Arthur Asseraf. Le désinformateur. Sur les traces e Messaiyd Djebari, algérien dans un monde colonial. Fayard, 2022.
Arthur Asseraf. Le désinformateur. Sur les traces e Messaiyd Djebari, algérien dans un monde colonial. Fayard, 2022.
On perçoit clairement, déjà au niveau du titre lui-même, les difficultés de l’auteur à définir son sujet, ou plutôt son personnage qui l’intrigue grandement. Était-ce un personnage hors du commun, chevauchant deux mondes politiques, deux univers culturels, l’un de l’Algérie musulmane et l‘autre de la colonisation avec ses ambiguïtés et ses qualités, bonnes ou mauvaises...
Et pourtant, les archives diplomatiques de la France ont gardé une trace, si ténue fût-elle, de cette personne qui voulait à tout prix, se faire connaître, sortir de ce milieu ingrat où le hasard d’une naissance déshéritée l’a fait venir au monde.
Comme la chose semble assez compliquée malgré les talents historiens de son auteur et découvreur, j’ai choisi de reproduire un passage qui résume bien la situation et les enjeux politiques et géopolitiques de ce Djebari Messaoud qui s’est voulu informateur (dans le sens d’espion et de délateur) des autorités françaises. On lit avec intérêt les résultats des interrogatoires conduits par le préfet Dourcin en personne qui finit par faire arrêter toue cette clique qui tentait de se faire passer pour une société secrète, inquiète de l’avenir de son pays, l’Algérie dont la France avait voté la départementalisation... Voici ce passage qui figure au tout début de ce livre :
Ces hommes élaborent un projet qui les impliquerait dans les affaires internationales au-delà de la domination colonial, près de soixante-quinze ans avant le déclenchement de la lutte pour l’indépendance en 1954 qui place l’Algérie sur la scène diplomatique mondiale.
Dans ce passage, l’auteur Asseraf veut dire que les racines du nationalisme algérien sont bien plus anciennes qu’on ne veut l’admettre généralement.. Puisque déjà vers 1881, on trouve la trace d’une sorte d’organisation qui va éveiller les soupçons des organes sécuritaires français : Sommes-nous en présence de militants dangereux ou d’affabulateurs, soucieux d’attirer l’attention sur soi, en vue de solliciter par la suite, prébendes et distinction honorifiques ? Voici la suite :
Au milieu de lettres assez banales, saisi dans le papier, le carton et le pouvoir institutionnel du Quai d’Orsay, je trouve ce que d’autres historiens ont longtemps cherché. Un document direct, authentique, qui fait de moi presque un voyeur dans l’intimité des vraies pensées des Algériens. Pas un résumé de l’administration française. Ces colonisés avaient bien des idées complexes sur le monde, et un engament politique, il fallait simplement le découvrir. J’en avais maintenant la preuve.
Si l’on en croit l’auteur, cette découverte due à un heureux hasard bouleverse notre approche et change la donne. On voit d’ici ce que cela signifie... et les implications que cela entraîne. Car, qu’il soit crédible ou, au contraire, un mythomane, la présence de ce doucement du Quai d’Orsay offre un nouvel angle d’attaque de la question algérienne et même de la légitimité de la colonisation qui se voit, ça et là, traiter de crime contre l’humanité.
Mais ce Djebari n’a pas fini de faire des surprises puisque l’auteur Asseraf cherche sa trace même dans les organes de presse de l’époque, dans l’espoir de le traquer jusqu’au bout. Et il trouve un Messaoud Djebari qui se fait passer pour un explorateur, ce qui n’était pas sans importance à la fin du XIXe siècle, époque au cours de laquelle la France cherchait activement à accroitre ses possessions en Afrique occidentale et centrale...
On monta une pseudo-mission scientifique dans les vastes régions convoitées par le gouvernement français et sur la recommandation d’un officier supérieur français, on en chargea ce Djebari. En fait, la mission confiée par la jeune Société de géographie s’apparentait plus à du renseignement militaire qu’à une démarche scientifique sur le terrain. Mais en tout état de cause, les résultats de cette folle équipée furent plus que décevants. Que ce fût notre bon Djebari ou un simple homonyme, notre explorateur à la petite semaine s’écarta largement de la mission qui lui avait été confiée. Son rapport n’avait aucune pertinence et l’officier supérieur qui le traitait pensa que tout ceci n’était qu’un tissu d’inventions invraisemblables. On apprend même que Djebari fit une tentative de suicide, exigeant qu’on rembourse les dettes qu’il avait contractées au cours de ses pérégrinations. Mais comme la mission était secrète, le ministère chargé de payer refusa net de s’exécuter, au grand dam de Djebari qui ne voulait pas en démordre...
Cette partie du livre se lit comme un roman policier tant les rebondissements sont nombreux. Notre explorateur manqué devient la coqueluche des salons parisiens, de la presse à la fois hexagonale et même mondiale. Et après ce feu d’artifice, notre homme disparait complètement des journaux et des radios...
En fait, certains esprits affutés et très critiques avaient décelé des points communs entre le récit de Djebari et le roman de Maupassant, Bel-Ami. La remarque est loin d’être impertinente. On revoit un petit fonctionnaire, employé aux écritures qui s’ennuie dans ce travail routinier et répétitif... Avec l’aide d’une presse complaisante, en gésine d’émotions rares, on arrive à créer un grand succès, certes passager, voire éphémère mais réel tout de même. Et les propos, véridiques ou fictifs, de Djebari sur les survivants de la mission commandée par le commandant Flatters en Afrique noire valent à notre homme l’octroi d’une nouvelle mission... Mais pour l’auteur, le doute subsiste. Lisons ceci :
Qui était Messaoud Djebari ? Comment retrouver l’homme derrière la succession des affaires ? Il faut se concentrer sur lui, essayer d’établir certains faits clés pour comprendre ses motivations... Commence ici une autre phase de l’enquête où je ne me laisse plus guider par ses scandales... L’écriture change elle aussi. L’enjeu n’est plus juste de comprendre ce que Djebari a fait, mais de comprendre comment le raconter.
Je crois que cet aspect est essentiel, le style doit être choisi avec prudence. Mais le personnage échappe à toute classification univoque, cette personnalité est trop foisonnante. Par exemple : sommes- nous vraiment surs qu’il est né en 1862, ce qui fait qu’il avait 19 ans lors de cette société secrète (1881) ?
Comment conclure ? Même l’auteur fait preuve d’une grande réserve, en se livrant à des commentaires de type psychologique pour percer au jour les motivations profondes de ce fameux Djebari. Peut-on pénétrer les secrets de l’âme humaine ? Qui peut s’enorgueillir de bien sonder les reins et les cœurs ?