Derrière ce titre un peu tapageur se trouvent pourtant deux solides connaisseurs du fait religieux. Deux excellents sociologues des religions. Chez Monsieur Schlegel cette distinction se double d’une qualité supplémentaire, celle d’être un excellent germaniste, traducteur de l’Etoile de la rédemption de Franz Rosenzweig. C’est dire que nous sommes en de très bonnes mains, de part et d’autre.
Mais avant de commencer à discuter du contenu de cet imposant ouvrage, je dois confesser mon très profond respect pour la foi chrétienne en général, et la foi catholique en particulier. Et comme il s’agit d’analyser les ingrédients d’une crise, je me dois en tant qu’adepte d’une autre religion, de faire très attention à ce que j’écris. Certes, comme le disait jadis Renan, je ne dois pas sacrifier la critique au respect ou à la crainte révérencielle. Il faut dire les choses et les deux auteurs nous en offrent l’exemple.
Danièle Hervieu-Léger et Jean-Louis Schlegel : Vers l’implosion ? Entretiens sur le présent et l’avenir du catholicisme. Le Seuil, 2022
Le livre s’ouvre sur des réflexions portant sur le drame des enfants abusés sexuellement par des prêtres, voire même, dans certains cares assez rares, par des dignitaires de l’église catholique. En soi, la nouvelle n’est pas vraiment surprenante, même si les faits sont particulièrement repoussants et condamnables; le problème, c’est que les deux auteurs parlent de pratiques systémiques, ce qui, si je comprend bien, signifie que ces pratiques ont pris une allure de système, couvertes par des autorités de l’église, qui, elles-mêmes, donnaient le mauvais exemple.
Et si j’en crois ce que j’ai sous les yeux, le catholicisme est en train de traverser une crise sans précédent. Nous vivons dans une société friande d’émotions rares e vives, une époque où les médias matraquent leurs auditeurs du matin au soir, sans même vérifier certaines informations. Mais dans le cas présent, hélas, une commission d’enquêteurs indépendants a révélé la gravité et la profondeur du mal : un peu partout dans le monde, en Europe, aux USA et même en Australie, des pratiques inacceptables ont été relevées et des témoignages de victimes d’avis sexuels enregistrés
Que faire dans de telles conditions, se demandent les deux auteurs, à quand la réforme tant attendue du catholicisme ? Pour ma part, je ne crois pas qu’il faille jeter le bébé avec l’eau du bain. Il n y a pas de péché congénital dans l’église, mais dans l’église il y a des pécheurs ! Ne confondons pas la plante avec le terreau sur lequel elle pousse. Certes, je me répète, ce qui a été découvert est inouï mais le catholicisme ne sécrète pas nécessairement des religieux qui s’en prennent systématiquement aux enfants qu’on leur confie pour être catéchisés.
Je me souviens d’une conversation, il y a de longues années, à Bruxelles, avec deux jeunes prêtres catholiques qui m’avaient invité à donner une conférence dans leur université et qui distinguaient nettement (à ma grande stupéfaction) entre le célibat des prêtres et les vœux de chasteté… Ce qui me conduit à me demander si le maintien d’un tel dogme ou d’une telle institution ne relève pas d’une impossibilité physique. Certes, pour servir le Christ et son église, il faut consentir des sacrifices dans sa vie personnelle mais nous ne sommes pas tous égaux devant une telle demande , une telle exigence.
C’est là, me semble-t-il que se situe le problème. Un corpus mysticum comme l’église catholique, qui a derrière soi deux millénaires d’existence, a nécessairement besoin d’une profonde réforme doctrinale qui n’a jamais été menée à bien. Forcément, toute existence est soumise à l’évolution historique. L’église aurait dû, révérence gardée, faire quelques concessions au temps présent, même si, quand il s’agit d’articles de foi relevant de la Révélation, les choses ne sont pas faciles. Les partisans des réformes pourraient être taxés de schismatiques dans leur propre église.
Mais passons à autre chose ; les deux auteurs soulignent que désormais le danger, l’agression n’est pas venue de l’extérieur mais bien de l’intérieur, elle est endogène. Ce qui est nettement plus grave et signifie que plus on attend pour réformer moins on a de chance de s’en tirer avec un léger remède… Mais peut-on vraiment parler d’implosion ? L église est une puissance, elle règne (du moins théoriquement) sur plus d’un milliard et demi d’hommes. Se pose alors le problème de son rajeunissement, de sa redéfinition et de son adaptation au temps qui passe.
Sommes nous en présence de gens qui confondent alarmisme et vigilance ? Peut-être car même si la pratique religieuse a considérablement baissé, il reste toujours un solide fondement qui confère à ce pays mais aussi à l’Europe, une culture largement inspirée de christianisme et aussi de judéo-christianisme. Comme le relevait Carl Schmitt en 1924 dans son recueil de quatre conférences, intitulé Politische Theologie, les valeurs de nos sociétés actuelles sont des théologoumènes laïcisés ou sécularisés. Il s’git d’une genèse religieuse du politique…Mais cela ne r§gle pas la question du frottement de la religion à la politique. On se souvient de la querelle autour de l’abandon de de la liturgie en latin, violemment attaqué par des personnes soupçonnées d’intégrisme. Mais, en raison justement de sa position majoritaire en France et en Europe (mais aussi ailleurs) le catholicisme ne pouvait que prendre des coups soit de la part des traditionnalistes, soit des modernistes. On avait vécu le même grave dilemme concernant l’exégèse moderniste et la critique biblique soupçonnée d’être porteuse d’effets délétères. Et l’église a réussi à sauver l’essentiel. Et je ne parle même pas de l’approche du mystère Jésus en personne : le Jésus de la tradition ou le Jésus de l’histoire ?
J’ai accordé une attention particulière au chapitre sur la pandémie car il aborde le fond du sujet : comment confronter la loi de l’homme à la loi de Dieu ? Je veux dire que la pandémie nous a contraints à nous plier à des directives qui ne s’imposaient pas par elles-mêmes mais proviennent d’un gouvernement dont les prescriptions doivent être respectées. La crise sanitaire a servi de révélateur dans bien des domaines. Souvenons nous des restrictions concernant les congrégations, combien de gens étaient autorisés à assister à la messe et cette distinction un peu arbitraire entre l’essentiel et l’inessentiel. Sans vouloir être injuste, il fut bien reconnaître que les hauts fonctionnaires qui élaborent de tels textes n’ont pas la formation qui s’impose quand on parle de pratiques religieuses. Mais là aussi, la confrontation entre deux mondes, celui de la foi et celui de la politique, n’est pas aisée. Et il a fallu obéir. Le champs clos des luttes partisanes n’obéit pas aux lois d’airain des commandements religieux, censés incarnés l’éternité.
J’avais été choqué lorsqu’un ministre de l’intérieur a parlé de la «communauté catholique» comme s’il s’agissait d’une communauté religieuse comme une autre. La France est la fille aînée de l’église et le pays repose sur deux piliers : la monarchie et le catholicisme. Je m’étonne moi-même d’avoir à le rappeler.. Sans la conjonction de ces deux éléments, la France n’est pas la France, au regard de l’Histoire, du moins…. Et je trouve bien inspirée la phrase suivante : La pandémie… a placé le catholicisme français.. dans une sorte de position de laboratoire.
J’avoue que je ne connaissais pas le néologisme de Madame DHL, l’exculturation du catholicisme mais j’avais une bonne notion de ce qu’il recouvrait. On peut l’interpréter de différentes façons. L’idée est que le catholicisme relève d’une réalité autre que celle de la culture ambiante. Dans les Évangiles on peut trouver la racine de cette théorie, donner à César ce qui est à César, et la fameuse déclaration de Jésus en personne, Mon royaume n’est pas de ce monde… Cette absence au monde, donc aussi à la culture qu’il génère, place l’institution religieuse en dehors de la vie de tous les jours. C’est une sorte d’exculturation. C’est une notion capitale. Et comment faire pour échapper à ce verdict de l’Histoire ?
Je parlerais d’une matrice judéo-chrétienne de la culture plutôt que d’une matrice catholique, non pour des raisons relevant de mes convictions religieuses mais parc e qu’on élargit considérablement le portée et le champ sémantique de l’expression. Mais cela pose à nouveau la même question : est ce que le mondain, le transitoire est comparable à l’éternel et à l’immuable ? En tant que philosophe, je dirais simplement que nous ne vivons pas dans la république platonicienne des idées, qu’il existe des réalités qui s’imposent à nous et que certains rites religieux sont insubstituables. Si on passe outre, on sort du champ. C’est un danger qui guette toutes les autres religions ; et quand il touche le catholicisme cela se voit plus en raison de l’importance démographique de cette confession.
La religion, et le catholicisme est du nombre, n’échappe aux mutations sociales lesquelles déterminent l’aspect d’une appartenance religieuse. Durant toutes ces années, ces guerres, ces bouleversements, la France a changé. IL y eut l’exode rural car le catholicisme était profondément ancré dans les campagnes alors qu’aujourd’hui on manque de curés… Il y a aussi l’émancipation de la femme, la libéralisation du statut personnel, le changement dans la constitution des familles, souvent monoparentales, ce qui surcharge les mères célibataires qui ne peuvent pas s’occuper de tout, notamment du catéchisme pour leur progéniture..
Ce livre est d’une grande richesse et examine les vrais problèmes qui se posent au catholicisme. Mais je suis moins pessimiste que Madame DHL, je préfère l’attitude nuancée de Monsieur JLS. Il faudrait revenir sur quelques points que je ne peux pas aborder de manière détaillée dans cet article qui est déjà passablement long. Je crois, néanmoins, en ma qualité d’observateur extérieur, que l’église en a vu d’autres et qu’elle s’est toujours relevée. Je reconnais que cette fois-ci les choses sont difficiles. Le monde a changé et le catholicisme doit évoluer. Mais l’imprégnation cathodique (judéo-chrétiennes) de nos valeurs lui interdisent une disparition pure et simple. C’est impossible.
Merci aux deux auteurs pour cette belle œuvre.