Mimouni, Simon Claude, Politiques de la religion. Prophétismes, messianismes, millénarisme. PUF, 2023
Mimouni, Simon Claude, Politiques de la religion. Prophétismes, messianismes, millénarisme. PUF, 2023
Il s’agit d’un recueil de solides études sur la théologie politique (une expression qui évoque irrésistiblement le titre de deux textes de Carl Schmitt, entre autres), publiés dans différentes revues, et auxquels l’auteur a ajouté deux autres opuscules inédits. J’avoue avoir eu du mal à déceler une sorte de principe architectonique traversant cet ensemble si massif et si érudit. Il faudra donc adopter la même approche que l’auteure de la préface : se concentrer sur quelques idées fondamentales glanées dans quelques études choisies, notamment autour de la question des origines.
En effet, on peut s’étonner que les trois monothéismes qui s’originent de la même source révélée aient varié, voire entièrement divergé quant aux résultats de leurs pratiques et pensées religieuses. Cela rappelle une expression remarquable, passée inaperçue de Franz Rosenzweig qui dit que Dieu a, certes, créé le monde mais n’a pas créé de... religion. D’où cette arborescence que l’on constate ainsi que les revendications de détenir la vérité exclusivement. La Révélation a un seul père mais d’innombrables héritiers.
J’ai bien apprécié l’avant-propos de ce livre car l’auteur y expose les idées philosophiques et théologiques d’auteurs que je connais bien ; il s’agit de penseurs majoritairement d’origine juive comme Walter Benjamin, Gershom Scholem, Hannah Arendt, etc... Ces auteurs ont, à des degrés divers, réfléchi sur l’ange de l’histoire et le rôle joué par cette science historique sur le développement de la culture humaine. André Chouraqui m’avait un jour fait part de sa réflexion sur l’historiographie biblique qu’il qualifiait subtilement «d’histoire prophétisante» que tous ne pouvaient pas comprendre. Et là, l’auteur Mimouni introduit la notion d’ésotérisme (si chère à mon ami Antoine Faivre) qui opère une distinction entre différents niveaux de lecture et de compréhension, comme les développa Léo Strauss dans son ouvrage Persecution and the art of writing, Glencoe, 1951 . Ill existe donc un lien indéniable entre la théologie, le religieux et la politique. Cette idée d’une différentiation entre les différents niveaux de compréhension se retrouve chez la plupart des penseurs médiévaux. Maimonide en offre une excellente illustration dans son Guide des égarés et ses commentateurs vont nettement plus loin puisque le plus sérieux d’entre eux, Moïse de Narbonne (1300-1362), a écrit sans crainte d’être démenti, que la religion est avant tout une institution sociale et qu’elle était aussi la première éducatrice du genre humain : c’est bien ce que pensait Maimonide sans oser le dire clairement. Seules les personnes inaptes à approfondir le verbe révélé sans aide extérieure étaient liées par l’accomplissement strict des commandements divins alors que les lettrés, sans jamais s’affranchir de l’accomplissement concret des préceptes, pouvaient aller bien au-delà et s’intéresser à la véracité des saintes Écritures. On ne peut pas faire l’économie d’une confrontation pacifique entre deux catégories de pensée : la Révélation face à la raison. Ce n’est pas un simple problème terminologique mais une catégorie essentielle touchant à la compréhension des termes dans le sens qu’ils avaient au temps jadis, faute de quoi on s’exposerait à de nombreux anachronismes.
Les prophétismes, les millénarismes et les mystiques sont les différentes formes d’expression du discours religieux. Les talmudistes furent parmi les premiers à avaliser cette évidence en frappant une formule qui justifie toute mise à portée du fait religieux au sein de l’humanité : la Torah s’est exprimée dans le langage des hommes... Et l’on revient vers les sagaces réflexions de Walter Benjamin sur les limites du langage humain.
L’auteur a raison de souligner que toute politique a besoin d’une sorte de mise en musique de nature mystique afin que chacun puisse s’y retrouver. La parole de Dieu ou ce qui se présente comme telle nécessite le même mode de traitement. Et à ce niveau là l’apport du couple Benjamin/Scholem est primordial. La tradition juive, même simplement rabbinique, avait un important héritage à sa disposition ; notamment les passages qui prêtent au verbe divin soixante-dix facettes. Ce chffre de soixante-dix étant le maximum concevable dans le judaïsme antique...
Après toutes ces longues discussions sur la signification de l’expression théologie politique, le lecteur accède enfin à un passionnant chapitre consacré à la discussion des origines en se servant du cas emblématique de l’Israël ancien. Mais aussi du corpus biblique, et tout particulièrement le récit de la Création.
Mais revenons vers un sujet âprement disputé par différentes écoles de la science du judaïsme, je pense à l’apparition ou au surgissement de ce que l’on nomme la kabbale, la tradition ésotérique du judaïsme : a-t-elle quelque chose à voir avec le tanna rabbi Siméon bar Yohaï (IIe siècle de notre ère) ou doit-elle tout au cénacle de Rabbi Abraham ben David de Posquières et à Moïse de Léon (début du XIVe siècle). En termes plus directs : antiquité de la kabbale ou pseudépigraphie du XIVe siècle ? E, lisant Mimouni, je me suis souvenu d’une question que je me posais en étudiant la version allemande et la traduction du maître-livre de Scholem, Ursprung und Anfänge der Kabbala, traduit par Les origines de la kabbale... J’aurais personnellement traduit par l’Origine et les débuts de la kabbale... Et les réflexions de Mimouni m’aident à mieux cerner l’enjeu de cette problématique. L’auteur propose de parler de transformation et non plus de création. Il a raison car même si l’on tient pour la thèse de la nouveauté du Zohar, on ne peut pas nier que quelque chose le relie à plus ancien que lui. Les origines ne sont pas infinies mais bien le contraire, elles referment des idées qui leur sont antérieures. Ainsi, en dépit d’éléments vraiment novateurs et innovants, les grands courants de la kabbale (mystique ou théosophie juive) font leur profit de corpus préexistants, notamment exégétiques, midrashiques ou talmudiques. Les grands maîtres de cet ésotérisme ont repris des interprétations bibliques anciennes qu’ils ont rehaussé d’une saveur purement mystique... Comment, dans ce cas précis, dissocier l’ancien du nouveau, le connu de l’inconnu ? C’est toute la dialectique qui enveloppe ce débat qui est encore pendant dans certains cercles fidéistes.
En lieu et place de création qui présuppose un surgissement unique, qui n’est précédé par rien, l’auteur propose de parler de transformation. Et cette idée a effleuré la tradition juive qui note que révéler le secret de la création à des êtres de chair et de sang est chose impossible. C’est pour cette raison que la Torah a dit de manière obscure : Au commencement Dieu créa les cieux et la terre... Cette exégèse du Béréshit Rabba montre que la tradition juive ne se nourrissait pas d’illusions sur le sujet. Dans un autre contexte, celui de l’exégèse des noms divins, on procède à une étymologie populaire, créatrice, interprétée par les sages du Talmud comme suit : la divinité qui a dit au sujet du terme assyrien Chaddaï (le Dieu de la montagne) que la Création devait se stabiliser : shé amar le olamo : Daï. Mine de rien, les sages ont fait preuve d’une grande hardiesse en insinuant cette idée nouvelle de transformation, de stabilisation des éléments au lieu de la création ex nihilo de ces mêmes éléments. Mais je n’en dis pas plus loin car cela pourrait nous mener trop loin.
La question qu’y avait-il avant demeure sans réponse. Même la question des origines du peuple d’Israël a fait l’objet d’enquêtes serrées, et parfois entourées d’un halo d’incertitude, voire de mystère : les uns reprenant à leur compte, sans discernement, les premiers versets du livre de l’Exode et les autres acceptant que ce soit le résultat d’une évolution démographique de la population locale... Là, on entre dans une zone de grandes turbulences que je n’ose aborder...
Comme disent les spécialistes, la Bible procède à une lecture théologique de l’histoire. L’historicité ne l’intéresse que dans la mesure où elle ne porte pas atteinte à l’existence véritable de ses héros.
Nous tenons avec ce beau livre une grande contribution aux multiples questions qu’il pose. Le compte rendu est déjà très long et les autres chapitres méritent eux aussi une discussion plus déployée que nous réservons à d’autres moments.