CONFÉRENCE DU 15 NOVEMBRE 2007
A la Mairie du XVIe arrondissement
A 20h 15
JÉSUS, LE PAPE BENOÎT XVI ET LE RABBIN NEUSNER :
Le sermon sur la montagne
Vers un nouveau dialogue judéo-chrétien…
On dira ce qu’on voudra de la divine providence qui s’en remet à d’humaines mains pour changer les choses ou les faire avancer… Comment décrire autrement la rencontre fortuitement providentielle entre le pape Benoît XVI, auteur du Jésus de Nazareth (Flammarion), et le professeur (rabbin) Jacob Neusner de Bard College, auteur de A Rabbi talks with Jesus (Macgill-Queen’s university press, 2000).
Le 13 avril, lors d’une conférence de présentation de ce Jésus de Nazareth au Vatican, le cardinal Christophe Schönborn de Vienne affirmait que c’était la lecture attentive du livre de Jacob Neusner qui avait, entre autres, incité Benoît XVI à rédiger son ouvrage. Neusner ne se doutait nullement de l’intérêt qu’allait porter à sa présentation juive de Jésus, celui qui n’était encore qu’un cardinal chargé de Saint Office de la Foi… J’ai écrit ce livre, nous dit-il, pour expliquer les raisons qui poussent les juifs à croire en la Tora de Dieu, remise à Moïse sur le Sinaï, refusant d’admettre en leur créance les enseignements de Jésus contenus dans les Evangiles et les promesses du Royaume du Ciel. Cette attitude, qui a perduré durant près de deux millénaires, ne va pas changer du jour au lendemain, mais ce rapprochement intellectuel entre deux grandes personnalités, dans le respect de leurs traditions religieuses respectives, laisse augurer l’avènement d’une ère nouvelle. Car le pape a bien dit, selon le cardinal Schönborn, qu’il avait à cœur de développer cette discussion avec le rabbin. .
Depuis le Moyen Age, les juifs ont tenté de scruter le problème que leur posait Jésus sans vraiment trouver une oreille attentive dans le camp chrétien. On a peut-être oublié la vague d’indignation soulevée par la Vie de Jésus d’Ernest Renan en 1862. Le livre se vendit à plus de 60,000 exemplaires en trois mois … Plus près de nous, on connaît les ouvrages de savants juifs comme Joseph Klausner, David Flusser, Pinchas Lapide et Schalom Benchorin sur Jésus de Nazareth. Sans oublier le grand ouvrage de Léo Baeck, L’Evangile, une source juive (1938 ; Bayard, 2002). Mais aucun de ces livres n’avait retenu l’attention d’un pape comme c’est le cas du livre de Neusner. Dans son livre, Benoît XVI écrit ceci (p 90) : le grand érudit juif Jacob Neusner… s’est en quelque sorte mêlé aux auditeurs du Sermon sur la montagne pour entamer ensuite un dialogue avec Jésus… Ce débat respectueux et sincère que ce juif croyant mène avec Jésus, le fils d’Abraham … m’a ouvert les yeux, plus que d’autres interprétations du Sermon sur la montagne que je connais, sur lA grandeur de la Parole de Jésus et sur la décision à laquelle nous confronte l’Evangile. Et son analyse montre que c’est là que se situe le point nodal où le message de Jésus diverge fondamentalement de la croyance de l’Israël éternel. Neusner démontre cela après avoir examiné avec soin l’attitude Jésus face à trois commandements importants : le troisième (le respect des parents), le quatrième (l’observance du sabbat) et enfin le commandement d’être aussi saint que Dieu lui-même. ( p 127)
Le dialogue théologique, sérieux et digne, se substitue, désormais, à un discours complaisant et compatissant. Qu’un pape aussi érudit que Benoît XVI, incarnant la vénérable tradition des universités allemandes, puisse écrire de telles lignes ne saurait nous laisser indifférents. Il faut donc espérer que ce dialogue se développera et que l’océan de l’intolérance aboutira enfin au rivage d’une fraternité retrouvée.
Y'A-T-IL UNE PENSEE JUIVE DU CHRISTIANISME?
Existe-t-il une pensée juive du christianisme, à l'âge classique, c'est-à-dire au sein de la période qui va de la clôture du talmud à la fin du Moyen Age juif? Pour répondre, même partiellement à cette question, il convient d'évoquer succinctement certains postulats concernant la nature ou l'essence même du judaïsme, si l'on veut comprendre ses réactions à l'égard du christianisme:
Bien que la religion juive se conçoive elle-même comme la quintessence du monothéisme et ne devrait, par conséquent, guère comprendre qu'on la concurrençât sur son propre terrain, l'exclusivisme religieux n'a jamais été le fait de la Synagogue, et celle-ci n'a jamais prétendu que “extra Synagogam non es salus”. Ceci est un présupposé fondamental si l'on veut rendre compte de la réaction juive face à une religion nouvelle, issue de son propre sein. Une telle attitude n'est pas encore un jugement sur l'essence du christianisme lui-même mais qui constitue un présupposé qui en est inséparable.
Le second point à développer est le suivant: la tolérance et l'acceptation du prochain, surtout s'il est monothéiste, font partie des postulats religieux de la synagogue. La religion prophétique, qui, représente, quoi qu'on en dise, un progrès par rapport au Pentateuque, véritable noyau dur de la législation biblique, a enseigné à la conscience juive, telle qu'elle se présente dans les documents talmudiques et rabbiniques, que le Dieu de la création, celui qui s'était révélé sur le Mont Sinaï après avoir sauvé les hébreux d'Egypte, était aussi le Dieu de l'univers et, partant, de l'humanité tout entière. Dès lors, aucun exclusivisme religieux n'était plus possible. Si Dieu avait créé tous les hommes, sans exception et s'il était le père de l'humanité, il n'existait plus aucune base théologique pour une ségrégation. Certes, il y avait l'élection du peuple d'Israël qui en fit le dépositaire de la parole divine, c'est-à-dire du Décalogue. Mais cela ne suffisait pas pour qu'un peuple, fût-il élu, imposât à tous les autres ses propres conceptions. Une telle attitude est proscrite par les fils d'Israël qui ne dérogèrent qu'une seule fois à ce dogme intangible de la liberté religieuse, notamment en imposant à un peuple vaincu le rite de la circoncision. Ce fait historique, attesté par la Bible est certes incontestable, encore qu'on puisse le situer dans un contexte socilogique précis: si les Iduméens furent contraints de'adopter le rite de la circoncision, c'est parce que les Hébreux les avaient admis en leur sein; ils pouvaient donc se marier au sein du peuple d'Israël sans restriction aucune. Et, on sait, depuis l'épisode de Dina, fille de Jacob que même le roi Schekhém et son fils Chamor, ainsi que tous leurs sujets furent astreints à la circoncision, s'ils voulaient prendre des épouses au sein même du peuple d'Israël… Les événements qui s'ensuivirent, notamment l'attaque surprise, organisée par les frères de la jeune fille voulant venger son déshonneur, ne reçurent jamais l'aval du vieux patriarche Jacob qui alla, dans sa fameuse bénédiction de Genèse 49, jusqu'à maudire ses propres fils, en raison de cette action punitive.
On sait que les Sages talmudiques eurent les premiers le privilège de définir la charte des relations entre le judaïsme, en cours de rabbinisation, et l'humanité non-juive. Ainsi naquirent les lois des Noachides et le concept des Hassidé Ummot ha-Olam. (les Sages des nations) qui montrent le souci apporté par les rabbins du talmud au sort de la majorité écrasante de l'humanité. On ne saurait imposer aux peuples non-isréalites le repose chabbatique, par exemple. En revanche, si ces hommes veulent rester des hommes, c'est-à-dire des êtres créés à l'image de Dieu, ils doivent ériger des cours de justice qui diront le droit chez eux, il leur faudra respecter le concept de l'unité et de l'unicité divines, respecter père et mère, respecter la vie, donc proscrire le meurtre, le vol et l'adultère. Enfin, leurs mœurs quotidiennes doivent être empreintes d'un minimum de douceur: il leur est interdit de consommer le membre d'un animal encore vivant.
Sur ce dernier point aussi, les sages surent, semble-t-il, faire preuve d'ouvreture d'esprit et de tolérance puisqu'ils ne cherchèrent pas à imposer aux autres les difficiles rites d'abattage, si contraignantes pour les juifs.Il convient aussi de dire un mot des Sages des nations, auquels les sages ont tenu à accorder une part certaine au monde futur. Une telle attitude, tant du point de vue du concept religieux que sous une angle simplement pratique, atteste de l'ouverture d'esprit des sages du Talmud et de leur refus de tout exclusivisme, signalé supra. Admettre que la Tora n'était pas l'unique voie menant au salut revenait à reconnaître à l'éthique universelle, même de provenance non-juive, une efficacité certaine puisqu'elle pouvait les faire accéder à l'éternité. Or, tel est le bien suprême non simplement pour l'humanité non-juive, mais aussi pour les enfants d'Israël eux-même. Il suffit, pour s'en convaincre, de rappeler que lorsque le talmud veut menacer quelqu'un des pires sanctions, il l'exclue du monde futur, c'est-à-dire de la vie ou de la félicité éternelle.
Enfin, le troisième présupposé des juifs dans les relations vers les autres confessions tient en leur refus d'un prosélytisme agressif et militant; il n'existe pas, chez les juifs, d'institution comparable à la “mission” des chrétiens auprès des Nations. En revanche, il faut signaler qu'on n'avait pas le droit de rejter l'homme cherchant " protection sous les ailes de la providence divine”. L'exemple emblématique de cette notion nous est fourni par le personnage de Ruth dont le livre servirait, selon certains spécialistes, ce but précis: accréditer l'idée que le judaïsme ne refuse pas les conversions. Bien que ce ne soit pas le sujet de ce petit aperçu, on peut ajouter que d'autres exégètes ont voulu voir dans ce rouleau de Ruth un pladoyer en faveur de la loi du lévirat, c'est-à-dire une règle faisant obligation à un frère d'épouser sa belle-sœur devenue veuve, si son propre frère était décédé sans laisser d'enfant.
Mais revenons un instant au problème du prosélytisme lui-même: en marge de cette attitude fondamentale, à savoir qu'il n'y a aucun impératif d'ordre religieux à donner libre cours au zèle convertisseur -un point qu'aucun article doctrinal n'est jamais venu contredire, pas même aux heures les plus sombres de l'histoire juive- il y a toujours eu (pourquoi le nier?) la nécessité de se défendre pour préserver la dignité du judaïsme et rassurer ses adeptes. Attaqués, vilipendés et poussés dans leurs derniers retranchements, les juifs se sont énergiquement défendus, soit en se gaussant, sans la moindre retenue de certains dogmes chéris par leurs adversaires, soit -nous le verrons dans un instant- en soumettant les croyances cardinales de leurs contradicteurs à une critique impitoyablement dévastatrice.
Enfin, il convient de ne pas confondre la confrontation multiséculaire avec la religion chrétienne d'une part, et les appréciations -au demeurant assez rares, plutôt codées et parfois même censurées- sur la personnalité de Jésus, d'autre part. La personne du Christ est au fondement même de la religion chrétienne dont les dogmes tiennent à lui-même et à sa mère Marie. Le christianims n'a qu'un prophète tandis que le judaïsme en eut plusieurs: le seul prophète-législateur des juifs fut Moïse, ce qui réduit considérablement le rôle des autres. il en va autrement du christianisme qui est exclusivement centré autour du Christ, conçu non seulement comme une entité divino-humaine mais aussi comme l'indispensable médiateur entre l'homme et Dieu. Or, une telle conception éest fondamentalement étrangère aux juifs qui refusent d'accorder un statut divin à un homme, fût-il Moïse notre Maître.
Peut-on, au vu de ce qui précéde, parler de l'aube du dialogue judéo-chrétien? Après tout coup, des relations même hostiles comme la guerre, restent des relations entre les religions et les cultures. On doit à la vérité de dire, cependant, que ces considérations préliminaires font plus penser à une confrontation sanglante qu'à un dialogue permanent.
Eu égard à l'immensité de la période envisagée, on adoptera un découpage historique.
I. la littérature talmudique:
Cette époque fut caractérisée par une intense fermentation: on oublie généralement de signaler que le christianisme naissant et l'Eglise primitive n'étaient pas les seuls à se trouver dans un processus de formation; le judaïsme rabbinique lui-même faisait ses premiers pas. Par ailleurs, la littérature talmudique, proprement dite , couvre plusieurs siècles qui marquent justement les débuts de la cristallisation des dogmes chrétiens. S'il ne fait pas de doute que cette littérature talmudique fourmille de références codées à de multiples incidents avec les judéo-chrétiens, notamment dans le domaine liturgique , les renvois précis et manifestes sont rares: on s'accorde à dire, depuis le maître-livre de Joseph Klausner sur Jésus de Nazareth, que l'unique passage talmudique visant les Chrétiens -et qui ait survécu à la censure ou même à l'auo-censure- n'est autre que Shabbat 116b. On y parle d'Aven Guillayon (Le rouleau du péché)(jeu de mot sur Evangelion). Il est absolument impossible d'envisager que sur une durée de plus de cinq siècles -puisque la clôture du Talmud de Babylone remonte à l'an cinq cents de l'ère vulgaire- la moisson soit si chétive. De fait, derrière les différentes matronita (dame patronesse ou matrone romaine) ou les philosophes, mis en scène par le Talmud, se profilent généralemnt des chrétiens que de joutes oratoires opposaient aux juifs sur les places du marché ou dans d'autres lieux de rencontre.
Pourquoi avoir travesti, en quelque sorte, toutes ces références à de relles confrontations avec les chrétiens d'origine païenne, voire même d'origine juive? Il est probable que les relations entre les deux communautés religieuses aient progressivement changé de nature pour devenir franchement hostiles; le statut des juifs et de leur religion sur leur propre territoire national les a probablement incités à la prudence et à la modération. L'évolution de l'histoire internationale, grâce à des événements comme la Donatio Constantini et la christianisation généralisée de l'empire romain, a fait le reste. Le judaïsme fut, pour ainsi, condamné au silence et à une marginalisation accrue.
Il est une autre raison, d'ordre historique, elle auss, qui explique l'absence dans le talmud d'une réfutation systématique des dogmes de la religion chrétienne: la partie juive ne connaissait certainement pas encore pas encore très bien ces points doctrinaux qui n'apparaisaient pas, vers la clotûre du talmud, avec suffisamment de netteté.
C'est pour cette raison que l'on doit accorder une place particulière au résumé des Toldot Yeshu. S'agit-il, à partir de matériaux, remontant sûrement à l'époque suivant immédiatement la clôture du talmud, de dénigrer, même indirectement, la forme divino-humaine de Jésus, sa messianité, sans omettre les dogmes concernant sa mère, l'immaculée conception, c'est-à-dire le cas -unique- d'une personne épargnée par le péché originel? Autant de points doctrinaux, qui comme le fait d'avoir été fécondée par le Saint-Esprit, ne pouvaient manquer de heurter la sensibilité religieuse des juifs. Certains développements des Toldot Yeshu se présentent comme “Anti-Evangile” tant leurs auteurs ou compilateurs ont totalement “revu et corrigé” cette vie édifiante de Jésus qu'offrent les Apôtres. Les conclusions des Toldot yeshu sont les suivantes: Volonté juive d'éloigner de la Synagogue les juifs christianisants. Résignation juive à une sorte de développement séparé des deux confessions, désormais ennemies. Voici une indication importante sur la mentalité juive face à ce phénomène -désormais incontournable- que constituait le christianisme. On voit que les juifs ont définitivement renoncé à faire jeu égal avec la nouvelle religion: ils introduisent dans leurs offices religieux, notamment dans la partie principale dénommée tefilla, i.e. les shemoné esré (Dix-huit bénédictions), une prière destinée à éloigner les judéo-chrétiens des synagogues (voir note 3): en effet, ceux-ci ne pouvaient répondre Amen lorsqu'ils se savaient maudits!
Les différents conciles qui eurent lieu avant le Xe siècle consacrèrent définitivement cette séparation d'avec le judaïsme. On relève, cependant, que la polémique s'est affinée: les juifs reprennent à leur compte des arguments philosophiques d'une tonalité anti-chrétienne: il ne faut pas oublier que le christianisme “officiel” dut mener, au sein de son propre camp, d'âpres luttes contre certaines hérésies ou simplement contre le gnosticisme. Dans sa thèse de doctorat récemment traduite de l'allemand en français , et intitulée précisément Gnosticisme et judaïsme, le père-fondateur de l'historiographie juive moderne, Heinrich Grætz montre que le judaïsme lui-même ne fut pas épargné par la tentation gnostique. Il nous présente le célèbre apostat talmudique Elisha ben Abouya, devenu Aher après son départ du judaïsme, comme le gnostique parfait dont le rival ne fut autre que le grand rabbi Aqiba. Comme à cette époque -vers le IIe siècle de l'ère chrétienne- le judaïsme faisait front lui aussi, il est probable que les adeptes du christianisme aient dû se défendre, à leur tour, contre les dangers d'une hérésie qui statuait l'existence d'une double divinité, le Deus absconditus d'une part et le démiurge d'autre part.
Progressivement, les chrétiens furent confrontés au legs spirituel et intellectuel de l'héllenisme finissant, sans omettre la troisième religion monothéiste, l'islam, qui se réclamait à son tour de la croyance d'Abraham. Ce qui explique que lorsque les premiers juifs d'Orient, se mirent, comme on va le voir dans un instant, à philosopher, ils puisèrent dans l'arsenal gréco-musulman bien des armes pour combattre les dogmes chrétiens. L'attachement intraitable et sourcilleux de l'islam à un monothéisme absolu arrivait à point nommé pour les juifs arabophones des anciennes académies talmudiques de Soura et de Pumbédita. Cette période, dite classique, commence avec Saadia et ne s'arrête qu'au seuil de la Renaissance. Ce fut la plus féconde et la plus riche dans la longue histoire intellectuelle du judaïsme. C'est désormais vers elle qu'il convient de se tourner.
II. La pensée juive classique de Saadia Gaon à Eliya Delmédigo: le courant rationaliste (maïmonidien) et le courant mystique.
a) Saadia Gaon: L'auteur du Sefer émunot wé-dé'ot, le Livre des croyances et des opinions, marques les débuts du rationalisme juif. Il est entendu qu'on ne retiendra ici que l'attention qu'il a bien voulu consacrer au christianisme. L'auteur critique en termes à peine voilés, à la suite des théologiens musulmans de son temps, les pratiques chrétiennes non conformes à un monothéisme absolu; il stigmatise ceux qui prônent le tashbih (forme ou ressemblance humaine de Dieu) et le tashrik (le fait d'associer à D. d'autres essences, en fait le dogme de la trinité). Pour Saadia, auteur judéo-arabe, vivant dans un environnement presque exclusivement musulman, le christianisme n'est pas encore considéré comme une religion authentiquement monothéiste: l'agenouillement devant une croix, le culte marial etc… le refus de tout commandement positif d'origine biblique l'indisposaient gravement. Mais les traits les plus acérés de sa critique sont réservés assurément à l'exégèse allégorique contre laquelle il dresse une véritable digue: on se référera à mon ouvrage indiqué en note 6 pour se faire une idée du rejet systématique et motivé de l'interprétation allégorique, si chère aux Pères de l'Eglise. Sans en parler vraiment, Saadia donne l'impression d'en avoir eu une idée claire. Pour lui, le reconcement au sens obvie des versets ne peut intervenir que dans des cas très précis: lorsque le texte heurte la raison, le message des sens ou un autre passage scripturaire. Dans tous les autres cas, il faut absolument s'en tenir au sens littéral du verset. Certains arguments anti-chrétiens de Saadia seront repris par des penseurs juifs ultérieurs, notamment Abraham ben Méir Ibn Ezra.
b) Abraham Ibn Ezra : vivant dans le courant du XIIe siècle, cet homme fut, après Rashi, le commentateur biblique le plus prolixe et le plus lu dans la communauté juive. Aujourd'hui encore, ces commentaires sont imprimées dans toutes les Bibles rabbiniques. Dans son introduction à ses commentaires du Pentateuque, il stigmatise l'allégorisme chrétien en parlant de ces “savants incirconcis qui, non contents de s'éloigner du centre du cercle, en sont carrément sortis et tâtonnent dans le noir”. La seconde introduction est plus virulente que la première, ce qui laisse entendre que l'allégorisme chrétien était devenu débridé.
Les deux introductions, tout comme les commentaires aux¬quels elles sont char¬gées de nous préparer, se complètent. Ibn Ezra ébauche à grands traits une es¬quisse de l'exégèse biblique depuis le talmud jusqu'au XIIème siècle. Parmi les diffé¬rents modes d'exégèse qu'il recense figure l'exégèse allégorique proprement dite qu'il distingue soigneuse¬ment de l'exégèse non-littérale, déclarée admissible dans certains cas. Ibn Ezra pre¬nait très au sérieux l'exégèse chrétienne et par voie de conséquence les dangers qu'elle représentait. On ne manquera pas de s'étonner de l'importance accrue qu'il lui accorde : de la première intro¬duction à la seconde, elle passa de la troisième place à la toute première. En outre, ibn Ezra polémique durement contre les exé¬gètes chrétiens lorsqu'il explique la validité constante de la loi mosaïque. Le fait même qu'il subdivise à deux reprises l'exégèse biblique en quatre catégories pourrait bien faire pen¬ser à la théorie chrétienne du sens qua¬druple de l'Ecriture. En effet, un autre découpage eut été tout à fait concevable. Il au¬rait fallu pour cela dissocier l'exemple d'Isaac Israéli des exé¬gèses gaoniques pour avoir un chiffre différent de quatre. Dans les deux introductions, Ibn Ezra ajoute une cinquième possibilité qui est la sienne la propre. Si, dit l'auteur, nous symbo¬lisons la vérité par le centre d' un cercle, l'exégèse des geonim serait comparable à un autre point éloigné, mais se trouvant au sein de ce cercle .
L'exégèse chrétienne qui n'intervient ici qu'en troisième lieu est rejetée avec viru¬lence. Ibn Ezra la qualifie de voie des té¬nèbres et de l'obscurité. Elle est, écrit-il, en dehors de tout. Sa caractéristique majeure est de découvrir partout des mystères qu'elle interprète allégoriquement. Il faut donc noter que toute critique dirigée contre l'exégèse chrétienne instruit le procès de l'exégèse allégorique et de ses abus. On sait que la partie lé¬gale de la loi, les commandements, ont été évacués par l'exégèse patristique qui usait pour cela d'une méthode bien particulière. C'est ainsi que les chrétiens vidaient la loi juive de tout contenu positif. Leur er¬reur paraît si grande aux yeux d'Ibn Ezra qu'il décide de ne pas leur adresser une réfutation en bonne et due forme. On peut penser qu'Ibn Ezra a dû, maintes fois, entrer en contact avec des représentants de l'exégèse chrétienne. Notons que l'hostilité manifestée à son encontre a malgré tout permis à ibn Ezra de déceler un point positif dans ce type d'exégèse.
" Le coeur de ce peuple est dans l'erreur et leur controverse n'est juste que sur seul point : savoir, que tout commandement, petit ou grand, doit être pesé sur la ba¬lance du coeur (l'intelligence), car le discernement s'y trouve. "
Ceci révèle l'un des aspects fondamentaux de l'exégèse d'Ibn Ezra qui accepte que le texte biblique puisse être le support d'une exégèse spirituelle. La solidarité des différents sens de l'Ecriture est donc réaffirmée. Du reste, il rappelle que le dis¬cer¬nement a été placé par Dieu dans le coeur de l'homme : l'esprit est donc un ambas¬sadeur divin auprès de l'être humain. C'est pourquoi tout ce qui ne s'accorde pas avec la raison doit être expurgé " car la loi a été remise aux êtres doués de raison. " Toutefois, Ibn Ezra ne veut pas laisser le champ libre à une exégèse qui rendrait compliqué ce qui est simple :
" Toute chose qui ne contredit point la raison, nous devons l'interpréter selon son sens littéral et nous croirons que ce sens littéral est véridique. Ainsi, nous ne tâtonne¬rons pas le long du mur comme des aveugles et nous n'orienterons point les choses au gré de nos convenances. "
Il est évident que l'auteur a ici en vue l'exégèse chrétienne qui ne s'embarrassait pas du sens véritable du texte et voulait dé¬couvrir de nombreuses choses préfigu¬rant la venue du Seigneur. Ayant montré que dans certains cas l'exégèse pouvait reléguer à l'arrière-plan le sens littéral, Ibn Ezra examine la possibilité où les deux sens, litté¬ral et profond, peuvent coexis¬ter. Il prend soin d'indiquer que ce sens profond n'est en réa¬lité qu'une possibilité tandis que le sens premier reste une obligation.
" Il est des endroits où les deux sens sont liés et où ils sont tous deux authen¬tiques; et si l'un ressemble au corps, l'autre res¬semble à l'esprit, comme par exemple la cir¬concision du coeur ou encore l'arbre de la sagesse qui renferme un grand secret. Il n'en demeure pas moins que les choses restent vraies aussi selon leur sens littéral. "
Pour conclure ce point, Ibn Ezra montre que la nature a doté le corps humain d'organes à usages multiples, comme le nez ou la langue. Ibn Ezra rejette l'idée se¬lon laquelle les différents sens de l'Ecriture seraient mutuellement exclusifs.
Par contre, l'exégèse chré¬tienne qui opère surtout sur des traductions se fi¬gurera être toujours dans le vrai sans jamais y par¬venir. Cette hypothèse devient sérieuse lorsque l'on se réfère aux chapitres du Yesod morah qui traitent de l'alphabet et de la langue hé¬braïques. La méthode philologique aurait alors pour conséquence de désarmer à la fois ceux qui, tout en étant juifs, pratiquent une exégèse non-littérale, et ceux qui, ne l'étant pas, appliquent à un texte défectueux une interprétation inadéquate.
Dans ce cas, dit Ibn Ezra, ils retrouvent l'avènement de leur Eglise après les sept jours d'impureté de la femme; quant aux douze tribus elles préfigureraient selon eux les disciples de Jésus. L'auteur refuse de rejeter le sens littéral d'un texte du fait qu'un sens différent existe. L'esprit, poursuit-il, ne milite pas contre l'adoption des deux significations. Il convient en cas d'opposition à la raison de redresser un récit biblique en se fondant sur le génie propre à la langue hébraïque dont l'origine re¬monte au premier homme. Conscient de l'importance de l'argument aux yeux des chrétiens, Ibn Ezra veut montrer que l'on doit interpré¬ter allégoriquement le commandement qui exige la circoncision du coeur. Mais comment montrer que les autres préceptes doivent être pris à la lettre ? Ibn Ezra commence par rappeler que les comman¬dements divins sont destinés à promou¬voir la vie et non à pro¬voquer la mort. En outre, le Décalogue prescrit de ne point tuer son prochain, comment Dieu pourrait-il ordonner aux humains de se sui¬cider ? Voici donc un cas où le sens littéral est à exclure. Signalons que ce développement est bien plus complet que dans l'introduction au commentaire usuel. Quant à la va¬lidité des deux sens, ibn Ezra souligne à l'instar d'Avicenne que l'aspect miraculeux de la parole divine réside en cela. Cette polysémie est incarnée par certains organes humains qui servent à diffé¬rentes fonctions.
Si l'on compare les deux textes qui se réfèrent à l'exégèse allégo¬rique chrétienne on est frappé par l'esprit polémique du second de même que par les com¬pléments qu'il comporte. Suivant un ordre de gravité décrois¬sante, nous retrou¬vons l'exégèse ka¬raïte qui est violemment attaquée parce qu'elle préconise des inter¬prétations qui con¬tredisent la tradition. L'incompétence de ses représentants est sou¬lignée en ma¬tière de philologie et de grammaire.
Il est évident que l'auteur a ici en vue l'exégèse chrétienne qui ne s'embarrassait pas du sens véritable du texte et voulait dé¬couvrir de nombreuses choses préfigu¬rant la venue du Seigneur. Ayant montré que dans certains cas l'exégèse pouvait reléguer à l'arrière-plan le sens littéral, ibn Ezra examine la possibilité où les deux sens, litté¬ral et profond, peuvent coexis¬ter. Il prend soin d'indiquer que ce sens profond n'est en réa¬lité qu'une possibilité tandis que le sens premier reste une obligation.
La seconde introduction comporte bien des variantes par rap¬port à la première. Elle semble plus polémique et affirme de façon encore plus nette son respect de la tradition et de l'exégèse ancienne. L'ordre lui-même a changé; ce sont les exégètes chrétiens qui sont en première ligne et ibn Ezra leur adresse les plus graves cri¬tiques. Leurs agissements n'épargnent ni la Genèse donc la partie historique, ni la partie légale. L'exégèse chrétienne (les savants incirconcis) veut toujours voir sym¬boles et mystères dans la Bible .A des fins polémiques ibn Ezra souligne le ca¬ractère anarchique de ces interprétations.
Avant Ibn Ezra, ce fut son contemporain Juda ha-Lévi (1075-1141), l'auteur du Sefer ha-Cusari, qui croisa véritablement le fer avec le christianisme.
c) Juda ha-Lévi et son Cusari . Dans cet ouvrage capital de la pensée juive médiévale, ha-Lévi organise, à sa manière, une sorte de dialogue inter-religieux. Il brosse le décor suivant: le roi du peuple Chazare est visité en songe par Dieu qui lui affirme que son intention religieuse est bonne mais que que ses actes ne le sont guère. Il se met alors en quête de la vérité religieuse. a cet effet, il convoque un représentant des philosophes, un adept du christianisme, un musulman et un juif. Chacun de ses savants a pour mission d'exposer sa doctrine. On ne retiendra ici que l'appréciation du christianisme par l'auteur, c'est-à-dire les paroles qu'il place dans la bouche du chrétien. Le passage qui apparaît comme absolument fondamental peut se résumer ainsi: “bien que nous parlions de trois personnes, dans notre cœur et notre esprit nous pensons à une seule…” Certes, ha-Lévi n'admettait sûrement pas en sa créance la trinité chrétienne, mais il se refusa à déformer sciemment la doctrine de ses adversaires religieux. En agissant ainsi, c'est-à-dire en reconnaissant que les chrétiens adoraient un Dieu unique, il lavait le christianisme de tout soupçon polythéiste. Ceci représente un progrès par rapport à Saadia, par exemple. Il n'est pas inintéressant de relever cette probité intellectuelle sous la plume d'un homme viscéralement attachée à la tradition religieuse non conceptualisée du judaïsme: en effet, ha-Lévi a toujours accordé le primat absolu à la révélation vis-à-vis de laquelle la raison ne peut avoir qu'un rôle ancillaire…
Avec Maïmonide, la philosophie juive connait une situation radicalement nouvelle en raison de son analyse des homonymes bibliques, de sa chasse impitoyable aux anthropomorphismes et de son recours systématique à l'exégèse allégorique. Ce dernier point est absolument dans la problématique qui nous occupe: grâce aux versions latines du Guide des égarés, les chrétiens se référeront souvent à Maïmonide pour légitimer leur propre recours à l'exégèse non-littérale. Ce dernier point n'a pas peu contribué à détourner l'orthodoxie juive des enseignements philosophiques du Guide. Nous avons, cependant, que l'exégèse allégorique maïmonidienne ne s'apparente guère à l'allégorisme chrétien, soucieux, avant tout, de vider la Tora de tous ses commandements positifs. Mais concentrons nous sur le problème central: comment Maïmonide concevait-il la religion chrétienne? Il n'en admettait, certes, pas les dogmes mais il considérait que toutes les religions non-juives, i.e. le christianisme et l'islam, préparaient l'avénement messianique.
d) Maïmonide: Le chapitre sur l'impossible en Guide des égarés III, chapitre 15 semble contenir une allusion assez transparente au concept chrétien de Dieu. En écrivant textuellement dans ce chapitre que “l'impossible a une nature stable et ne saurait être l'œuvre d'un agent” Maïmonide visait le dogme de l'incarnation des chrétiens: Dieu ne saurait se dégrader, il ne saurait se faire homme! Même plus tard, aux alentours de la Renaissance, lorsque les chrétiens répondront à cet argument en disant que Dieu peut faire des prodiges, les juifs reviendront à la charge en précisant que Dieu tout accomplir hors de lui-même mais qu'il ne peut pas se rabaisser; ce serait pécher contre son essence immuable.
Dans le chapitre définissant l'essence de la prophétie (Guide III, ch. 24 p 189), Maïmonide parle des candidats-prophètes. Ici, l'allusion n'est pas très claire, car il pourrait s'agir aussi bien de Mahomet que de Jésus. Mais dans les deux cas possibles, l'auteur doute sérieusement de leur aptitude à la prophétie.
La philosophie post-maïmonidienne a repris les arguments du Guide des égarés en le développant. Au lieu de passer en revue plusieurs commentateurs de Maîmonide, il vaut mieux se concentrer sur Moïse de Narbonne (1300-1362) qui eut vraiment à rédiger un traité dirigé contre le christianisme. Il s'agit de la fameuse Epître du libre arbitre, dirigée contre l'apostat juif Abner de Burgos, devenu Alfonso de Valladolid après sa conversion.
Pour quelle raison Moïse de Narbonne s'est-il intéressé à cette question? Au fond, les apostats juifs étaient assez nombreux au cours de la période médiévale et l'on ne se préoccupait pas de les contredire chaque fois qu'ils se manifestaient. Pourtant, le cas d'Abner était spécifique. Il prétendit que son acte de conversion au christianisme était prévu, en quelque sorte, car le monde entier était soumis à la prédestination. Dans son Epître du libre arbitre, ou Ma'amar ba-Behira, Narboni montre, à l'aide de références juives et aristotéliciennes, que la nécessité ne régit pas le cours de l'univers. Il démontre aussi que la thèse de la prédestination est indéfendable tant au plna philophique que religieux. Aristote a lui-même prouvé dans les livres IV et VIII de sa Physique que le hasard existe et qu'il convenait d'en tenir compte. Narboni reprend, pour sa part, les élaborations des aristotéliciens musulmans de son temps; ceux-ci parlent du processus de la grossesse et de l'ensemencement: si chaque fois que l'on semait dans la terre ou que l'on aimait une femme, il en découlait une production agricole ou un enfant, on pourrait parlaer d'un automatisme ou d'une absolue nécessité. Or, les êtres existants montrent concrètement que toutes les graines semées n'éclosent pas nécessairement et que toutes les femmes ne tombent pas enceintes. Les chaînes causales n'impliquent pas nécessairement des effets; partant, il faut bien admettre un espace de liberté pour l'homme. Au plan religieux, Narboni a beau jeu de montrer que dès les premiuers chapitres de la Genèse, Dieu en appelle au sens du discernement de l'homme. Il lui donne des commandements, ce qui implique que l'homme a la faculté d'obéir ou de ne pas obéir. Faute de quoi, comment Dieu, qui est bon et juste, pourrait-il nous punir pour des actes qu'en tout état de cause, nous étions contraints de commettre? Une telle absurdité découlerait d'un déterminisme absolu ou du dogme de la prédestination. C'est l'unique fois, à notre connaissance, qu'un grand penseur juif du XIVe siècle, s'en prend à cette idée chrétienne de la prédestination.
Avant d'en venir à l'importante contribution des penseurs juifs du XVe siècle, il faut simplement évoquer le cas de Nahmanide et de la grande controverse devant le roi: exégèse controversée du chapitre LIII d'Isaïe sur le serviteur souffrant, censé préfigurer le Christ. C'est de nouveau l'exégèse allégorique chrétienne, dans sa variante typologique, qui fera l'objet des critiques fort sagaces de Nahmanide qui montrera, non sans succès, le caractère arbitraire de l'interprétation chrétienne.
Dans cette pensée juive du christianisme, il est au moins un point sur lequel les chrétiens ont influencé leurs collègues juifs: il s'agit des dogmes et donc de la présentation du judaïsme sous une forme ramassée. Il faut signaler d'emblée qu'il n'existe pas, dans le langage religieux des juifs, un terme équivalent au concept de dogme. Même le passage de Sanhédrin qui prive certains juifs de la participation au monde futur, est rédigé négativement: on n'a pas donc pas cherché à ériger une liste de doctrines qui constitueraient une sorte d'essence du judaïsme, ou, à tout le moins, son noyau insécable. Pour quelle raison? Pour la bonne raison qu'il n'existe pas, comme chez les chrétiens, de théologique rabbinique systématique. Il y a, certes, un territoire soigneusement basilé mais ouvert à l'action exégétique des générations futures.
Les penseurs des siècles suivants, tels Hasdaï Crescas, Siméon ben Zémah Duran et Jospeh Albo, pour s'en tenir à ces quelques noms, durent, pour la plupart, croiser le fer avec des théologiens chrétiens qui ramssaient tout leur christianisme en quelques formules ou croyances fondamentales, i.e. en dogmes. Face à ce système de défense, les penseurs juifs durent eux aussi s'adapter et réfléchir sur ce qui formait l'essentiel ou l'essence du judaïsme.
On pourrait rétorquer que Maïmonide lui-même avait déjà présenté ses treize articles de foi; mais le fait même que ses successeurs les aient profondément modifiés montre qu'une telle démarche n'a jamais pu s'imposer définitivement à tous. Cette fluidité se remarque déjà sur le terrain terminologique: les uns parlent de 'iqqarim, d'autres de shorashim et enfin de pinnot ha-Tora, trois expressions qui ne sont pas vraiment équivalentes.
L'homme qui sut synthétiser les essais de ses précurseurs dans ce domaine fut Eliya Delmédigo (1460-1493) dit Hélias Crétensis. Auteur de plusieurs traductions d'œuvres d'Averroès en latin, mais aussi de traités originaux destinés à son disciple Pic de la Mirandole, il enseigna à la faculté de Padoue, édita des œuvres de Jean de Jandun et fut même le protégé du futur cardinal Frederico Grimani. Son Examen de la religion, récemment traduit en langue française, nous permet de voir ce qu'il pensait des dogmes chrétiens; la page qu'on va citer intégralement n'a pas sa pareille dans toute la pensée philosophique juive des siècles précédents. Qu'on en juge:
“Et si l'on objectait ce qui suit: Si notre religion divine avait posé que Dieu avait jeté son dévolu sur une fille et en avait eu un fils dont la mission aurait été de sauver le genre humain des mains de Satan, suite au péché du premier homme qui avait mangé un certain fruit, et que celui-ci (ce fils) fut mis à mort afin de sauver les hommes; si, de manière claire ou moins claire, on affirmait qu'une essence ou qu'un individu parmi d'autres (individus) divins, existant en acte, qu'il serait un en soi et en acte, sans changement aucun tout en faisant partie d'un groupe au point que l'on puisse dire de ce groupe qu'il est à la fois Dieu et homme tout en n'était qu'un en esprit et en vérité. Et si notre religion divine avait posé que l'essence de la divinité était une en esprit et en vérité, mais que les individus de la divinité étaient trois en vérité, tout en demeurant une essence unique, c'est-à-dire que l'essence de la divinité qui s'y trouve ne s'accroit guère: ce qui signifie que ces individus divins n'entretiennent pas entre eux le type de relation que l'intellect séparé a avec sa sphère, ni le sujet doté d'attributs avec ces mêmes attributs dont il est affecté; et si cette existence était bien telle en acte, je veux dire que l'essence de la divinité s'unit avec chaque individu divin qui existe en soi, séparé des autres en acte; et si par l'un des ces attributs ou sujets qu'ils posent, (ils affirment) que l'un des individus de la divinité devient ce qu'il est, jusqu'à ce qu'il réside en chacun d'elle ou avec elle; si notre religion divine, dis-je, avait posé que tous les sens s'étaient fourvoyés quant au message sensoriel concernant certains objets de sensation, je veux dire les sens de tous les hommes de toutes les époques, que l'accident pouvait devenir une substance, qu'une substance pouvait se transformer en une substance sans génération ni corruption, ainsi que le prétendent certaines religions au sujet de leur sacrifice (Eucharistie): oui, si notre religion admettait de telles choses, serions nous tenus de les soutenir à l'aide d'arguments traditionnels? Si nous répondons par la négative, deux possibilités s'offrent à nous: nous appuyer sur la spéculation ou sur la Tora. Or nous avons déjà expliqué que ces propositions ne pouvaient être soutenues par la Tora, par conséquent il ne reste que la spéculation. C'est alors que nos adversaires répliqueront: Attendu que vous vous fiez à la spéculation pour de telles choses, comment opérez vous une distinction entre les principes fondamentaux admis par votre religion? Comment les distinguez vous les uns des autres? Comment savoir en quelles lois religieuses nous devons croire ou ne pas croire puisque même au sein de notre religion divine il existe des choses qui ne s'accordent pas avec l'enseignement de l'intellect, ainsi que nous l'avons dit?
A ces objections on peut répondre de différentes façons: Tout d'abord notre divine religion ne nous fait pas obligation d'admettre des contradictions en notre créance, ni de récuser des notions premières ou ce qui en est proche, ni, enfin, de rejeter le message des sens. Et si de telles choses avaient été présentes dans notre religion, nous aurions procédé au rejet de (cet enseignement) de la religion. A supposer même que telle était bien la vérité de toutes choses nous ne serions guère frappés par la punition divine en raison de notre croyance en elles car l'essence même de notre intellect que Dieu a gravé en nous s'y refuserait.
Bien au contraire, l'intellect se représente toujours l'inverse de cela, conformément à son essence, sans être entravé par les habitudes ni par l'imaginaire. Il n'en va autrement que si l'intellect s'accorde avec l'imaginaire et la faculté appéttitive, accordant (alors) la première place à l'imaginaire et renonçant à des intelligibles reconnus, ainsi qu' au message des sens.
Deuxièmement, ces sujets ne sont pas nécessaires pour l'établissement d'une (seule) de nos lois, à moins de décider qu'il en serait ainsi, pas plus qu'ils ne sont communs à l'ensemble des croyants.. Car même si l'on a admis la corporéité comme postulat, ce n'eut été que par accident en ce qui concerne l'essence divine. Que l'on croie en l'incorporéité ou (au contraire) en la corporéité, ceci ne serait préjudiciable ni à l'essence divine ni à ses attributs éternels. Mais nous reviendrons la-dessus.
Troisièmement: Les causes (motivant) de telles propositions ne sont pas admises par l'intellect ni même par celui du vulgaire. Surtout lorsqu'ils (les chrétiens) prétendent que par la faute du premier homme tous ses congénères futurs ont été condamnés à sombrer dans l'abîme. La faute (en question) serait intervenue à la suite du refus du premier homme de respecter l'interdiction divine de consommer un certain fruit; il n'y aurait pas eu d'autre solution pour sauver les (autres) hommes si ce n'était par sa mise à mort (Jésus). Or, de telles propositions suscitent bien des doutes dans l'esprit de tous: Puisque le péché (du premier homme) ne consistait qu'en une désobéissance, pourquoi Dieu a-t-il accordé son pardon à l'occasion d'un péché bien plus grave et de la perte d'âmes bien plus nombreuses? Dieu aurait donc choisi entre deux maux, le plus grave, et n'aurait accordé son pardon que pour une faute bien plus lourde. Le contraire de tout ceci est admis par l'ensemble des hommes. Partant, si de telles choses avaient été postulées par notre religion nous ne les aurions acceptées en aucune façon.
Il est clair qu'ils (les chrétiens) réunissent les contraires puisqu'il en découle que l'un est trois et que les trois sont un. Partant, l'un n'est pas un et les trois ne sont pas trois. Il est évident aussi qu'ils rejettent la perception des sens et établissent d'autres doctrines dérivées de leur sacrifice (Eucharistie). Si on plaçait un homme dans les montagnes dès sa naissance, sans qu'il eût jamais eu connaissance de telles pratiques et qu'il apprenait par hasard l'existence d'une religion professant de telles doctrines, il n'admettra pas que des hommes puissent y croire et il manifestera son étonnement à la personne qui lui fera ce récit. Le prophète a dit (Ez. 28;9): «Diras-tu encore, entre les mains de tes assassins, je suis Dieu?»
Réponses à nos contradicteurs.
Mais s'il trouvait des gens pour être en accord avec toutes ces doctrines et pour qui la nature de l'intellect ne permet pas de les appréhender car elles proviennent de la prophétie des prophètes, nous ne ferions point grand cas ni ne chercherions à nous opposer à eux car ceci ne relèverait pas de notre objet. Discuter de pareilles choses est à la fois déplacé et inconvenant.
Et si l'on nous objectait ceci: N'affirmez vous pas, vous aussi, que Dieu est omnipotent? Dans ce cas, certaines de ces doctrines sont justes! Nous répliquerions alors que nous, adeptes de cette religion, n'attribuons nullement à Dieu un quelconque pouvoir sur les contraires et les opposés; nous disons, en revanche, qu'il ne les veut pas du tout. Dieu n'a guère de pouvoir sur lui-même, c'est-à-dire qu'il ne peut pas transformer son essence ni l'un de ses attributs propres. (Ce que nous affirmons), c'est que Dieu ne veut pas pareille chose, qu'il exerce son pouvoir sur toute chose, hormis sur lui-même, et à l'exception des sujets déjà évoqués. Mais s'il se trouvait un adepte de notre religion pour dire que Dieu peut exercer un certain pouvoir sur les contraires hors de son essence, nous n'en ferions pas grand cas car un tel débat serait déplacé.”
Le style volontairement alambiqué de cette longue citation -qui reste, malgré tout, très claire- s'explique par les mises en garde répétées de Pic de la Mirandole à Eliya lui enjoignant de ne jamais écrire sur les doigmes de la religion chrétienne… Cette page n'en reste pas moins la confrontation la plus explicite d'un auteur juif avec les dogmes chrétiens.
Nous avons, jusqu'ici, passé en revue les grands noms du courant rationaliste judéo-médiéval. Il serait incompréhensible de passer sous silence le puissant courant mystique qui fit son apparition dès la fin du XIIe siècle avec le Sefer ha-Bahir et, moins d'un siècle plus tard, vers la fin du XIIIe avec le surgissement des premières citations citations du Sefer ha-Zohar, la Bible de la kabbale. Paradoxalement, c'est Delmédigo lui-même qui nous sert de transition vers ce volet authentique de la tradition juive puisqu'il fut le premier intellectuel juif à avoir publiqué attaqué, dans son Examen de la religion, les principes doctrinaux de la mystique juive et à s'être quelque peu gaussé des kabbalistes.
Il convient de se demander s'il existe, au sein du courant kabbalistique, une pensée portant sur le christianisme. La réponse à une telle question impose un certaine prudence. Le type même de l'exégèse symbolique (sens profond des préceptes dont l'exégèse spirituelle nous saurait nous affranchir de l'accomplissement…) et le coup d'oeil théosophique dans la vie intime de la divinité sont des attitudes qui peuvent s'expliquer par des sources littéraires juives plus anciennes. Elles n'en portent pas moins la maqrue d'une certaine contiguïté avec la pensée chrétienne. L'exégèse biblique, largement symbolique, d'un Moïse de Léon, l'auteur de la partie principale du Zohar, ou d'auteurs pré-zohariques tel Ezra et son cousin Azriel de Gérone permettent de penser que les intellectuels juif de cette époque observaient attentivement l'évolution d'une certaine théologie chrétienne. Il n'est pas impossible que le sens quadruple des Ecritures, déjà évoqué plus haut dans la partie consacrée à Ibn Ezra, ait, sous l'impulsion des chrétiens, bénéficié d'un serieux regain d'intérêt aux yeux des mystiques juifs. La réflexion très poussée sur les mitswot - réflexion, nous nous répétons, non destinée à nous affranchir de leur accomplissement- ne peut pas ne pas s'être nourrie d'ingrédients chrétiens. Même certaines figures charismatiques du Zohar, comme rabbi Siméon ben Yohaï par exemple, semblent avoir été façonnées selon un modéle chrétien. N'oublions pas que les auteurs concernés vivaient dans un environnement absolument chrétien, au point que même certains de leurs domestiques appartenaient à cette religion. Toutefois, une telle proximité, même idéologique, ne suffit pas à édifier une pensée. En revanche, dans le traitement exégétique de nombreux versets bibliques, on sent affleurer une polémique anti-chrétienne. Voyons aussi, très succinctement, comment les chrétiens eux-mêmes réagirent à la kabbale.
Le système sefirotique prêtait le flanc à la critique des chrétiens qui disaient grosso modo ceci: si vous fractionnez la divinité en dix niveaux pour en faire ressortir l'unité dynamique, vous pouvez bien accepter la trinité qui se limite à trois! Delmédigo semble avoir été très irrité par la démarche des kabbalistes qu'il accusait de fractionner l'entité divine. Il ira même jusqu'à soutenir que l'étude de la kabbale a été préjucidiable à tant et tant de jeunes juifs qui s'en servirent comme d'une passerelle pour embrasser… la foi chrétienne! Ce jugement, qui repose sur des faits historiques, mérite, cependant, d'être quelque peu nuancé.
Pour aller le plus rapidement possible vers la conclusion de ce bref survol, il faut hélas ignorer les soubresauts consécutifs à l'expulsion des juifs d'Espagne, l'émergence de la kabbale lourianique et de héritier direct le sabbataïsme.
Dès cette époque, le judaïsme commence à devenir une réalité de plus en plus européenne. Nous proposons donc d'aborder une ligne de pensée qui va de Jacob Emden (1697-1776), figure attachante du judaïsme de l'Allemagne du Nord et auteur d'une autobiographie remarquable intitumée Megillat sefer, à Léo Bæck en passant par Moïse Mendelssohn (1729-1786), Hermann Cohen et Franz Rosenzweig.
Commençons par Emden qui passe pour le père du fondamentalisme juif (bien que le terme soit d'une naissance récente) porta un jugement positif sur la personnalité morale de Jésus qui a “offert” l'éthique juive aux Nations du monde! L'évangélisation des païens est donc portée au crédit du christianisme. Cette indication est importante, venant d'un auteur qui n'hésita pas à rabrouer publiquement un collègue encore jeune, Moïse Mendelssohn, sur l'épineuse question de l'enterrement des morts. Son attachement sourcilleux aux traditions juives ne l'a pas empêché de parler du christianisme avec modération.
Si Jacob Emden ne fut pas inquiété par les chrétiens en raison de son jugement modéré et plutôt flatteur concernant Jésus, Moïse Mendelssohn qui commit l'imprudence de faire les mêmes déclarations devant un jeune enthousiaste zurichois, nommé Johann Kaspar Lavater, qui entendait, sur la base même de ce discours, forcer Mendelssohn à se convertir: à ses yeux, une telle appréciation de Jésus ne pouvait qu'annoncer un désir inconscient de se convertir au christianisme! On connait la réaction de Mendelssohn qui expliqua dans sa Nacherinnerung destinée au Duc de Braunschweig-Wolfenbüttel sa propre vision du christianisme: il lui semblait impossible qu'un Dieu, réputé bon et juste, condamne son propre fils à mourir pour des péchés qu'il n'avait pas lui-même commis!
Lorsque Hermann Cohen, le fondateur de l'école néo-kantienne de Marbourg, se met à réfléchir sur la religion chrétienne, il peut utiliser non seulement la figure de proue du judaïsme berlinois du XVIIIe siècle, mais aussi les penseurs médiévaux de Saadia Gaon à Delmédigo: pour lui, le judaïsme une religion qui unit intimement en son sein l'éthique et la culture. Son point culminant est marqué par le messianisme qui est, aux yeux de l'auteur, l'avénement du royaume de Dieu sur terre. Le judaïsme, explique-t-il, ne requiert pas la médiation d'un homme ni d'un sauveur. La totalité des trois volumes de ses Jüdische Schriften abonde dans ce même sens.
Franz Rosenzweig, dont la fidélité au judaïsme avait vacillé avant de devenir sans faille, a entretenu avec le christianisme des relations quelque peu équivoques; une lecture, même attentive, de son Etoile de la rédemption, ne parvient pas à éloigner le trouble ressenti par le lecteur. Enfin, le judaïsme a