A propos du dernier livre d’Alain Finkielkraut, La seule exactitude
De tous les livres de l’auteur, il est celui où il se dévoile le plus. On sent son attachement ou, au contraire, ses crispations. L’écriture n’est pas fébrile, l’émotion est maîtrisée mais son sent bien que dans cette chronique pensée et réfléchie du temps qui passe, l’auteur a livré ce qui lui tient le plus à cœur. C’est d’ailleurs ce que rend très attachante la lecture de ses réflexions sur la fugacité de notre existence. Même si la facture du livre, son organisation interne (une série de réactions plus ou moins longues par rapport à l’actualité) ont fait dire à quelques esprits malicieux, voire presque malveillants, qu’il s’agissait d’une sorte de revue de presse améliorée. Or, il n’en est rien, on sent, au contraire, une pensée qui traverse toutes ces pages, leur auteur est porteur d’un projet précis et animé d’une vision claire.
J’ai trouvé le titre (La seule exactitude), expression bienvenue et empruntée à Charles Péguy, tout à fait en adéquation avec la pensée profonde de l’auteur. Dans ce terme qui s’applique à tout, la référence au temps qui s’écoule et à la durée qui persiste, prévaut largement. Être à l’heure, être en adéquation avec son temps, surtout lorsque l’époque donne souvent l’impression de dérailler, d’aller dans tous les sens, est primordial. Par ailleurs, le temps s’oppose à l’espace, tout en lui étant indissolublement lié.
En scrutant d’un regard perçant et dépourvu de préjugés (enfin presque) le temps qui passe et les traces que laissent les événements dans son sillage, on comprend mieux la sévérité du jugement que A. Finkielkraut porte sur certains journalistes à la fin du livre. La citation intégrale serait trop longue, c’est pour cette raison que je ne la reproduis pas, tout en invitant les lecteurs du livre à s’y référer.
L’actualité est trop riche, ttop variée, elle requiert beaucoup de compétences qui ne sont pas à la portée du commun des mortels. Surtout quand on vit à une époque axiale (Achsenzeit) où la rapidité, la velocitas que Goethe déjà dénonçait dans ses mémoires, Poésie et vérité ne nous laisse pas le temps de penser. Aujourd’hui, l’information n’équivaut plus au savoir. Si vous vous donnez le temps de réfléchir, on préfère dire décrypter, l’événement en question est déjà oublié car l’actualité nous a happés pour nous conduire vers d’autres horizons.
Le propos de ce livre est la quête du sens, la recherche d’une direction et d’une signification. Où allons nous ? A quoi ressemblera notre société et donc notre vie, se demande avec raison un auteur qui ne tient pas les sociologues en très haute estime. Dans cette recherche quasi impossible de l’avenir, nul ne sait de quoi demain sera fait. Et cette problématique est fort ancienne puisqu’on la trouve déjà dans le livre biblique des Proverbes (27 ;1) que la haute critique situe vers 230 avant notre ère. Comment conceptualiser l’avenir, comment organiser l’aujourd’hui ? C’est un véritable saut dans l’inconnu, une gestion quotidienne de l’imprévisible
En refermant ce livre après l’avoir lu de la première à la dernière ligne, j’ai pensé à un tout autre ouvrage, d’une tout autre facture, les mémoires du cardinal Etchegaray, intitulé, J’ai senti battre le cœur du monde. Tant de gens vivent à la même époque sans la vivre de la même façon, ce qui fait écrire à l’auteur une belle expression : contemporanéité n’est pas synchronie… C’es très juste : nous ne vivons pas le même temps de la même manière. Certes, l’humanité est une mais les familles qui la composent sont diverses, irréductibles à un modèle unique. On est loin de cette raison hégélienne qui sacrifie tout à un seul modèle, unique et universel, ce qui, comme l’a montré Franz Rosenzweig dans son Etoile de la rédemption, mène à l’idolâtrie et à la déshumanisation de l’individu..
Alain Finkielkraut est attaché à des modèles qui ont été, depuis très longtemps, fortement critiqués, à tort ou à raison. Il croit à une certaine culture, une certaine civilisation et je ne suis pas loin de penser qu’il a raison. Le nivellement par le bas, les réformes du système éducatif censées arranger les choses alors qu’elles les rendent bien pires, le renoncement aux vraies valeurs, la préservation d’une certaine identité, qui n’est pas exclusive de tout le reste mais qui affirme fermement ses droits, tout cela contribue à présenter l’auteur comme un personnage passéiste, une sorte de Cassandre qui finirait par nous lasser.
En fait, il n’en est rien. Quand il dénonce ceux qui habitent en France tout en refusant obstinément d’y vivre, c’est-à-dire d’adhérer à son histoire, à ses valeurs et à ses projets, quand il relève avec une certaine cruauté les inconséquences de certains de nos dirigeants qui suivent le vent sans avoir de programme clair, sinon celui de se maintenir au pouvoir, eh bien, il a raison.
A quelle école de pensée peut on le rattacher ? Dans tout système philosophique on trouve deux axes majeurs : une critique de la connaissance et une raison pratique, c’est-à-dire une éthique.. Je ne sais s’il Finkielkraut se revendique de Kant mais il semble évident qu’il tient à la notion de devoir et de valeur. Ce n’est pas un moraliste (au sens noble du terme) ni un penseur éthico-religieux, mais il ne rejette pas systématiquement les traditions, notamment celles qui ont fait leurs preuves et ne s’apparentent pas à des modes… Les jugements de valeur qu’ils portent à la fin de ses articles le présentent comme quelqu’un qui est attaché à un ordre éthique, une sorte d’universalité de la loi morale, tout en sachant que ce dernier vocable est honni par les bien-pensants.
Je ne peux pas reprendre ici tous les exemples mais quand il écrit qu’on donne toujours la préférence au donné au lieu de s’en tenir à une norme universellement acceptée et qui a fait ses preuves, eh bien, il a encore raison. A-t-il eu tort de dénoncer les grossiers partis pris anti-israéliens de Stéphane Hessel avec des mots aussi dures : le Prix Nobel pour l’indigence vertigineuse de la pensée et la paix pour la désignation de l’Etat juif à la vindicte universelle ? Non point, il a encore eu raison.
Il est un autre mal que l’auteur dénonce, c’est cette haine de soi qui s’est immiscée dans tous les organes de notre société, même s’il n’ utilise pas dans ce livre (si je ne m’abuse) l’expression trouvée en 1930 par le Juif allemand Théodore Lessing. Et il clame son attachement à cette culture européenne dont se détournent avec honte un bon nombre de penseurs et d’intellectuels.
A côté de ces réactions instantanées dictées par l’actualité, on trouve dans ce recueil un texte très instructif sur la philosophie de Heidegger, surtout depuis la découverte des Cahiers noirs : à ce sujet, je me permets de renvoyer à un récent numéro de la revue SENS où j’ai dit ce que je pensais de cette combinaison entre une pensée solide et très structurée et des sentiments inattendus de la part d’un si grand penseur.
Enfin, je voudrais dire un mot de la dénonciation par A. Finkielkraut de l’antisémitisme qui menace la France, imprègne ses banlieues au point que ces espaces perdus de la république sont presque devenus judenrein. C’est en lisant Les désorientés d’Amin Maalouf que j’ai pris conscience de l’étendue de ce mal dans le monde arabo-musulman. Et lorsque A. Finkielkraut dénonce cette rancœur raciste on le traite d’islamophobe et on le suspecte d’œuvrer en faveur du parti de Marine Le Pen… Certains lui refusent même le droit de se dire de gauche, comme si, aujourd’hui, une telle appartenance avait encore un sens…
Maurice-Ruben HAYOUn in Tribune de Genève du 22 octobre 2015