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Primo Levi, Auschwitz, ville tranquille, Albin Michel, 2022

Primo Levi, Auschwitz, ville tranquille, Albin Michel, 2022

 

 C’est une lecture qui vous saisit et ne vous lâche plus, tant que dure l’étude un peu déroutante de ce recueil d’œuvres du plus célèbre rescapé du génocide, de la Shoah. J’ai mis un peu de temps avant de rentrer dans l’esprit de ce livre qui, une fois que j’avais serré la question de plus près, se révéla à moi dans toute sa richesse cauchemardesque, inhumaine.

 

Primo Levi, Auschwitz, ville tranquille, Albin Michel, 2022

 

 

 

 Replacées dans son contexte historique ou plutôt psychologique, j’ai compris pourquoi Primo Levi (1919-1987) a choisi de s’exprimer de cette façon qui requiert  pratiquement l’application d’une interprétation allégorique : le message est au second degré. On fait  semblant de parler de quelque chose d’évident, de normal, mais en réalité le message envoyé se situe ailleurs, notamment dans la description de cet univers concentrationnaire qui défie l’imagination humaine.. Une citation, très brève, résume tout le propos d’un auteur, conscient que ses congénères en ont assez de ces jérémiades, ne veulent plus se laisser gagner par la tristesse et l’indignation, pourtant, Primo Levi dit ce qu’il a à dire. Il contourne les difficultés de ses auditeurs ou lecteur : La mauvaise nouvelle de ce qu’Auschwitz l’homme a été capable de faire à l’homme…

 

Cette déclaration en dit infiniment mieux et plus que n’importante quel exposé sur cette terrible question. J’ignorais que Levi avait eu de grosses difficultés à éditer ses livres qui ont fini par connaître une notoriété mondiale. Et cela, l’auteur l’a très mal vécu, notamment lorsqu’il apprit que son manuscrit avait été refusé par une personne de confession juive. C’est cette coupable indifférence que l’auteur veut combattre avec ses chétifs moyens. Mais Levi n’est pas le seul à avoir été prié de changer de discours ou simplement de cesser de ressasser de douloureux souvenirs que le monde entier, sauf les rescapés, le survivants , voulait oublier enfin… Le phénomène n’est pas uniquement italien, Simone Veil a subi le même sort. Après tant d’années de guerre, ceux que la destruction avait épargnés voulaient savourer la vie à belles dents. Pas de place pour les gêneurs, pour les Cassandre ou les jérémiades. En parcourant d’autres textes de l’auteur, j’ai pu mesurer combien cette attitude a pu lui coûter et le faire souffrir.

 

Quand il dépayse les événements, quand il ne mentionne pratiquement jamais le moindre nom, le moindre toponyme, rendant ainsi son récit moins anguleux, moins tragique, c’est pour contourner cette volonté d’imposer silence aux gens revenus des camps. Mais comment exprimer un tel vécu ? Comment verbaliser la souffrance, allant jusqu’à la réification de l’homme devenu un simple bétail humain. En rédigent ce simple compte rendu, j‘aii, au préalable, écouté un discours de Primo Levi en anglais où il parlait de l’absence totale de solidarité entre les déportés, contraints de se méfier les uns des autres, tremblant de tous leurs membres à l’idée que le voisin  de chambrée  vous vole votre tranche de pain, condition sine qua non de votre survie. L’autre, c’était l’ennemi : voila une expérience que nul ne peut vivre sans en être profondément marqué…

 

 Voici ce qu’on peut lire dans la postface de cette anthologie :  Dans Cortège brun,  dans Capaneo et dans papillon angélique, l’objectif reste le même : décrire, raconter et interroger Auschwitz. Mais  dans un temps et un esprit différents, et dans des langages différents.

 

Mais dans la nouvelle intitulée le Cérium, l’auteur ne fit pas mystère de son propos : comment se procurer à manger, au péril de sa mort par pendaison. Une tranche de pain chaque jour, si elle venait à manquer, signerait une condamnation à mort. Cette nouvelle est bouleversante car elle montre que la vie des déportés ne tenait qu’à un fil et il était bien ténu… Mais dans les descriptions et l’exposé des idées ingénieuses de se procurer de la nourriture, l’auteur ne sombre pas dans le larmoyant. Il garde la tête froide, décrit l’univers concentrationnaire mais garde toujours sa dignité. Même en disant que son compagnon d’infortune, Alberto, n’est jamais revenu du camp, il conserve le même ton.

 

Il me semble que la nouvelle intitulée Vanadium est la plus prégnante au plan éthique et philosophique. Voici de quoi il s’agit : Primo Levi est affecté dans un laboratoire de chimistes à Auschwitz où il contrôle la conformité d’une peinture qui pose problème. Comme les Allemands aiment l’ordre et la bureaucratie, l’ingénieur en chef, un certain Müller vient constater les choses sur place ; il est reçu par trois déportés qui animent le laboratoire, dont Primo Levi, chimiste de profession. Il n’a rien du nazi fou de rage antijuive mais se montre affable et offre même à son interlocuteur une paire de chaussures en cuir. Ce qui, en hiver sous la neige, revient à vous sauver la vie. A la fin de la guerre, Levi revient sur cet incident et essaie de retrouver cet homme. Le problème est qu’en Allemagne il y autant de Müller que de Dupont en France. Il y réussit envers et contre tout et voici que va s’engager entre le déporté et son geôlier un dialogue sur la responsabilité, les torts (d’un seul côté ou partagés ?) la vie, la mort, les réparations, la culpabilité collective, l’irresponsabilité, etc…

 

Ce passage est très important car il nous confronte à une rigoureuse analyse de la Shoah : Est-ce que Primo Levi devait pardonner à son ancien tortionnaire, même si celui-ci s’était retrouvé dans le camp des Nazis, sans l’avoir volontairement  cherché ? Peut -on accorder le pardon ? Peut-on reprendre des relations normales avec le pays des criminels ? Toutes ces questions sont évoquées, (à défaut d’être traitées) justement par l’auteur.

 

J’ai trouvé que c’est l’aspect le plus instructif de ce livre. Les deux hommes prennent contact et échangèrent sue tous ces graves sujets. L’ingénieur allemand propose une rencontre, ce que l’ancien déporté finit par refuser, surtout quand on lui propose une rencontre sur le Riviera !! Levi n’en veut point.. Mais un jour, le téléphone sonne et à l’autre bout du fil, c’est l’ingénieur allemand qui annonce qu’il n’est pas très loin et propose une rencontre. Levi nous livre ses réserves sur un tel projet et relève que derrière les mots techniques de son interlocuteur il y a toute une machinerie visant à disculper, à pardonner aux Allemands. Mais ne n’est pas tout : un jour Madame Müller appelle Levi pour lui annoncer que son mari, le Dr Lothar  Mûller  st mort brusquement… C’est presque providentiel ; les juristes disent que la mort provoque l’extinction des poursuites. En tout état de cause, cette histoire est à méditer.

 

La fin de cette histoire personnelle me semble éminemment symbolique : on ne peut pas solder cette affaire. Et ce, par aucun moyen. La mort est venu opportunément le rappeler. Car, qu’auraient pu se dire ces deux hommes. Mener un double monologue parallèle, échangeant à l’infini sans trouver jamais de conclusion. Un tel dossier ne trouvera jamais de conclusion. Certes, il n’existe pas de responsabilité collective, car elle irait à l’encontre de la morale.

 

On l’oublie souvent mais ce problème juridico-moral a été abord dans la Bible ; chez le prophète Jérémie et chez son collègue plus tardif, Ézéchiel au chapitre 18. On ne peut pas transférer la faute des pères aux enfants, ni l’inverse. Le proverbe suivant l’illustre bien : Les pères ont mangé du verjus mais ce sont les dents des enfants qui en furent agacées… Si l’on ne respecte pas ce principe de base, la justice n’est plus qu’une parodie de justice..

 

 

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