Milan Kundera, Un Occident kidnappé. Ou la tragédie de l’Europe centrale. (Le Débat) Gallimard
Vous ne lirez pas ces textes si forts sans une certaine émotion. Tant d’eau a coulé sous les ponts depuis 1983, mais la gravité de l’enjeu persiste. Certes, l’URSS n’existe plus et le danger d’une invasion a disparu. Il faut se remettre dans l’atmosphère de l’époque où les missiles étaient braqués sur l’Europe occidentale tandis que la partie centrale et orientale du continent vivaient sous la botte de l’armée Rouge. L’Europe était alors plus divisée que jamais. On craignait que les blindés soviétiques, massés aux frontières de la RDA, ne déferlent sur les membres européens de l’OTAN. Mais ceci ne sert que de toile de fond à cette belle plaquette.
Milan Kundera, Un Occident kidnappé. Ou la tragédie de l’Europe centrale. (Le Débat) Gallimard
On veut ici nous parler de culture, de survie intellectuelle et spirituelle de petits pays, menacés de disparition suite à des pressions de deux ordres : l’oppression militaire et les menaces diverses d’extinction linguistique. Ici, c’est la langue tchèque et le devnir de la culture de la nation tchèque qui sont en jeu.
Le discours de Kundera occupe le plus grand espace de ce livret mais on lit aussi avec émotion deux autres textes qui lui servent de cadre et de présentation. Les auteurs de ces deux textes ont fait preuve d’une rare courage en défiant plus ou moins ouvertement le pouvoir communise qui tenait les intellectuels, les écrivains et autres créateurs d’une main de fer. Or, ces hommes n’ont pas hésité à secouer le joug, la pensante tutelle du parti communiste, lors d’un congrès de l’association des écrivains. Les auteurs eurent le courage de revendiquer publiquement la liberté de créer, de penser et de cultiver des valeurs étrangères, ) la police de la pensée.
Le leitmotiv de ce livret est la revendication de la liberté politique et l’autonomie de la culture dans son ensemble : la culture ne doit pas être tenue en laisse comme l’exigent les thuriféraires du régime communiste. Mais parallèlement à de telles revendications, il existe un enjeu interne à toutes ces cultures des petits États européens, situés aux marges orientales du continent : et c’est principalement le cas de la nation tchèque mobilisée pour la circonstance.
Rappelons les faits : dans la ville de Parque, ville de Franz Kafka, la classe intellectuelle s’exprimait le plus souvent en allemand au point qu’on parlait du danger (ou du bienfait ?) de la germanisation de la culture… Si toute l’élite intellectuelle se mettait à opter définitivement pour la langue de Goethe, c’en serait fini pour la langue du pays, une langue presque laissée à l’abandon et qui n’a dû sa survie qu’à la volonté tenace de ne pas laisser cet héritage précieux disparaitre dans une trappe. Mais les intellectuels qui veillaient sur les intérêts spirituels de la nation tchèque ont compris que l’une des voies de sauvetage de cette culture ignorée était de produire des traductions sur une très grande échelle : pour sauver la langue tchèque, il convenait de traduire dans cette langue plutôt méconnue le maximum d’œuvres de la littérature et de la philosophie. Ainsi, on réintégrait à la culture universelle un patrimoine culturel promis à la disparition à bas bruit. Du coup, le traducteur devenait l’égal de l’écrivain à part entière. Et c’est cette catégorie de transmetteurs qui a sauvé la langue tchèque de la disparition pure et simple.
Le rôle joué par l’intelligentsia germanisée est particulièrement perceptible chez les juifs de Prague ou d’autres villes tchèques. La plupart des rabbins en poste à Prague et d’autres cités tchèques avaient reçu une formation en allemand. Même Léopold Zunz, le père-fondateur de la Science du judaïsme (Wissesnchaft des Judentums) qui avait candidaté pour le poste de rabbin de la communauté ne parlait que l’allemand. Les autres intellectuels du moment nous ont eux aussi transmis des œuvres majoritairement en langue allemande. J’ai déjà mentionné plus haut le cas paradigmatique de Kafka…
Dans sa brève mais lumineuse présentation du beau texte de Milan Kundera, Pierre Nora met l’accent sur les thèmes de ce discours en soulignant qu’il a exercé une influence considérable au plan culturel mais aussi politique. Le discours de Kundera fut immédiatement traduit en toutes les langues européennes. Il rappelait à ses lecteurs que on pays, l’exemple même de la petite nation, faisait partie intégrante de l’Europe et qu’il convenait de ne pas se désintéresser de son sort. Son éventuelle disparition causerait un grand dommage à l’ensemble de l’Europe.. Il misait aussi sur la vitalité culturelle d’un peuple qui ne voulait pas mourir. Il est incontestable que cette vingtaine de pages constitue une grande et émouvante manifestation de l’esprit qui se dresse contre la tyrannie et veut étouffer dans l’œuf ou noyer dans le sang toute contestation de sa légitimité. On se souvient de la théorie de Léonid Brejnev concernant la souveraineté limitée des pays satellites de l’URSS… Elle permettait d’intervenir militairement chez n’importe quel pays-frère menacé par la contestation du régime en place.
Ces pays d’Europe centrale dont Kundera se fait le grand défenseur ont fait l’objet d’un véritable rapt de la part d’une puissance hégémonique aujourd’hui disparue. Ce fut une tragédie que l’on n’a pas pu empêcher au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Et les victimes de cette impuissance se comptent par millions de morts.
Dans son vibrant plaidoyer en faveur de ceux qui ont aidé à faire refluer l’impérialisme russe, Kundera parle aussi des intellectuels juifs auxquels il rend hommage, sans la moindre réserve.
Voici ce qu’il écrit : Et tous ceux que je viens de nommer sont juifs… C’est pourquoi je les aime et je tiens à leur héritage avec passion et nostalgie, comme si c’était mon propre héritage personnel. Une autre chose me rend la nation juive si chère ; c’est dans son destin que le sort centre-européen me semble se concentrer, ei refléter, trouver une image symbolique… En ffet, que sont-ils les juifs, sinon une petite nation, la petite nation par excellence, la seule de toutes les petites nations de tous les temps qui ait survécu aux empires et à la marche dévastatrice de l’Histoire ?
Kundera signale que le père de Kafka, Hermann, maîtrisait la langue tchèque tandis que son fils Franz avait entièrement adopté la langue allemande. Ajoutons que si tel n’’avait pas été le cas, cette œuvre puissante n’aurait jamais connu la même diffusion ni la même célébrité.
Quand on pense que peu d’années après la tenue du discours de Kundera, l’URS allait enfin s’effondrer, on admire l’espoir visionnaire, prophétique de l’auteur. Et j’ai bien aimé cette communauté de destin entre les juifs et les nations du centre-europe. C’est un hommage rendu à l’identité juive dans l’identité européenne.