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Le martyre, le culte sacrificiel  et le monothéisme.

Le martyre, le culte sacrificiel  et le monothéisme...

 

Le martyre, le culte sacrificiel  et le monothéisme...

 

Les événements tragiques qui, il y a quelques années,  ont ensanglanté plusieurs capitales européennes après avoir sévi dans tant de pays arabo-musulmans (Tunisie, Syrie, Irak, Turquie, Pakistan, Liban), me conduisent à aborder un tel sujet aujourd’hui. Tant l’Etat Islamique que ses affidés en Europe et dans le reste du monde veulent se faire passer pour des martyrs de la foi, sacrifiant leur vie pour des motifs d’essence religieuse. C’est ainsi qu’avant de se faire exploser, ils vocifèrent la profession de foi musulmane, comme ils semblent l’avoir fait à l’aéroport de Bruxelles, si l’on en croit le témoignage d’un employé sur place. Le monde entier a été paralysé par une sorte de sidération, car d’une part l’acte en soi est horrible, et d’autre part on avait pris au pied de la lettre l’assimilation de cet attentat à un acte religieux. L’attentat-suicide passait alors pour la meilleure manière d’accéder au paradis et aux délices qu’il est censé réserver à ceux et à celles qui ont choisi de mourir en emportant avec eux le plus de mécréants possible…

Or, l’islam fait partie des religions monothéistes qui toutes enseignent la foi en une divinité compatissante et miséricordieuse, attentive au sort de l’homme sur cette terre  et, en principe, attachée à la paix. Aucune prescription ne dispose, dans l’absolu, qu’il est préférable de tuer son voisin, au motif qu’il prie, pense ou croit autrement. Pour la bonne raison que tous sont des créatures divines.

Nous sommes donc en présence d’une exploitation à des fins politiques, d’une instrumentalisation qui se fait passer pour l’accomplissement d’un devoir religieux suprême. Certains penseront que l’essence originelle de cette religion a déjà été éclipsée par un mélange peu recommandable du politique et du religieux, du temporel et du spirituel..

Il convient, néanmoins, de faire taire ses préjugés, de contrôler son émotivité (qui reste absolument légitime quand on pense au nombre de victimes des attentats-suicides) et de traiter cette question selon les normes dictées par la méthode historico-critique. Alors, interrogeons nous  sur la provenance de cette notion de martyre qui appartient originellement au registre de l’histoire religieuse et n’impliquait nullement la volonté d’entraîner dans une mort violente des adversaires doctrinaux ou des adeptes d’une confession autre que la sienne propre. Il s’agissait simplement, si j’ose dire, de témoigner en faveur de sa foi en se sacrifiant pour elle, sans que cela n’ait jamais impliqué une tuerie alentour. Le martyre n’a jamais été une arme de destruction massive.

L’un des meilleurs exemples de cette attitude extrême nous est offert par la ligature d’Isaac que son père, le patriarche Abraham, était censé immoler afin de prouver à Dieu sa foi inébranlable en lui : il fallait montrer que par amour de Dieu, on ne pouvait rien lui refuser. Mais la demande était plus complexe qu’il n’y paraissait : la divinité biblique du chapitre XXII du livre de la Genèse n’a pas demandé à Abraham de se tuer, de mourir pour elle, c’eût été relativement plus facile, non, elle lui a demandé de sacrifier  ce qu’il avait de plus cher au monde, ce qui comptait le plus pour  lui, à savoir son fils, garant de sa descendance et donc de la trace laissée sur cette terre après sa mort. On peut penser ce que l’on veut d’une telle demande qui, en soi, heurte frontalement à la fois les promesses divines d’une large descendance, et aussi le fameux tu ne tueras point du Décalogue.

Mais ce qui m’intéresse dans cet épisode, c’est sa conséquence indirecte : l’immolation, le sacrifice humain n’aura pas lieu car au fondement de la religion monothéiste gît la sacralité de la vie ; comment un Dieu d’amour, miséricordieux et compatissant pourrait il ordonner pareille horreur ? Or, que ce soit un principe vivant ou une simple lettre  morte,  le basmala, les tout premiers versets du Coran parlent du Nom de Dieu, le miséricordieux et le compatissant (al-rahmane al rahime).

Judaïsme, christianisme et islam sont les trois représentants du monothéisme qui se sont inspirés les uns des autres, ce qui place la Bible hébraïque au fondement même de leur inspiration, même si ces trois religions se sont diversifiées par la suite, au point de se muer en ennemies implacables les unes des autres. Or, nous découvrons à notre grande surprise, que la Bible hébraïque ne nomme pas le martyre, que le christianisme y fait tout juste allusion, par exemple, dans les Actes des Apôtres et que le Coran lui-même, tout en développant les notions de da’wa (l’appel de l’islam à la conversion) et de djihad (guerre sainte), condamne énergiquement le suicide, et donc les attentats-suicides.

Le terme même de martyre vient du grec ; il a été traduit en arabe par un terme signifiant le témoin (chahid, pluriel chouhada), lequel a la même racine que la profession de foi musulmane (chahada). En allemand, en plus du terme grec germanisé (Märtyrer) on trouve aussi le terme Blutzeuge, qui veut dire littéralement témoin par le sang, c’est-à-dire témoigner en faveur de sa foi en versant, au besoin, son propre sang. 

Curieusement, l’hébreu n’a pas de terme équivalent pour le martyre ; la Bible n’en a pas connaissance. C’est plus tardivement, dans l’évolution de la conscience religieuse, que furent introduites des notions sensiblement différentes et donc nuancées : le judaïsme prévoit deux formules qui se répondent l’une l’autre : la sanctification du Nom divin (kiddouch ha-Shem) en offrant sa vie, censée répondre à la profanation de ce même Nom divin (hilloul ha-Shem). Lorsque le Nom de Dieu est profané, comprenez par des agissements barbares ou absolument inconciliables avec les commandements divins, on peut être amené à sacrifier sa propre vie afin de s’y opposer. Mais jamais en tuant d’autres gens avec soi. C’est alors que la littérature rabbinique a frappé une formule encore plus explicite : li-messor nafsham al kiddoush ha-Shem, littéralement dévouer, sacrifier sa propre vie pour la sanctification du Nom divin. Et ceux qui se trouvent dans une telle situation, qui sont contraints à cette extrémité, sont appelés kedoshim (saints) et hassidim (dévots de Dieu)… Le Psaume 91, appelé par Maimonide le cantique des calamités, prête à Dieu cette phrase concernant ceux qui l’aiment : car il s’est pris d’un violent amour pour moi, eh bien je le sauverai, je l’exalterai car il a connu mon Nom… Le Nom divin est ici aussi mis en relation avec cet amour infini porté à Dieu.

Mais dans le judaïsme, cette sanctification du Nom divin  n’est pas nécessairement équivalente au sacrifice suprême, ce n’est que l’ultime étape : on peut servir Dieu autrement, en appliquant ses commandements, en récitant ses prières et en menant une existence vertueuse, c’est-à-dire éthique. Ceci n’est pas le fruit du hasard : le statut minoritaire du peuple juif a toujours constitué une préoccupation sérieuse aux yeux de ses guides spirituels. Cela commence avec les difficultés d’engendrement des patriarches et cela se retrouve dans les promesses divines à leur intention : je te donnerai une grande descendance, vous serez aussi nombreux que les étoiles du ciel, aussi indénombrables que le sable de l’océan, etc… Or, la logique veut qu’on ne promette pas de donner aux gens ce qu’ils ont déjà ! Donc, la vie est un bien précieux dont il faut prendre soin, faute de quoi on risque la disparition pure et simple. Enfin, la Bible hébraïque stipule que les commandements divins sont là pour noua aider à vivre.

On ne discerne pas chez les Juifs ce culte des martyrs, ni ce culte des saints, devenu une véritable institution au sein de l’église catholique. Il suffit de renvoyer aux cas de Polycarpe, évêque de Smyrne, de Perpétue, des persécutions romaines à Lyon vers 177 etc… pour s’en convaincre. On ne trouve chez les Juifs que des Memorbücher qui répertoriaient les noms des martyrs victimes des croisés dans les cités rhénanes (Spire, Worms et Mayence). Lors d’un certain samedi de l’année, dit le samedi noir, on donnait lecture des noms de ceux qui avaient été tués parce qu’ils avaient refusé d’abjurer. Ou qui sont morts parce que juifs.

Comment s’explique cette réserve à l’égard du martyre chez les Juifs alors que leur histoire prend si souvent les allures d’une incessante martyrologie ? Même le second livre des Maccabées, texte extra-canonique, fait pourtant état, avec un incroyable luxe de détails, du martyre d’une mère et de ses sept fils, en comparaison duquel la mise à mort d’Eléazar, évoqué dans le même livre, fait pâle figure…  Ce livre des Maccabées n’a pas été repris dans le canon biblique des XXIV livres au motif qu’il n’aurait pas été vraiment dicté par l’esprit saint.

                         II (seconde partie)

 

 

Comme on l’a expliqué plus haut, c’est la sacralisation de la vie qui explique cette retenue et a refusé toute exaltation ou héroïsation du candidat au martyre : notre vie ne nous appartient pas, elle nous a été donnée par Dieu, lui seul juge quand il veut ou doit la reprendre. Et puis il y a l’article du Décalogue qui stipule : tu ne tueras point… Peut-être faut-il aussi ajouter une remarque propre à la situation politique du petit royaume de Judée : coincé entre ces deux célèbres puissances hégémoniques que furent l’Égypte ancienne et l’Assyrie, ce petit  pays ne pouvait pas gaspiller inutilement ses forces ni s’adonner à des sacrifices inutiles. On l’a vu dans les promesses de Dieu aux patriarches : il les assure toujours d’une nombreuse descendance… C’est bien la preuve qu’ils en manquaient !

Pourtant, on trouve dans le midrash le thème des dix martyrs l’empire (c’est-à-dire de Rome). Il s’agit de sages de l’époque talmudique qui bravèrent l’interdit romain d’étudier la Tora et de pratiquer les commandements du temps d’Hadrien, entre 132 et 135 de notre ère.  En fait, ces dix martyrs ne furent pas exécutés au même moment mais on les a regroupés sous un même chapitre afin d’impressionner la conscience populaire et d’en entretenir le souvenir. Les trois sages les plus connus, morts en martyrs, sont rabbi Akiba, rabbi Hananya et rabbi Yehuda. Ils furent écorchés vifs pour les deux premiers, le dernier fut, selon les sources, soit transpercé de trois cents coups de lance (sic) soit brûlé vif, entouré du rouleau de la Tora que l’on avait embrasé.

Akiba est le plus célèbre et passe pour avoir soutenu la révolte de Bar Kochba qui fut par la suite noyée dans le sang par les soldats romains. Mais c’est bien Yehuda qui fut gratifié d’une vision surnaturelle au moment de son supplice : alors que le rouleau de la Tora qui entourait son corps se consumait lentement il s’exclama : le parchemin brûle mais les lettres de la Tora s’envolent… Déclaration symbolique sur le caractère indestructible du verbe divin. La Tora, censée être d’origine divine, remonte vers les régions supérieures dont elle est issue, regagnant sa place originelle et son lieu naturel. Et aussi : il est des hommes que l’on peut détruire mais qu’on ne peut pas vaincre car leurs convictions transcendent les limites de ce bas monde. On voit bien qu’ici on exalte le martyre car l’enjeu était la survie de la Tora : si on ne l’étudiait plus, elle serait tombée en désuétude. On décrit par le menu l’agonie du sage dont on avait labouré le corps avec des brosses de fer. Et même à l’agonie, il insistait pour accomplir les commandements divins. Les rédacteurs ont ajouté qu’il interprétait ainsi le verset du Shema Israël : tu aimeras l’Eternel ton Dieu de toute son âme (nafshékha) : même si tu dois sacrifier ton âme. Akiba remerciait Dieu de lui avoir donné l’occasion d’accomplir même cette prescription biblique.

Assez curieusement, cette martyrologie a beaucoup inspiré le culte chrétien des martyrs dont le modèle hébraïque, emprunté au talmud ou au midrash, est absolument indéniable. Mais le judaïsme n’a pas retenu le culte des reliques, par exemple. On ne peut ignorer une sorte de mise en scène puisque de tels témoignages avaient plus une valeur littéraire qu’historique ; la disparité des sources insinue dans cette direction. En comparant les traités talmudiques suivants [ Avoda zara (culte idolâtre) fol. 17b-18a, Berachot (bénédictions) fol. 61b et Sanhédrin fol. 14a], on se rend bien compte des disparités existant entre les différentes relations. Il y a un souci pédagogique du martyre mais sans jamais aboutir à une héroïsation. Voici le dictum d’un sage talmudique repris dans la liturgie du matin : Juda ben Téma disait : sois aussi féroce qu’un tigre, aussi léger que l’aigle et aussi véloce que le daim chaque fois qu’il s’agit d’accomplir la volonté de ton père qui est aux cieux… Sans qu’il soit jamais demandé de tuer les autres.

Mais même s’il a consenti de très lourds sacrifices au cours de son histoire tri millénaire, le judaïsme n’a pas cherché à exalter le martyre ; tout au contraire, il a tout fait pour l’endiguer en soumettant à des conditions strictes les volontaires au martyre. Il fallait trouver un juste équilibre entre l’amour de la Tora et le respect de la vie.

Ce ne fut pas chose aisée en raison des persécutions qui émaillèrent l’histoire juive. Voici ce que Théodore Mommsen, éminent spécialiste allemand de la Rome antique, membre de l’église évangélique, disait en substance sur cette question : lorsqu’Israël apparat sur la scène de l’Histoire, il n’était pas seul ; il avait un frère jumeau, l’antisémitisme…  Si donc les Juifs avaient pratiqué le martyre chaque fois qu’on les y poussait, ils auraient purement et simplement disparu.

Le talmud énumère les trois cas au cours desquels il faut trépasser au lieu de transgresser. Dans ces trois cas, trois et pas quatre, l’homme doit consentir au sacrifice suprême et refuser la transgression : si on vous contraint à verser un sang innocent, si on vous contraint à la luxure, et si on vous contraint à adopter l’idolâtrie, vous devez préférer la mort. Aucune transaction n’est possible que  dans ces trois cas.

Pourtant, cette sacro-sainte règle talmudique a connu une exception notoire sur laquelle on jette le manteau de Noé : le cas des Marranes qui acceptèrent de se convertir tout en judaïsant en secret. Les maitres juifs se sont parfois opposés sur ce point délicat, notamment au XVIIe siècle à Amsterdam où tous ces pauvres hères avaient trouvé refuge et tenté de retrouver la religion de leurs pères : on connaît l’exemple tragique d’Uriel Da Costa… L’un des deux controversistes était d’avis que les Marranes s’étaient rendus coupables d’apostasie et seraient donc condamnés aux châtiments éternels (même si ceux-ci n’existent pas dans le judaïsme), tandis que l’autre faisait preuve d’indulgence en disant que s’ils s’étaient tous suicidés, cela n’aurait pas eu le moindre effet bénéfique.

Un dictum talmudique (Yoma, fol. 85b) stipule ceci :  vis par la Tora, ne meurs pas par elle ! Mais, le cas échéant, tu peux mourir pour elle…

Ernest Renan écrivait dans un volume de ses Origines du christianisme que lorsqu’on verse son propre sang sans se poser trop de questions, on répand celui des autres avec encore moins de retenue.

En conclusion, on notera que judaïsme et christianisme, même intimement liés, divergent sur ce point nodal qu’est le martyre, mais jamais aucune de ces deux religions ne recommande de tuer ses ennemis en se faisant exploser parmi eux.

Même l’islam ne l’exige pas de ses adeptes car il n’approuve pas le suicide. Les kamikases ne sont pas d’authentiques martyrs de la foi.

Terminons par une profonde phrase d’Eschyle, tirée des Perses : La démesure en mûrissant produit l’épi de l’erreur et la moisson qu’on en lève n’est faite que de larmes…

Maurice-Ruben HAYOUN

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