Sylvie Le Bihan, Les sacrifiés. Roman. Denoël, 2022
Sylvie Le Bihan, Les sacrifiés. Roman. Denoël, 2022
Ce dernier roman de Sylvie Le Bihan se veut, sj j’ai bien compris, un vibrant hommage à l’Espagne, sa culture, son histoire et ses traditions, notamment la corrida. . Mais il y a un bémol : pour ceux, qui comme moi ont plus un tropisme germanique que méditerranéen, on se sent un peu perdu : à chaque page, on butte sur un terme espagnol. Ce n’est pas un défaut, cela exige simplement un effort supplémentaire pour la compréhension... Même les prénoms des personnages sont tous connotés de ce point de vue. Et au fond, ce n’est pas si mal puisque c’est un exotisme qui en vaut un autre...
L’auteur qui n’en est pas à son coup d’essai, écrit très bien : une prose élégante et sobre, sans effets de style. Quand le lecteur se saisit du livre, il le lit jusqu’au bout.
L’histoire relate la vie d’une famille pauvre de la péninsule ibérique, une famille qui cherche à sortir de la misère, en quête permanente d’un mieux vivre pour les enfants, ce qui nécessite toujours une séparation. Pour parvenir à améliorer son ordinaire, il faut déserter le foyer familial, s’expatrier. Une faveur particulière est accordée au métier de cuisine, ce qui s’explique aisément puisque l’auteur est l’épouse d’un cuisinier célèbre... Le jeune homme qui va embrasser cette carrière était déjà conditionné pour ce choix car il suivait sa mère pas à pas dans sa cuisine...
Mais que vient chercher un philosophe dans un tel roman ? Probablement une vérité humaine, une réflexion profonde sans être ni ennuyeuse ni laborieuse. J’en ai trouvé plusieurs, au moins une qui se lit ainsi :
Chacun fait au moins une fois dans sa vie une rencontre qui bouleverse un équilibre atteint à force de rires et de pleurs et qui révèle des sentiments juequàalors inéprouvés provoquant la surprise et la peur face à l’inconnu qu’on devient soudain. Chaque vie tissée de tourments, de peine et de labeur contient une petite étincelle de joi.e
Et d’enchaîner : pour Juan, ce fut Ignacio. Cette citation me rappelle un texte de Shakespeare qui évoque le même mystère de la vie humaine :
Be still sad heart and cease repining;, behind the clouds is the sun still. shining, thy fate is the common fate of all. In every life some rain must fall, in every life some days must be dark and drafty… (Tais toi, triste coeu et cesse de te plaindre…)
Le lecteur attentive trouvera plusieurs échantillons de cette sagesse que les générations se transmettent les unes aux autres. Ici, il s’agit de former un jeune homme qui quitte son environnement naturel pour éviter le marasme social. Certains passages en font une sorte de roman de formation (l’allemand Bildungsroman ou Erzihungsroamn). Qu’on en juge :
Je vais te confier un secret... Pour donner du sens à sa vie, il faut être passionné et garder intacte l’envie. Il faut prendre des risques et surtout ne pas se contenter de son petit confort.. Pour toi c’est la cuisine, pour moi c’est la corrida. Dans les yeux des animaux, j’ai vu mille fois la mort...
On peut aussi lire de brefs mais profonds développements sur la condition des femmes dans cette partie du monde, baignée de catholicisme ibérique. Cela ne dégénère pas en analyse sociologique ennuyeuse, juste les mots qu’il faut comme un dernier coup de pinceau :
Jusqu’alors, il avait surtout côtoyé des femmes austères. Vêtues de robes strictes descendant jusqu’au sol, elles jetaient le dimanche la manille de dentelle sur de hauts peignes andalous. Ces femmes de devoir et de labeur, ces mères courage embrassaient le courage misérable de leur famille...
Je pourrais multiplier les exemples où de larges parties de ce beau roman jettent un regard sur ces populations d’une Espagnole qui subit la terrible défaite des partisans de la République. En effet, cette guerre civile constitue la toile de fond du livre. Une Espagne qui a assumé un lourd passé avant de renaître grâce à l’Union Européenne.
Cette Espagne catholique avec un lourd passé hérité des musulmans et des Juifs, a toujours été une terre de rencontres fécondes et de civilisations redevenues amies.
Je ne pense pas seulement à des coryphées de la pensée philosophiques comme Maimonide, Averroès et tant d’autres à l’instar d’ibn Tufayl et d’Avemace. C’est une terre où les esprits du temps ont tenté maintes conciliations entre la Révélation et la Raison, tout en préservant les droits et les exigences de chacune. Ces andalous furent les premiers à proposer une critique raisonnée des traditions religieuses et à naturaliser la Révélation, intouchée et inentamées jusqu’à leur arrivée.
Certes, ce ne fut pas toujours facile puisqu’il y eut l’expulsion de 1492 et le triste sort des Morisques. Malgré ses dissensions internes s et ses querelles autour de l’identité, cette terre nous a beaucoup appris.
Sylvie Le Bihan nous fait l’aubaine d’un beau roman, plein d’émotions maitrisées et authentiques. Elle fait revivre pour nous ce glorieux passé.
A lire, absolument.