l’essence même de la religion.
Nous avons affaire avec Ibn Tufayl à une approche philosophique de la religion révélée en général, et en cela l’auteur a illustré une sorte d’humanisme islamique, assez oublié ces temps-ci…
Abu Bakr ibn Tufayl, philosophe arabo-andalou, apôtre de l'islam libéral
Le premier penseur à avoir procédé à la critique philosophique des traditions religieuses et de l'idée même de révélation divine fut Abu Bakr ibn Tufayl (1110-1185). Ce qui en fait le précurseur de Descartes, de Leibniz et de Spinoza. Et des Lumières européennes au XVIIIe siècle.
Au cours du Moyen Age, son épître sur les rapports entre la Raison et la Révélation fut traduite en hébreu et Moïse de Narbonne (1300-1362) en fit un grand commentaire qui irrigua toute la spéculation philosophique qui s’ensuivit. On peut dire que c'est cet auteur arabo-andalou qui inaugura les Lumières médiévales, celles de Cordoue, annonciatrices de celles de Berlin au XVIIIe siècle. C’est dire combien la culture universelle est redevable à ce sage Andalou qui sut préserver, dans sa propre communauté religieuse, les droits de l’intellect humain et prôné la tolérance.
L'Europe, et surtout la France en cette période de fièvre électorale, cherche presque désespérément un modèle d'intégration de l'islam. On peut trouver un modèle, un ilot, dans le passé, à une époque où émergeait un islam éclairé, libéral, du moins dans certaines couches supérieures de la population. Avec sa célèbre épître mystique qui se lit comme un roman philosophique, intitulé Hayy ibn Yaqzan (Vivant fils de l’éveillé), ibn Tufayl, médecin-philosophe et protecteur du jeune Averroès à la cour du calife, sut montrer que le fondamentalisme n'était pas la bonne voie mais que l'examen critique du monde, guidé par les seules facultés humaines, pouvait édifier les hommes de bonne volonté et instaurer la paix religieuse.
Le roman philosophique d'ibn Tufayl a joué un très grand rôle dans l'évolution de la philosophie politique au Moyen Age. L’Epître de Hayy ibn Yaqzan traitant des secrets de la sagesse orientale a été écrite entre 565/1169 et quelques années précédant le décès de l'auteur qui eut lieu en 1185. Ce fut donc une œuvre d’âge mûr…
En 1671, pratiquement un demi millénaire après sa rédaction, à Oxford, Edward Pocock, hébraïsant et arabisant, en fit paraître le texte arabe muni d'une traduction latine laquelle fut suivie de trois autres, toutes fondées sur la précédente: en anglais, en hollandais et en allemand (1726). La traduction hébraïque anonyme fut commentée en 1349 par Moïse de Narbonne et connut un grand succès.
Comment et pourquoi ibn Tufayl a-t-il rédigé une telle épître? Tout d'abord, l'auteur en a certainement emprunté le titre à ibn Sina (Avicenne) tout en développant une thèse philosophique très différente: par sa théorie de l'émanation qui fait de l'intellect agent, la dernière intelligence séparée, le dispensateur des intelligibles à l'âme humaine, ibn Sina retira à celle-ci cette fonction fondamentale qu'est l'abstraction des intelligibles. S'étant interrogé sur l'unité de l'intellect humain, ibn Tufayl reprend le nom qui désigne l'intellect agent pour l'attribuer à l'homme (en l'occurrence Hayy ibn Yaqzan, nommé par Pocock Philosophus autodacticus) lequel va retrouver seul les sciences et la philosophie usant bien évidemment de l'abstraction intellectuelle que lui retirait ibn Sina, la source philosophique d'ibn Tufayl.
Le but de l'auteur était de prouver que la vraie Révélation se niche dans l'intellect humain. La religion n'est jamais que la première éducatrice de l'humanité. Au fur et à mesure que l'esprit humain se développe, il devient autonome et s'affranchit de cette pesante tutelle qui n'est nécessaire que pour les masses incultes.
Résumons l'histoire de ce conte philosophique brièvement: Dans une île déserte de l'Inde située sous l'Équateur, un enfant naît, sans père ni mère, et qui n'est autre que Hayy. Mais Ibn Tufayl accepte deux origines, l’une naturelle, et l’autre romanesque… Le nouveau-né est adopté par une gazelle qui l'allaite et lui sert de mère. Esprit supérieurement doué, il parvient par lui-même à découvrir les plus hautes vérités physiques et métaphysiques.
Le système philosophique auquel il aboutit est évidemment celui des falasifa (penseurs d'obédience gréco-arabe) et le conduit à chercher dans l'extase mystique l'union intime avec Dieu, ce qui équivaut à la plénitude de la science et à la félicité éternelle.
Retiré dans une caverne, Hayy s'entraîne à séparer son intellect du monde extérieur et de son propre corps, grâce à la contemplation exclusive de Dieu et afin de s'unir à lui. La rencontre avec Açal, prince déçu par l’esprit grossier de ses sujets, change tout: au cours de ses conversations avec Hayy, ce pieux personnage venu de l'île voisine pour s'adonner à une vie ascétique, découvre à son grand étonnement que la philosophie propre à Hayy recommande une interprétation transcendante non seulement de l'islam qu'il professe mais aussi de toutes les autres religions révélées.
Açal entraîne son nouvel ami Hayy dans l'île voisine gouvernée par le pieux roi Salaman l'incitant à répandre les vérités sublimes qu'il a découvertes. Mais cette tentative échoue et nos deux Sages sont contraints de convenir que la pure vérité ne saurait être destinée à ces "mauvaises gens" pour qui comptent les seuls symboles dont s'entoure la loi révélée.
Les deux hommes s'en retournent vivre une vie d'esseulement et de méditation sur leur île déserte, non sans avoir, au préalable, recommandé aux hommes simples d'observer fidèlement la religion de leurs pères. Dans cette épître, l'auteur a cherché à démontrer que l'intelligence humaine était capable de découvrir les sciences, de pressentir Dieu par-delà le monde de la génération et de la corruption, et de s'unir, enfin, au prix d'un ultime effort, à son créateur.
Mais ibn Tufayl insiste avant tout sur le mode de connaissance assez particulier pour parvenir au stade ultime de cette connaissance extatique qui trouve son couronnement dans l'union mystique avec Dieu. Puisque cette forme de connaissance est le but auquel aspirent les adeptes de la sagesse, ibn Tufayl se propose d'indiquer, à ceux qui le désirent, les résultats auxquels il est parvenu:
"Nous voulons... te faire rentrer dans les chemins où nous sommes entré avant toi, te faire nager dans la mer afin que tu arrives où nous sommes arrivé, que tu voies ce que nous avons vu et que tu constates par toi-même ce que nous avons constaté."
Quelles leçons pouvons nous tirer de ceci? Il n'existe pas, à l'évidence, d'opposition fondamentale entre la philosophie (mysticisante) d'une part, et la religion révélée d'autre part. Il n'y a qu'une vérité susceptible d'apparaître sous deux formes d'expression différente: la première, symbolique et imagée pour le vulgaire, la seconde, pure et exacte, réservée à l'élite. Parvenu à l'apogée de la spéculation, le philosophe peut réaliser l'union avec l'intellect agent.
L'intellect hylique, ainsi nommé parce qu'engagé dans la matière, peut, avec le concours de l'intellect agent, parvenir à la vérité. Cette idée relativise l'importance dévolue à la révélation et au contenu positif de la religion en mettant l'accent sur les ressources d'une intelligence humaine s'exerçant suivant des normes strictes, on croirait lire une page du traité de Kant, La religion dans les strictes limites de la raison…: que l'on relise les passages de l'épître où Hayy progresse de démonstrations simples en démonstrations de plus en plus complexes pour parvenir enfin aux vérités physiques et métaphysiques!
La dernière leçon, la plus importante au regard de notre sujet, est de nature politique: la société humaine est irrémédiablement corrompue et seule la religion populaire peut lui convenir. Toute tentative de la réformer dans le sens d'une plus haute intellectualité (pour ne pas dire spiritualité) est fatalement vouée à l'échec. Au vrai Sage il ne reste que le chemin de la solitude sur les hautes cimes de la raison pure.
Maurice-Ruben HAYOUN