David Muhlmann, Lénine en son temps. Politique du moment opportun. PUF, 2022
David Muhlmann, Lénine en son temps. Politique du moment opportun. PUF, 2022
Voici un sympathique petit ouvrage qui nous présente un aspect assez personnel du grand théoricien de la Révolution bolchevik, Lénine. Bien que son auteur ait tendance à faire un descriptif de la situation (catastrophique) de la gauche française de nos jours. Mais le corps de l’ouvrage veut montrer que Lénine savait tirer profit des situations telles quelles se présentaient et ne se retranchait pas derrière un dogmatisme de mauvais aloi. Il avait cette intelligence politique qui permet d’avancer vers ses objectifs sans obéir à des règles obsolètes. C’est ce que nous allons découvrir dans les lignes qui suivent.
Notons cette déclaration qui inspire le contenu de cet ouvrage :
Dans le cadre de cette ambition indissociablement méthodologique et politique, le marxisme ne saurait être un dogme tissé de vérités toutes faites et éternelles, mais un guide pour l’action.
C’est un détail qui a toute son importance : lorsque Lénine réfugié en Suisse, apprend le début des troubles révolutionnaires dans son pays, il se précipite à la bibliothèque municipale pour voir ce que le philosophe Hegel avait écrit sur le sujet. Sous l’homme d’action, auteur de tracts et de petits textes sans visée théorique à long terme, perce tout de même le doctrinaire ; mais un doctrinaire qui sait passer à l’action au moment opportun.
Il y a donc pour Lénine plusieurs temporalités, le temps dans sa continuité n’est pas égal en tout point de son expansion. Cela me fait penser aux difficultés de Marx quand il s’agissait de parler de la paysannerie et de son absence, selon lui, de toute conscience de classe. Comme les paysans ne pouvaient pas se représenter eux-mêmes, il fallait qu’ils fussent représentés... par d’autres. Mais dans l’empire tsariste, cette question de l’identité était cruciale puisque le servage continuait de sévir et n’était pas encore devenu un simple vestige d’une époque révolue. Cette question a été au centre de la démarche léniniste dont le système visait à unifier, même en apparence, tous les social-démocrates en exil à l’étranger. Il fallait essentiellement les réunifier si l’on voulait conférer une certains efficacité au mouvement révolutionnaire.
Il est intéressant de voir comment Lénine entrevoit la victoire de la révolution bolchevik et le ralliement des minorités à l’axe central de la pensée marxiste. Cette démarche a, on le sait, contribué à l’ossification du marxisme puisque le d fameux droit à la critique s’est vu imputer l’échec et la désaffiliation idéologique.
La temporalité des révolutionnaires professionnels n’est pas la même que celle de ceux qui ne proposent que de timides réformes : ils veulent remplacer le système par un autre système semblable, au lieu de changer de système, du tout au tout. On sait que Lénine s’était senti confronté à cette problématique dans la fameuse brochure Que faire ? et par où commencer... Le problème qui se posait alors en Russie et dans tout l’empire russe tenait à la tradition quasi esclavagiste du servage. Marx lui-même, comme on l’a vu, jugeait que les paysans n’avaient pas de conscience de classe et qu’on devait les représenter. Or, ils représentaient une masse très importante de la population russe... même en s’abîmant dans la théorie, Lénine n’oubliait jamais de passer à l’action. Sa conception même de l’organisation du parti montre qu’il comptait sur une avant-garde révolutionnaire entraidant les masses dans une confrontation avec les forces de l’ordre et les forces conservatrices. Pour lui, les heurts révolutionnaires de 1905 constituent une bonne entrée en matière, en dépit du nombre très élevé des victimes. Le parti, lui, poursuit dans le même cas un but réellement révolutionnaire. On comprend que la social-démocratie ne l’ait pas suivie dans cette voie...
Lénine entendait exploiter le temps de crise, notamment lorsque guerre et révolution se conjuguaient ensemble. L’une de ses idées fixes était de ne pas se faire distancier par la social-démocratie car il ne cherchait pas les réformes mais la révolution. Pour cela, il fallait que les ouvriers de l’industrie se rencontrent dans une sorte de convergence avec la paysannerie, pièce maitresse du processus révolutionnaire en Russie qui, contrairement à l’Allemagne wilhelmienne n’était pas encore très industrialisée... Seule la conscience de classe pouvait contribuer à la formation d’une pointe de diamant, d’une pointe dure capable d’imposer des institutions nouvelles. Et tout le pouvoir revenait aux soviets ou au parti, ce qui revient au même.
Je me demande comment conclure cette recension d’un tel ouvrage. Il est vrai que dans l’existence d’un grand révolutionnaire, les différents laps de temps ne se valent pas. Ils diffèrent selon l’intensité de la lutte qu’il mène et les objectifs qu’il s’est fixés. Dans le cas de Lénine, cette approche revêt un caractère spécial. On ne saurait lui denier une certaine souplesse à la fois tactique et stratégique puisqu’il a su marginaliser ses adversaires ou certains de ses encombrants amis. Lénine avec ses défauts et ses qualités n’a pas que de bonnes réalisations à son actif. Il est à l’origine de près d’un siècle de malheurs et d’affrontements qui ont débordé et de loin, les frontières de son pays.
Mais cette enquête est bien menée, sérieusement documentée et mérite, somme toute, d’’être lue.