Édith Bruck, Le pain perdu. Éditions du sous-sol, 2021
Le titre de cet ouvrage parait bien inoffensif, anodin , il entretient même l’idée que nous allons lire un récit paisible, serein ; car quoi de plus rassurant que du pain, même perdu puisque cela évoque une pratique culinaire très prisée ? Eh bien, vous n’y êtes vraiment pas.
Il s’agit du récit d’une fille juive vivant en Hongrie pendant la Seconde Guerre mondiale, dans un village apparemment à l’abri du drame mondial qui se déroule loin, très loin de chez elle. Il s’agit d’une famille juive un peu pratiquante et qui se reconnait comme citoyenne du pays magyar, entretenant de bonnes relations avec la plupart de ses voisins. Et, curieux hasard en raison de ses connotations avec la Pâque juive, Pessah et matsa, la fête de l’azyme, on prépare ce type de pain prescrit par la Bible durant cette période. La mère de famille, aidée de ses filles, dont la future narratrice de cette saga familiale, met au four cinq miches de pain dans le but de les consommer durant une fête qui proscrit tout levain ou pain levé… Tout semble être calme quand soudain des coups se font entendre contre la porte. La famille n’attend personne et n’a même pas le temps d’aller ouvrir, que deux gendarmes hongrois hilares défoncent la porte, ordonnent aux présents de se lever et de prendre du linge de rechange pour une seule journée. Le tout en cinq minutes ! La mère réclame l’autorisation de récupérer son pain pour le cas où, refus des forces de l’ordre, d’où le titre, le pain qu’on a perdu. Mais je pense que la narratrice a voulu faire son profit de l’arrière-plan biblique, du livre de l’Exode où on lit que les Hébreux, chassés d’Égypte, ne purent pas attendre que le pain, prévu comme viatique, lève. Ils durent se contenter de pain azyme…
Édith Bruck, Le pain perdu. Éditions du sous-sol, 2021
L
Partant, dès le début, on baigne dans une atmosphère symbolique puisque cela montre que depuis les origines, le peuple d’Israël a souffert d’arrachements successifs, le premier gisant au fondement même de son histoire tumultueuse… La sortie d’Égypte. On pourrait presque deviner la suite : embarquement brutal dans des trains à la gare, les passagers, tous juifs, ignorent tout de leur destination. Pour la jeune fille et une partie de sa famille, c’est une course éperdue ; et il y aura cette arrivée dans le premier camp de concentration où la vie et la mort dépendent d’un simple détail : aller à droite ou à gauche… La narratrice relate que le jeune soldat qui supervise le triage des déportés la repousse à coups de crosse lorsqu’elle veut emboîter à sa mère, laquelle, engagée dans la mauvaise direction, sera suppliciée le jour même de son arrivée au camp. Il lui a sauvé la vie…
S’ensuivent différentes destinations, où le régime est toujours le même : un glénoïde qui ne faiblit pas. La narratrice décrit ce qu’elle a subi au quotidien : privation de nourriture, régime alimentaire de famine, elle fut témoin de scènes atroces où des enfants arrachent le pain de la bouche de leurs parents et inversement, toute la panoplie des crimes odieux dont les nazis et leurs sbires se sont rendus coupables… J’ai du mal à résumer tout cela, préférant laisser au lecteur, s’il en a le courage, le soin de le découvrir par lui-même en lisant le livre. Ces cadavres qui jonchent le sol, ces agonisants qui râlent encore à voix basse, ces déclarations de kapos, femmes et hommes, qui disent à l’enfant (elle n’a pas encore quatorze ans) qu’elle ne reverra plus jamais sa mère, en montrant du doigt les fumées pestilentielles s’échappant des cheminées du camps. L’horreur absolue.
Quand soudain ce ciel sombre finit par s’éclaircir, après tant d’années de survie, avec le réveil un beau matin, sans les hurlements des chiens loups des gardiens, pas un bruit, plus aucun soldat allemand à l’horizon : les alliés (Américains et Britanniques) sont là.
Commence alors une autre série de difficultés que tous les survivants de la déportation ont connu, dans l’indifférence générale : comment retrouver les leurs ? Sont ils encore vivants, morts ou disparus sans laisser la moindre trace ? Et surtout comment se rendre à Budapest pour y retrouver de la famille, visiter laa bicoque familiale dans leur village… Après moult rebondissements, les deux sœurs arrivent dans leur village et découvrent un gîte vide, entièrement pillé, des voisins qui semblent avoir la berlue en les voyant, pensant qu’ils étaient tous morts… Même les membres rescapés de la famille ont, durant la guerre, changé, les liens internes se sont relâchés, bref nos deux rescapées ne sont plus les bienvenues et doivent partir, poursuivre leur odyssée .. Bref, plus personne ne veut d’elles, mais une porte s’ouvre largement, le nouvel État juif, Israël, où les deux jeunes filles ont de la famille.
Après bien des vicissitudes et une traversée qui ne fut pas de tout repos, sans oublier les sollicitations masculines pensant sur deux séduisantes jeunes filles, on arrive en Israël où le tout jeune État manque de tout. On les presse de s’enrôler dans l’armée pour défendre le pays contre les Arabes… On leur propose même de se marier, ce qui leur procurera un logement et une aide financière minimale. Nécessité faisant loi, la narratrice relate comment elle crut tomber amoureuse d’un compagnon en Israël, mais sa jalousie obsessionnelle rend la vie du couple invivable. En outre, ce mari jaloux ne veut pas d’enfant au motif qu’il n’aurait pas les moyens de le nourrir. Il y a dans cette partie du récit, des tensions terribles entre juifs qui rappellent qu’en 1948 et au cours des années cinquante la vie n’était pas rose au sein de l’État juif. Des faits, des événements qu’il vaut mieux oublier afin qu’ils ne polluent pas notre mémoire. Au fond, les Juifs sont des êtres comme les autres… Mais si la narratrice a gardé la foi de ses ancêtres, elle n’a pas été séduite par la réalité en Israël, surtout en ce temps là.
Finalement, ce n’est pas le rêve israélien qui retient notre héroïne laquelle profite de la première occasion pour prendre la large et découvrir le vaste monde du bon Dieu, même si elle adresse une lettre rude à ce même Dieu, resté insensible alors qu’on gazait à Auschwitz et ailleurs, les hommes, les femmes et les enfants.. La narratrice devient danseuse de cabaret et fait halte à Istanbul, Athènes, Naples et Rome. Elle finit par trouver le bonheur, l’amour d’un homme qui reconnait ses talents littéraires et qui rendra l’âme entre ses bras. Et elle adopte l’Italien qui le lui rend bien puisqu’elle écrit en italien.
J’ai été ému à la lecture de la lettre adressée à Dieu, cela m’a rappelé un autre rescapé des camps, Elie Wiesel qui, lui, citait Dieu à comparaitre devant un tribunal. Depuis la Shoah, les philosophes éthiques se sont demandé comment cela avait été possible. Fallait il pardonner aux bourreaux ? Fallait-il incriminer Dieu en personne ? Qui le ferait après avoir vécu l’inimaginable ? L’auteur se pose la question de la théodicée : existe-t-il une justice divine ? Faut-il s’en remettre à elle ? Et de redire la foi naïve de sa pieuse mère qui s’en remettait à Dieu pour tout, la vie, la mort, le bonheur, la santé, etc… La narratrice dit aussi des paroles touchantes concernant son propre père, enfant inoffensif jeté dans un monde de barbarie mécanique, inhumaine. Un homme qui n’a jamais repris le dessus dans la guerre du quotidien. Une image qui m’a marqué : pourquoi Dieu n’a-t-il pas brisé ce doigt du Dr Mengele indiquant la droite ou la gauche aux êtres défilant devant lui, allant soi vers l’enfer immédiat des fours crématoires ou l’enfer des expériences sur les cobayes humains…
La narratrice demande cependant une faveur à la divinité : lui laisser la santé et le lucidité pour pouvoir témoigner face aux jeunes générations. Dans les écoles, les universités, les associations…
Un livre poignant, à lire absolument.