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Adam Biro,  Dictionnaire amoureux de l’humour juif. Plon,( L’abeille) 2022

Adam Biro,  Dictionnaire amoureux de l’humour juif. Plon,( L’abeille) 2022

 

Ce livre, consacré au jüdischer Witz (mots d’esprit juifs), couvre pratiquement huit cents pages. De quoi décourager les volontaires mais celui qui fournira l’effort nécessaire, sera largement récompensé, Il aura accès à un aspect peu étudié de l’essence juive. Et comme le hasard fait bien les choses, je découvre dans ma bibliothèque que l’éditeur allemand de Munich C.H.Beck avait édité, en 2020, un livre sur le même sujet mais dans un volume nettement plus réduit,  Jakob Hessing Der iddische Witz, eine verunglückliche Geschichte (L’esprit yiddish. Une histoire malheureuse.) Ici, l’enquête ne vise que les seuls mots d’esprit en langue yiddish.

 

Que les juifs aient la réputation d’être des adeptes de la satire, de la moquerie et des blagues ne laisse pas d’étonner, quand on réfléchit sur leur histoire, à la fois en tant qu’individus et aussi en tant que peuple. Comme le suggère le sous titre allemand du livre de Hessing, cette histoire n’est pas très amusante et pourtant les membres de ce peuple ont toujours eu un goût prononcé pour l’autodérision. Ce qui n’était, au fond,  qu’un  exercice de survie. Confronté à l’incertitude du lendemain, rejeté par tous, devenu un véritable peuple-paria, les juifs ont tenté de dépasser ce triste situation, un peu comme la signification du verbe allemand, aufheben, on supprime l’adversité par le dépassement…

 

  

Adam Biro,  Dictionnaire amoureux de l’humour juif. Plon,( L’abeille) 2022

 

Ce livre, je me répète, qui constitue une véritable somme sur le sujet, jongle avec des termes d’origines diverses : yiddish, hébraïque, araméenne. D’où l’importance cruciale de la transcription et de la vocalisation. Au début, lors que j’entamais la lecture de ce texte captivant, j’eus du mal à déchiffrer les mots, notamment le tout premier qui se lit badhanim ou au singulier badhan qui signifie le bouffon, celui qui raconte des histoires drôles, a sa place dans tous les mariages traditionnels et désigne généralement le troubadour et le pitre de la soirée. Son rôle d’amuseur est de faire rire les gens. Et les invités à la noce. Le terme blague, se dit bediha, même de nos jours.

 

Hasard de l’ordre alphabétique, on commence par la lettre bét, la seconde de l’alphabet, qui est justement  l’initiale de ce terme désignant le bouffon et ses bouffonneries. Les entrées de ce dictionnaire sont denses, ce qui explique qu’on lise aussi le contexte de cette genre de tradition qui  a dû s’imposer parfois contre l’autorité rabbinique, dont les membres font figure d’esprits chagrins… Mais l’auteur a décidé de faire à l’orthodoxie une concession de  taille, l’orthographe du terme Dieu. Pour ne pas heurter la sensibilité religieuse de certains lecteurs il place un point après la première consonne de ce nom.

 

Certaines entrées sont consacrées à des villes comme Budapest ou à des auteurs qui, selon moi, n’ont rien d’humoristique… Mais peut-être suis-je insensible à un certain humour ashkénaze…. Il existe en effet un humour grinçant qui ne retrouve jamais en Afrique du Nord ni chez les séfarades en général.

 

Apparemment, on peut penser que le terme humour typiquement juif est un oxymore : car comment supposer autant de ressources humoristiques chez un peuple qui a tant souffert, qui a passé plus de temps dans les cimetières que dans les fêtes ou les lieux de réjouissance ?

 

Un exemple d’humour macabre (Galgenhumor) : un condamné à mort juif reçoit la visite du rabbin la veille de son exécution. Il donne à peine le temps au religieux de prendre la parole et lui dit : Monsieur, vous me faites perdre mon temps, dans moins d’une heure, je serai en présence de votre patron.  Bel exemple de l’humour grinçant de nos frères ashkénaze…

 

Voici un exemple de ce type d’esprit juif, raconté par le grand rabbin Josy Eisenberg : un jour, un vagabond juif souffre de la faim mais personne ne peut le nourrir car tous les juifs du village sont pauvres comme Job. Il frappe à la porte du rabbin qui ne peut pas le refuser son aide, en dépit des protestations de son épouse. Il lui rappelle qu’ils avaient jeté un cop au-dessus de l’armoire et qu’il suffit de le faire cuire et de l’offrir au vagabond. Mais voila, l’affamé dévore ce plat immangeable et doit être hospitalisé. Le rabbin se voit contraint de lui rendre visite tous les jours à l’hôpital car c’est un devoir religieux de rendre visite aux malades. Peu de temps après son internement, le vagabond décède et le rabbin doit, à nouveau, se mobiliser pour réciter la prière des morts… Une fois que tout est fini le rabbin prend la main de son épouse et lui glisse ceci à l’oreille : tu vois, ma chère, grâce à ce vagabond, nous avons accompli trois préceptes de la Torah : donner à manger aux affamés, rendre visite aux malades et enfin réciter le kaddish pour les morts…

 

Je peux vous assurer qu’une telle blague n’aurait jamais vu le jour chez les séfarades !! Bel exemple d’humour grinçant…

 

Ce qui est aussi amusant, ce sont les différentes versions dune même blague. On les écoute avec tel ou tel coloris local. En Pologne, en Sibérie les routes sont enneigées mais ni

 à Tunis ni à Marrakech, vous n’aurez d’hiver rigoureux..

 

Je pense qu’un même principe gît au fondement de toutes ces formes d’humour juif : c’est une manière de dénoncer l’absurdité de l’existence juive, l’incompréhension face à tout ce qui vous tombe dessus et l’étonnement de constater, après tous ces malheurs, qu’on est toujours là, bien vivant. Certes, pas toujours en bon état mais tout de même vivant alors qu’à chaque pogrom il y a de nombreuses victimes ; Et puis, le côté ubuesque de quelques prescriptions rabbiniques qui prêchent une orthopraxie sans faille alors que le respect des pratiques religieuses est le cadet de nos soucis. N’oublions pas l’autodérision qui vous permet d’évacuer le stress permanent de l’existence juive.

 

Comment expliquer aux juifs qu’ils sont le peuple élu alors qu’ils ne sont bien accueillis nulle part ? Certaines prières juives dont les fidèles ne comprennent ni l’arrière-plan ni la signification profonde, rendent hommage à Dieu de les avoir maintenus en vie, comme si rester en vie était une circonstance exceptionnelle ou relevait du miracle. L’un des mots d’esprit les plus émouvants concerne ce rabbin qui erre dans son ghetto en criant : j’ai la réponse, mais qui a une question ?

 

C’est l’aveu de l’incompréhension d’un sort sui s’acharne sur vous au point, parfois, de vous faire perdre la raison… Avec de l’humour, on peut surmonter les détresses qui sont votre lot quotidien. Existe-t-il un rapport étroit, voire exclusif entre cet esprit juif et la langue yiddish ? Cette langue a été victime d’une tentative d’éradication. Est-ce que la transposition dans un autre medium linguistique lui fait perdre une partie de sa force évocatrice ? Une série d’auteurs juifs, œuvrant depuis la fin du XVIIIe et le début du XXe  siècle  a eu recours à l’hébreu, restituant à cette langue une part de ce qu’elle avait perdu. Ce n’était pas toujours gagné d’avance. On le voit chez Freud qui avait tenté de faire l’exégèse psychanalytique d’un mot d’esprit, d’un Witz. Une dernière remarque sur ce point ; le Witz semble profondément enraciné chez les Ostjuden, les Juifs d’Europe centrale et orientale qui ont su résister à l’esprit des Lumières, refusant de troquer leur identité juive contre le plat de lentilles de la culture européenne.

 

Ces quelques  modestes réflexions  illustrent bien que le jüdischer Witz recèle une grande partie de la richesse de l’existence juive.

 

Encore une dernière référence à un humour triste de la part d’un poète juif du XIXe siècle allemand. Il s’agit de Ludwig Börne (1766-1837à) qui  disait en substance ceci : certains me plaignaient d’être juif, d’autres me le rempochent et enfin d’autres m’admirent pour cette même raison, mais aucun ne veut l’oublier…

 

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