Régis Debray, Du génie français. Folio, Gallimard,
Régis Debray, Du génie français. Folio, Gallimard, 2023
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J’aime bien ce que Régis Debray écrit. J’ai apprécié, il y a quelques années, ce qu’il écrivait sur Dieu et le sentiment religieux, en général. Je l’ai même rencontré au moins une fois dans un bureau du ministère de l’éducation nationale (Luc Ferry était le ministre) où il m’avait donné rendez-vous. Et il me fit alors bon accueil, bonne impression, il était cordial, voire chaleureux. Mais depuis quelques années, il joue les Cassandre et pleure après le temps qui passe. Cependant, cette réserve mise à part, on aurait tort de négliger ce qu’il dit et les idées qu’il développe dans ce livre sur le génie français....
Dans ce petit ouvrage si dense, il examine de près le génie français, et à la fin de ce premier chapitre, il se penche avec gravité, mais sans lourdeur, sur l’âme de la France. Où est l’âme de la France et qui l’incarne aujourd’hui ou qui l’a incarnée, par le passé ? Je pense que c’est la nostalgie qui prend ici la parole et la plume, la nostalgie d’une certaine vie bien française, sans qu’on sache vraiment de quoi l’auteur parle. Un détail m’a frappé : lorsqu’il évoque l’âme du pays, l’auteur passe au vocabulaire allemand, montrant ainsi que nos voisins d’outre-Rhin incarnent le génie philosophique de leur culture nationale. Et la place qui revient chez aux au romantisme. R.D. cite la Volksseele de Hegel ou plutôt le Volksgeist. Le problème est que derrière le terme Geist ou Seele se cachent très souvent des notions ou des idéologies qui ont causé la ruine et la destruction totale de l’histoire intellectuelle d’outre-Rhin.
Pour bien comprendre un auteur, il faut lui donner la parole. J’ai donc isolé quelques citations qui résument bien la pensée de R.D : Ne jouons pas les Cassandre. Il ne s’agit rien moins que de remédier hic et nunc à la perte de repères, au déboulonnement général que nous valent l’engorgement de photos de couv’ et le déclassement des lectures au long cours. Puisse notre président assumer ses responsabilités...
Mais la citation la plus riche et la plus révélatrice me semble être celle-ci :
A l’heure où nous nous flattons d’avoir chacun une destinée exceptionnelle, il est mal venu de rappeler que celle-ci a partie liée avec un autre collectif, une civilisation à évolution lente, un air de famille opiniâtre et sous-jacent. Ce substratum ineffaçable, ce passé-présent, c’est ce qu’une communauté ne connait pas d’elle-même, un héritage sans testament, un état-civil sans acte de naissance. Il est donc normal que nous en fassions fi... Il faut s’expatrier pour découvrir de quelle pâte on est pétri, et les civilisations comme les paradis n’existent que retrouvées, une fois qu’elles sont oubliées ou perdues...
Il me semble que tout est dit clairement et que tout commentaire serait vraiment superfétatoire. Nous ne saurons jamais réellement qui nous sommes, ni ce qui nous pousse à agir comme nous agissons.
Mis nous pouvons élargir et approfondir la problématique... Il y a peu de temps, le plus haut magistrat de notre pays, s’est publiquement demandé s’il existait une culture française, étant entendu que toute culture nationale, à l‘échelle du pays, est la conjonction volontaire ou imposée de mœurs et de traditions locales. C’est une mue à laquelle aucun élément de nature culturelle ne peut échapper. Prenons le cas de la France, cette France originellement catholique dont on a flatté l’égo national en évoquant je ne sais quelle «exception culturelle française» a digéré cet apport religieux pour en faire une culture transcendant son origine, s’en détachant toujours un peu plus afin d’englober le maximum de gens venus d’ailleurs... Il devient de plus en plus difficile de concentrer en un seul nom, en un seul événement, ce qui définit au mieux notre pays, notre langue, notre pensée.
Le cas de Stendhal et la situation de l’Italie dans la république des lettres retiennent longuement l’attention de R.D. En fait, tous ces développements si bien rédigés sont une déploration du temps qui passe inexorablement. On sent que l’auteur, au soir de sa vie (je lui souhaite longue vi e !), est revenu de tout. Si j’osais, je dirais qu’il est blasé et nostalgique. Les vraies valeurs, les vrais gens, la vraie vie, en somme, ne sont plus là ; suivant le triste principe que la mauvaise monnaie chasse la bonne. C’est ce principe qui sous tend l’ensemble de cet ouvrage. On vit une sorte de désacralisation générale et qui affecte tous les domaines. Même l’écriture de l’Histoire n’est pas épargnée. Aucune joie de vivre ne traverse ce livre qui dresse une liste complète de notre désillusion, de notre désabusement. C’est le fil rouge qui traverse tout l’ouvrage ; ce qui finit par nous lasser.
Mais ne soyons pas injuste, car si la situation n’est guère brillante, l’auteur n’y est pour rien, il ne fait que dresser un constat. Parler des problèmes ne revient pas à les créer. Quand il critique durement nos hommes politiques, nos élus, nos penseurs, nos élites en général, il est fondé à le faire. Mais il se garde bien de proposer de meilleures solutions, ce n’est pas son propos.
Voici le genre d’ouvrage dont il est difficile de rendre compte, pour cette raison précisément. Parlons franchement, sans crainte : cette France de Clovis, de Bossuet, de Voltaire, de Stendhal, de Hugo et de tant d’autres étoiles au firmament de la culture, nous survivra-t-elle ? Est-ce que son étoile n’a pas définitivement pâli ? J’ai remarqué qu’à la suite de tant d’autres (Jean d’Ormesson, par exemple) le public demande surtout des selfies et non plus des dédicaces... Signe irrécusable que nous changeons de civilisation, nous sommes l’arrière-garde d’une civilisation qui se meurt ; il suffit de voir la moyenne d’âge des Immortels à l’Académie française... Et le recul de la francophonie dans le monde. Un homme de lettres faisait récemment remarquer qu’il y a quelques décennies tous ses amis de Varsovie parlaient le français, mais aujourd’hui leurs enfants n’accordent d’interview qu’en... anglais. Il y a donc lieu de rétablir notre ancienne avance. Même l’auteur de ces lignes doit prendre la parole n anglais ou en allemand et jamais en français, lors de colloques ou de congrès auxquels on l’invite. C’est la victoire du globish... Il est loin le temps où André Malraux prenait la parole et le monde entier prêtait l’oreille. Mais est-ce à dire que le génie français n’existe plus ? Je ne le crois pas, mais je reconnais qu’il y a encore bien des efforts à faire.
Dans ce petit livre qui fera date, R.D. déploie une érudition bien maitrisée et qui vient renforcer la finesse de ses analyses. Le sujet est très vaste et il a bien fait de se concentrer sur des auteurs bien connus et qui, à juste titre, incarnent le génie de notre culture bien française.