Salomon ibn Gabirol, Traité de l’amélioration des qualités de l’âme (Sefer tikkoun middot ha-néfésh).
(Introduction,traduction et notes, par René Guttman. La Louve-éditions, 2022.)
Salomon ibn Gabirol, Traité de l’amélioration des qualités de l’âme (Sefer tikkoun middot ha-néfésh).
(Introduction,traduction et notes, par René Guttman. La Louve-éditions, 2022.)
Voici une excellente initiative à porter au crédit de notre éminent ami le Grand Rabbin René Gutman qui l’a menée à bien, au terme de longs efforts et d’une persévérance rare : il a réussi, rien moins que de réintégrer à la culture moderne l’œuvre d’un des esprits les plus brillants de la philosophie juive du Moyen Âge, au début du XIe siècle. Nous sommes en présence d’un véritable petit traité des vertus...
Avant d’en venir au texte lui-même qui examine sous un éclairage philosophique les relations entre l’éthique personnelle et la croyance individuelle, il faut dire un mot de la curieuse postérité de ce grand penseur méconnu, probablement l’un des plus grands métaphysiciens de son temps, parent pauvre de l’histoire de la philosophie jusqu’au milieu du XIXe siècle. Né vers 1051/52 à Malaga dans l’Espagne musulmane, tous ses écrits furent rédigés dans la langue d’Ismaël, à l’exception d’émouvantes prières juives dont l’une, intitulée Kéter malkhout (Couronne royale), est lue dans toutes les synagogues du monde entier, la veille du jour des propitiations. C’est dire s’il fut un parangon de piété et d’abandon confiant à Dieu.
Parallèlement à ces effusions d’une grande ferveur religieuse, l’homme a développé une carrière de philosophe métaphysicien dont atteste une version latine éditée au XIXe siècle par Clemens Bäumkher (Lebensquelle), en raison de la perte de l’original arabe. Il s’agit du Fons vitae (Mekor hayyim, en hébreu) dont quelques passages ont été traduits en hébreu par Shemtov ibn Falakéra. Mais le plus intéressant dans toute cette affaire, est qu’il fallut attendre la seconde moitié du XIXe siècle pour que le grand orientaliste français Salomon Munk démontre que l’auteur du Kéter malkhout et celui du Fons Vitae étaient une seule et même personne. Ainsi le grand poète synagogal et Avicebron ou Avencebron des Latins (alias ibn Gabirol) n’étaient autre que le célèbre auteur du Fons Vitae... Ce qui signifie que l’œuvre majeure de métaphysique où il enseignait l’existence d’une matière spirituelle pouvait exister, était l’œuvre d’un juif très proche de sa religion. On l’avait pris, des siècles durant, pour un néoplatonicien arabe dont l’œuvre avait été perdue...
Mais ibn Gabirol ne fut pas seulement ces deux qualités, il y ajoutait une troisième, la psychologie : ce philosophe qui quitta ce monde à moins de trente-sept ans ( comme Gérard Philip). L’Amélioration des qualités de l’âme en est l’illustration parfaite.
Le témoignage d’un autre penseur juif médiéval, Moïse ibn Ezra nous transmet quelques exemples d’exégèse allégorique de versets bibliques. Notamment un commentaire philosophique du récit de la création. J’ai exposé ses idées dans ma thèse, L’exégèse philosophique dans le judaïsme médiéval (Tubingen, 1992-)
Dans la vie en société, ibn Gabirol n’avait pas toujours de bonnes relations avec ses congénères. Orphéon de père à un très jeune âge, il devait, à l’âge adulte, composer des poésies pour de riches négociants qu’il méprisait au fond de lui-même, mais dont les subsides lui permettaient de vivre. Par ailleurs, au témoignage de certains contemporains, il n’était pas d’un naturel à tendre l’autre joue...
Nous avons donc affaire à un homme qui vit dans le siècle et non pas à un professeur éthérique de psychologie sociale. Il vivait hic et nunc.
Je dirais donc que ibn Gabirol incarnait plusieurs tendances ou spécialités : philosophe-métaphysicien, poète synagogal et psychologue Sans oublier exégète biblique.
L’Amélioration des qualités de l’âme n’est pas, dans le judaïsme médiéval, le premier traité de ce genre. On disposait aussi d’une œuvre originellement écrite en langue arabe., Les devoirs des cœurs (Hovot ha-Levavot) de Bahyé ibn Pakouda de Saragosse. Ibn Gabirol fut donc aussi un moraliste car il veut nous apprendre à nous débarrasser du mal qui est en nous et à nous comporter de manière vertueuse. Il met en place un véritable système ascétique destiné à combattre victorieusement les passions humaines.
René Gutmann s’acquitte merveilleusement de sa tâche d’éditeur en écrivant une introduction et une analyse très fouillées. Les idées d’ibn Gabirol restent dans le domaine de la psychologie médiévale, la séparation de l’âme et du corps, la nécessité de se séparer graduellement des chaînes de la matière, toutes choses présente chez ibn Pakouda et qui sont un leitmotiv de la psychologie médiévale. L’homme est un microcosme fait par Dieu pour correspondre au macrocosme. Georges Vajda, notre maître, avait parlé chez des épigones d’ibn Gabirol de théologie ascétique. Pour s’élever au niveau requis il faut se libérer de l’attirance de la matière. Déjà chez Saadia Gaon (882-942) on trouve cette même dichotomie, notamment dans sa traduction commentée du Décalogue. Il parle du feu dévorant du désir, etc...
La partie intellective de l’âme est évidemment favorisée ; c’est sur l’intellect que l’homme compte pour imposer silence à sa nature charnelle. Cet intellect est une parcelle divine en nous. Le traité commence d’ailleurs par un hommage soutenu à la divinité qui a bien voulu en gratifier l’homme, meilleure créature au sein de la Création.
Je ne vais pas énumérer les vertus ou les passions préconisées ou combattues par l’auteur, ce serait ennuyeux et maladroit. Mais même un rapide survol de certaines notions exhibe une certaine finesse dans l’an analyse ; par exemple quand ibn Gabirol analyse l’orgueil, la sagesse, l’amour, la bienveillance, la haine, etc...
Nous sommes reconnaissants au grand rabbin René Gutmann de nous faire l’aubaine d’une telle œuvre qui compte parmi les meilleurs traités de psychologie au sein de la philosophie juive du Moyen Age.