L’Europe et les religions :Gottholdb Ephraïm Lessing Moses Mendelssohn, , Hermann Samuel Reimarus, Emmanuel Kant et Johann Fichte
On pourrait rallonger indéfiniment la liste des auteurs, tant les rapports entre la culture européenne et la religion en tant que telle, sont passionnants et revêtent pour la paix civile une importance vitale. On se souvient de la guerre de trente ans qui laissa les principautés germaniques exsangues...
Ernest Renan, le plus célèbre philosophe français de l’histoire des religions et de la science des religions comparées, avait fait une remarque de fond, hélas passée inaperçue : toutes les religions dites d’Occident, et le christianisme est du nombre, ne sont pas autochtones mais importées d’une autre culture et d’une autre civilisation, l’Orient. Alors que l’Orient peut aller jusqu’à créer des religions chaque. Jour, l’Occident s’est contenté de ce qu’on a bien voulu lui donner. Ainsi, le christianisme qui s’est taillé la part du lion dans cette affaire n’est pas une religion occidentale, à l’origine. Il l’est devenu par les aléas et les vicissitudes de l’histoire : exil, guerre, migrations, , famine, épidémie, extermination, etc...
Des trois monothéismes, judaïsme et islam sont nés en Orient et sont considérés à juste titre, comme des religions orientales. Par la suite, dans le sillage de la civilisation européenne, majoritairement judéo-chrétienne, le judaïsme a essaimé dans un univers exclusivement chrétien, s’est confronté à ses valeurs qu’il a tenté de concilier avec sa propre identité durant près de deux millénaires.
J’ai choisi de me concentrer sur quelques penseurs allemands , tous d’obédience chrétienne, pour voir comment cette culture, cette civilisation a procédé à une confrontation plus ou moins pacifique, entre la Raison et la Révélation. Mais il ne faut pas trop réduire le cadre de ce face à face, je veux dire qu’il y a eu en pays musulman, même si un penseur comme Kant (mort en 1804) ne considérait pas l’islam comme étant une religion, un penseur andalou au XIIe siècle Abu Bakr ibn Tufayl (ob. 1185), médecin et philosophe qui rédigea la toute première critique de la Révélation et des traditions religieuses, en général. Il l’a fait dans un conte philosophique Hayy ibn Yaqzan (Vivant fils de l’éveillé) où un solitaire, coupé de toute relation avec des êtres humains, entreprend d’examiner le monde qui l’entoure. Petit à petit, s’appuyant sur son don de l’observation et sa faculté déductive, il réussit à se procurer une image du monde et de ses occupants. Lorsque la rencontre avec la civilisation arrive enfin, il se rend compte que le culte, la pensée religieuse, la pratique et tous les concepts religieux ne sont qu’une façade, une apparence de réalités spirituelles supérieures, mais inaccessibles au tout venant. Le culte extérieur est réservé au vulgaire, le non-éduqué, tandis que le culte véritable, intériorisé est bien supérieur. En gros, la religion est considérée comme la première éducatrice de l’humanité. La fine fleur de l’humanité est réduite à un tout petit nombre, faute d’un développement conséquent de l’intellect de la masse ignorante
Cette allégorie a fini par être traduite en latin, puis dans d’autres langues européennes. Il demeure, néanmoins, que ce fut musulman andalou qui inaugura cette critique de la Révélation.
Toute la scolastique médiévale s’est occupée de rapprocher les théologoumènes des philosophèmes, c’est-à-dire de convertir ses idéaux religieux en concepts philosophiques, et ce, avec des fortunes diverses. J’ai choisi de mettre l’accent sur des penseurs de langue allemande qui ont tenté d’intégrer une certaine forme de foi religieuse à leur système : Kant, Fichte et avant eux des penseurs comme Gottlob Éphraïm Lessing, Moses Mendelssohn, Kant et Fichte. Cette sélection me parait judicieuse car tant Kant que Fichte ont écrit des traités sur la matière religieuse, pratiquement au même moment, à la fin du XVIIIe siècle (1793) alors que les idéaux de l’Aufklärung régentaient les esprits...
En gros, il s’agissait de favoriser la déprise de la religion sur la société, les mœurs et la culture. Un grand critique de la religion comme Kant en personne, ira jusqu’à écrire qu’il faut faire la critique de la religion comme on avait fait la critique de la connaissance. Une telle déclaration, quelques années plus tard, coûtera sa chaire de professeur d’université à Johan Fichte qui était l’auteur d’un Essai d’une critique de la révélation. Kant avait écrit la même année La religion dans la simple limite de la Raison. La petite histoire veut que je jeune Fichte n’était pas convaincu de la bonne qualité de son travail et n’osait pas le présenter au public. C’est Kant en personne qui s’en chargea en le faisant publier (sans nom d’auteur) ) à Königsberg, ville où il vivait. En fait, Fichte, encore très jeune et inexpérimenté, était ravi de retrouver ses idées à lui dans l’opuscule de son jeune admirateur. Les similitudes étaient telles que même les meilleurs kantiens crurent tenir en leurs mains la quatrième critique de Kant. On peut dire que Kant a lancé la carrière universitaire de Fichte, sur un malentendu productif.
Le rapport de penseurs allemands à la tradition religieuse ou à la religion, en général, est plus substantiel qu’il ne le fut en France où les Lumières étaient plus agressives que de l’autre côté du Rhin. Je vois une exception à cette attitude lorsque Lessing, en charge de la bibliothèque de Wolfenbütell a publié sous anonymat Les fragments d’un Anonyme. Ce fut une charge d’une rare violence contre les dogmes de l’église chrétienne, allant jusqu’à mettre en doute l’apparition de Jésus et de sa mission sur terre.
N’oublions pas de mentionner un autre écrit de Lessing lui-même, L’éducation du genre humain (1780)) qui admet la progressivité du développement humain qui conquiert lentement sa liberté intellectuelle, en se libérant de la férule de la religion et des institutions ecclésiastiques. On rejette la conception augustinienne de la corruption radicale de la nature humaine. Ce que le siècle des Lumières ne pouvait pas accepter.
Ami de Lessing qui l’avait incarné dans son Nathan le sage, Mendelssohn ne s’est jamais livré à des attaques frontales de la révélation ou de la tradition religieuse. Il était d’avis que la révélation avait pour contenu une législation révélée et non des vérités éternelles que le savoir humain était en mesure d’élucider par lui-même, sans aide extérieure. Il dut, cependant, se départir de ce comportement irénique lorsqu’il fut attaqué et défié publiquement par le diacre zurichois enthousiaste, Johann Kaspar Lavater.
Revenons à Kant et à son traité La religion dans la simple limite de la raison (Die Religion in der blossen Grenze der Vernunft.) Cet écrit caractérise au mieux le rapport de l’Europe à la religion.
En fait, tous les développements de Kant, si subtils soient-ils, laissent émerger une double réalité parallèle : l’une toute théorique, vraie philosophiquement, mais ne pouvant pas se traduire dans le monde en raison de de la nature humaine. C’est pour cette raison que Kant demande de ne pas confondre la philosophie avec l’histoire ou la politique. Les hommes ne peuvent pas réaliser pleinement cette idée. C’est un idéal dont on peut seulement se rapprocher : «Dans le bois courbe dont est fait l’homme, on ne peut pas tailler un morceau entièrement droit». La nature nous commande simplement de nous rapprocher de cet état idéal.
On sent ici affleurer une idée du siècle des Lumières sur la perfectibilité de l’homme, soumis à la dure loi de l’évolution. Kant accorde une certaine importance à l’espoir, l’espoir de voir l’homme changer pour le bien et réparer ses fautes passées.
Comme je le notais plus haut, Kant ne transforme pas la tradition religieuse en un champ de ruines, il souligne l’importance de la croyance qui conserve son rang dans l’échelle de ses valeurs. Mais cet effort doit subir une sorte de purification critique, comme ce fut le cas pour la connaissance, dans les précédentes critiques. Mais là aussi, on ne peut pas faire entièrement d’économie de l’expérience car c’est indispensable pour connaitre les choses. L’expérience est nécessaire.
Kant n’hésite pas à recourir à des métaphores ou à des images, comme celle de l’oiseau qui vole et qui se demande s’il volerait plus vite et sans effort, sans le moindre obstacle. L’homme ne vit pas dans la république platonicienne des Idées, il progresse doucement ; l’exemple de l’embryon qui s’affirme progressivement et se défait lentement des voiles protecteurs de l’intérieur, au point de ne plus en avoir besoin pour vivre. Cet embryon qui se développe figure l’homme qui avance dans sa trajectoire de vie, en jouissant d’un peu plus d’autonomie morale.
La religion évoque les réalités métaphysiques mais comme chacun sait, Kant a démontré qu’on ne peut pas accéder à ce niveau de connaissance. IL se gausse des métaphysiciens de la façon suivante : deux hommes prennent un bouc que l’un trait alors que le second tient entre ses mains une passoire...
Enfin, on en arrive à la nécessité de la loi morale ; Kant pose que l’acte moral n’est pas dépendant de Dieu : la loi morale n’est pas la loi divine. Dieu n’est pas le fondement de la loi morale, c’est la Raison. L’homme doit se dégager de la tutelle des politiques et des prêtres. Il ne doit pas être inféodé au pouvoir temporel ou au pouvoir spirituel.
Kant ne se contente pas de se mouvoir dans les stratosphères mais garde aussi les pieds sur terre. Comment traiter l’injustice sur terre ? De manière assez inattendue, Kant permet de croire en l’existence d’un autre monde et en un Dieu tout-puissant... Kant appelle cela les «postulats de la raison pratique». Cette posture fait penser aux partisans du Kalam moutazilite du Moyen Age qui pensaient que Dieu accordait une compensation dans l’autre monde à tous ceux, hommes et animaux, qui ont été victimes d’injustices...
Il faut admettre l’existence de Dieu, de l’âme et de la liberté ; ces croyances doivent être considérées comme rationnelles puisque c’est la raison qui nous y pousse. Si je comprends bien, c’est la raison qui nous conduit à la croyance. Mais ce Dieu auquel on nous prie de croire, est une abstraction, il n’a pas de nom et ne se confronte pas aux scènes religieuses dont parle la Bible. Je rappelle que le célèbre rabbin libéral Julius Gutmann (auteur en 1933 du livre classique Die Philosophie des Judentums) a rédigé son doctorat sur le concept kantien de Dieu (Kants Gottesbegrifff).
Kant se demande pourquoi la religion est-elle nécessaire ? L’homme n’est pas un pur esprit. En plus de la raison qui doit inspirer ses actions, il a en lui le principe du bonheur et l’amour de soi... A la religion, d’assurer le règne de la loi morale dans l’univers. De plus, la communauté religieuse joue un rôle éducatif. Cela aussi rappelle l’attitude des averroïstes médiévaux qui considéraient la religion comme la première éducatrice de l’humanité. Donc comme une institution appelée à ne pas durer..
L’animal fait ce que son instinct lui dicte de faire, l’homme dispose, en plus de son instinct ; de la raison qui guide ses pas. Ainsi, dans le choix des églises. Il n’existe pas pléthore de religions mais bien multitude d’églises qui se concurrencent croyant être les mieux placées pour complaire à Dieu. Il faut donc soumettre la religion à la même critique de la connaissance. L’idéal est de parvenir à cette «république des esprits»
Concernant le christianisme, la situation n’est donc pas si délicate puisqu’on doit s’en accommoder : on doit s’appuyer sur ce qui existe. La dernière partie du texte de Kant montre que l’auteur tente de concilier ses idées philosophiques avec les croyances religieuses. En conclusion de ce premier point Kant n’a pas causé une révolution, mais a amorcé une simple évolution, il a souhaité rappeler un certain nombre de règles, évitant la folie religieuse, le mysticisme et l’ascétisme.
Un mot, pour finir, du texte de Fichte, Essai d’une critique de la révélation. C’est en 1778 que Lessing avait publié le brulot de Reimarus dont il avait tu l’identité. Comme on le notait plus haut, ce fut la charge la plus violente contre le christianisme officiel. Quinze années séparent les deux publications : celle de Lessing de celles de Kant et Fichte. Plus tard il y aura ce texte de Kant sur la querelle des facultés où les savants luttent pour la liberté académique et pour échapper aux fourches caudines de la censure prussienne ; mais cela nous entrainerait bien au-delà des limites de ce travail.
Fichte ne s’éloigne pas tant que cela de la pratique religieuse chrétienne. Il ressemble, de ce point de vue, aux conclusions auxquelles était parvenu. son mentor et bienfaiteur (Kant) En gros, dit-il, la religion chrétienne identifie le culte de Dieu avec le perfectionnement complet de l’homme. On sent ici une absorption de la religion proprement dite par l’éthique. En tout état de cause, Fichte qui aimait bien la philosophie de Salomon Maimon (1752-1800) admettait en sa créance la supériorité du christianisme par rapport au judaïsme. Et aussi, Fichte emprunte à Kant les moyens philosophiques de sa pensée religieuse. Notre homme a mené une vie assez tumultueuse, due à son caractère inflexible. Mais le plus grave fut la querelle autour de l’athéisme dont on accusa ce fondateur, avec Hegel et Schelling, de l’idéalisme allemand. La controverse fut si violente que Fichte se résolut à quitter Königsberg et à démissionner de sa chaire de professeur... Il en trouvera une autre d’abord à Erlangen puis à Berlin. Dans la capitale prussienne il devint même recteur de son université.
Peut-on conclure et dire que l’Europe a un peu raté sa rencontre avec les religions, donnant la prééminence à la Raison face à la Révélation ? Difficile de le dire sans nuance. L’activisme d’un certain islam, dit politique, montre que l’Europe n’est pas allée au bout de sa tâche. L’acclimatation d’une nouvelle ferveur religieuse en terre d’Europe ne se fera pas sans des déchirements et des concessions.