Daniel Marguerat, Paul de Tarse. L’enfant terrible du christianisme. Le Seuil, 2023
Daniel Marguerat, Paul de Tarse. L’enfant terrible du christianisme. Le Seuil, 2023
L’auteur de ce beau livre sur l’apôtre Paul l’a écrit avec un enthousiasme qui est servi par une connaissance très sérieuse de la vie et de la pensée de Paul de Tarse. Il énonce son programme dans une phrase très simple et très dense : vécu et pensée se tricotent ensemble. Cela m’a fait penser à l’expression allemande séminale, das Denken und Fühlen, le penser et le sentir. NI trop intellectuel ni trop sensible ou terre à terre . Tel est le pari largement réussi de l’auteur de ce livre. On croyait tout savoir sur Paul, tant de livres et d’articles lui ayant été consacrés. Cela fait deux millénaires que le seul apôtre qui n’a pas connu le Christ, résiste victorieusement à la critique et même au simple examen. J’ajoute que son statut de seconde autorité chrétienne après Jésus en personne, l’a mis au centre même de la théologie chrétienne primitive. Il est, de ce point de vue, l’un des piliers de cette nouvelle religion qu’il a modelée à partir du moule juif qui l’a lui-même produit. Cela aussi constitue le mystère de l’homme Paul, jadis Saül, disciple de rabban Gamliel l’Ancien, son maître en judaïsme rabbinique.
Le présent ouvrage réexamine toutes ces constructions ou reconstitutions dont Paul a longtemps fait l’objet . Mais soyons juste, le personnage est connu et célèbre pour ses multiples facettes et pour sa détermination. Cet homme qui revendiquait sa citoyenneté romaine et la justice de l’empereur ne peut pas être enfermé dans un schéma préétabli. L’auteur de cette somme que j’examine veut libérer la vie, la part du vivant dans ce qui a conduit à la fossilisation de l’apôtre. Vaste programme.
Ce statut d’instituteur de la vie chrétienne comme Homère a été l’instituteur de la Grèce antique, continue d’intriguer et de stimuler la verve des historiens et des théologiens. Mais certains penseurs européens, en rupture avec leur milieu chrétien originel ont, comme Nietzsche, pensé que ce n’est pas le Christ qui a triomphé dans l’histoire religieuse mais bien saint Paul : le paulisme, quel que soit sa nature, contre le christianisme... L’auteur du Zarathoustra a émis l’idée suivante: il n’ y a jamais eu qu’un seul chrétien et il est mort sur la croix … L’auteur en parle à la fin de son ouvrage et cite aussi le théologien protestant de Berlin, Adolph von Harnack
Comment retrouver le Paul authentique, celui de l’histoire, alors que l’intéressé semble très économe de confessions ou de détails sur sa biographie ? Les sources dont nous disposons pour avancer dans cette entreprise de redécouverte sont existantes mais contradictoires : les Actes des apôtres, d’une part et l Évangile de Luc , d’autre part, ne concordent pas toujours, ce qui s’explique par la distance entre la mise par écrit et la date du vécu même des événements relatés. Et puis, le personnage est très riche, ses œuvres elles-mêmes ne sont pas toujours certaines d’émaner de sa plume, enfin, il faut tenir compte de ses disciples qui ont fourni des épîtres qui portent son nom...
La question qui continue de se poser est d’élucider comment une élite de la pensée des pharisiens (sans la notion péjorative qui accompagne toujours ce nom dans les sources chrétiennes), s’est muée en si peu de temps en un thuriféraire de la nouvelle religion ? Comment cet homme, élevé dans le judaïsme des commandements divins, est devenu l’apôtre des gentils et le négateur du contenu positif de sa religion de naissance ? En un mot, comment est-il devenu le champion de l’antinomisme ? Et je pense surtout à la cérémonie de la circoncision chez les Galates…Lors d’une précédente rencontre, Paul avait cru pouvoir enterrer cette antique pratique religieuse juive ; de retour sur place il constate avec colère qu’on a quitté l’esprit pour retomber dans la chair, pour reprendre son expression : fait significatif , il souligne que le Christ est mort pour racheter tous nos péchés... C’est ce rejet de la législation biblique, des commandements et des interdits de toutes sortes qui caractérise l’apport majeur de Paul. Ce croisement de deux cultures est absolument incroyable ; et l’apôtre des incirconcis ne fera jamais machine arrière, malgré certaines déclarations en trompe-l’œil. Il a donc contribué à séparer pour longtemps (déjà deux millénaires !) le judaïsme (rabbinique) du christianisme
En 1938, un célèbre rabbin-philosophe allemand, Léo Baeck écrivait, comme une sorte de bouteille à la mer, Les Évangiles, une source juive que j’ai traduit en 2002 aux éditions Bayard. Baeck soulignait la responsabilité de Paul dans ce divorce qui semble irrémédiable entre judaïsme et christianisme... Pourtant, on ne peut pas laisser de côté les protestations de fidélité à ses origines, de l’apôtre qui clame dans ses écrits qu’il ne trahit pas la cause de ses pères et accepte leur héritage. Mais c’est bien au-delà de leurs principes qu’il se situe. Notamment après le grand événement de Damas où il dira avoir vu le Christ ressuscité en personne, en sa qualité d’apôtre L’auteur énumère plusieurs élucidations de cette vision. Je ne domaine pas très bien cet aspect des choses, mais il est évident que nous avons affaire à une profonde modification de la conscience, au point qu’il y a un Paul d’avant et un Paul d’après. En lisant ces pages lumineuses, on réalise qu’il faut préciser le sens le plus exacte possible de ces récits concernant Paul : par exemple quel était la situation véritable de la religion juive à cette époque ? On rappelle qu’on situe la naissance de Paul vers l’an cinq de notre ère. Le judaïsme n’était pas encore vraiment rabbinique, celui que l’on connait sous la forme de la tradition talmudique. La tradition écrite était celle que nous connaissons aujourd’hui mais il en allait autrement de la tradition orale qui ne prendra forme qu’aptès le synode de Yavné (vers 90-100 ?). Les données n’étaient plus les mêmes.
C’est son activité missionnaire débordante, à grande échelle, qui valut à Paul son appellation d’apôtre des gentils ou des païens. Et en effet, Paul et ses collaborateurs décidèrent de mettre leurs pieds dans les pas des communautés juives d’Orient et d’Asie mineure. A cette activité Paul a consacré le plus clair de son temps, s’efforçant de propager ses idées sur le Christ et sa valeur auprès des communautés juives ou païennes dans les contrées qu’il traversait. Comme pour l’exemple des Galates, il n’hésitait pas à manifester sa mauvaise humeur en cas de non-respect de ses instructions... Mais Paul n’était seulement colérique et intraitable, il savait s’adapter à son auditoire. Formé lors de sa carrière juive aux subtilités des sources bibliques, il sut effectuer la transition vers les sources gréco-romaines de son nouveau public. Faute de quoi, les convertis, en majorité d’anciens païens qui n’avaient jamais entendu de tels discours : parler de résurrection, de divinité invisible, de monde à venir ne pouvait pas parler aux néophytes. La double culture de Paul fut alors d’un précieux secours. C’est peut-être là qu’il faut chercher le secret de la réussite de l’apôtre Paul : savoir s’adapter à son auditoire. Comme il s’agissait surtout de gréco-romains convertis à l a nouvelle foi, il fallait leur parler de ce qu’ils comprenaient. On le sent particulièrement dans le cas de Corinthe où il s’est agi de pratiques religieuses définies. On évoque aussi le cas des viandes sacrifiées : pouvait on consommer de telles viandes offerts lors de sacrifices aux idoles. Dans un texte, l’apôtre affirme que les démons ne sont pas dans le monde, donc qu’on peut consommer de telles viandes et dans un autre endroit il souligne le caractère inconciliable de ces deux choses : la table des démons et celle du Seigneur. On sent ici les contradictions de la position de Paul qui bute contre ses limites. Le syncrétisme ne résout pas les problèmes, surtout quand les gens viennent d’horizons religieux opposés.
Paul a compris ce que Ernest Renan a exprimé par une célèbre formule : élargir le sein d’Abraham. Pour le faire, il fallait renoncer à tous les principes du judaïsme rabbinique naissant L’astuce de Paul a été de refuser la vocation minoritaire du peuple juif qui se repliait de plus en plus sur lui-même en raison d’une histoire universelle ou régionale défavorable. C’était courir un risque menaçant l’existence même du peuple d’Israël. On se souvient de ce que diésait Jacques, le frère de Jésus, représentant de l’église de Jérusalem : la foi ne suffit pas, il faut aussi des actes, ce que Paul refusait avec opiniâtreté.
Ce qui s’est joué jadis, en ces temps reculés, c’était l’avenir des relations judéo-chrétiennes. Certaines attitudes de Paul se retrouvent chez Marcion qui entendait aggraver démarche en rompant tout lien avec les juifs et le judaïsme. Von Harnack s’est attiré une cinglante réplique du rabbin Léo Baeck qui ne comprenait pas qu’on nie toute relation entre la plante et le terreau sur lequel elles pousse... Jésus est né dans un milieu juif exclusivement et c’est la socio-culture juive qu’il l’a produit : il en est le produit et c’est ce que von Harnack se plaisait à nier dans son ouvrage L’essence du christianisme (1900).
Comment conclure ? Paul occupe une place primordiale dans l’histoire du christianisme et incarne à lui seul les défis qui se posent à la doctrine chrétienne. Qua savons nous de sa fin de vie ? A-t-il été exécuté à Rome ? Nous ne savons rien de science sûre. La légende , profitant du vide historique, s’est emparé de ce thème qu’elle a traité à sa manière.
Finalement, cet enfant terrible du christianisme (et du judaïsme ?) n’est pas si inconnu que cela...