En cette journée de Noël, nous avons voulu rendre hommage à la mémoire d'un moine calabrais, Joachim de Flore, mort en 1202, et dont les doctrines furent condamnées par l'Eglise en 1255…
Son nom fut en quelque sorte relevé par Saint François d'Assise qui tenta d'apparaitre comme le prophète de moine méconnu.
Joachim de Flore et l’approche kabbalistique de la Tora
Cette diversification de la Tora dont la valeur et donc la validité varieraient en fonction des âges du monde, c’est-à-dire, au fond, de son état moral, ne laisse pas de rappeler la tentative avortée du célèbre moine calabrais Joachim de Flore de réformer l’église et de prôner l’avènement d’un «Evangile éternel» qui se substituerait à l’autre, en vigueur depuis 1200 ans ! C’est-à-dire jusqu’aux jours de Joachim lui-même…
Dans un recueil intitulé Etudes d’histoire religieuse, Ernest Renan a repris son étude sur Joachim de Flore et l’Evangile éternel. Joachim mourut le 30 mars 1202. Il situe bien la problématique dans le contexte idéologique de l’époque.
Dans une lettre en guise de testament datée de l’an 1200, Joachim exposait de manière détaillée l’état où se trouvaient alors ses écrits mentionnés comme terminés ; il s’agit de trois ouvrages : la concorde de l’Ancien et du Nouveau Testament, le commentaire sur l’Apocalypse et le Psaltérion décacorde… Nulle trace, donc, de l’expression «Evangile éternel». L’abbé de Flore qui n’avait en Calabre que des disciples inconnus, trouvait ainsi dans un autre ordre, celui de Saint François d’Assise, une famille dévouée et d’ardents continuateurs : au fond de la tentative franciscaine, il y avait l’espérance d’une réforme générale du monde, d’une restauration de l’Evangile. On admettait que pendant douze cents ans, l’Evangile n’avait pas été bien pratiqué, que le précept essentiel de Jésus, le renoncement aux biens terrestres, n’avait pas été compris. Qu’après des siècles de veuvage, la pauvreté avait enfin retrouvé son époux. N’était-ce pas avouer que la naissance de Saint François d’Assise avait été l’ouverture d’une ère nouvelle pour le christianisme et pour l’humanité ?
Joachim considère trois étapes dans l’histoire du monde. «L’Evangile éternel» était constitué de trois parties et formé de trois ouvrages, déjà cités. Renan ne croyait pas qu’il y ait jamais eu dans une bibliothèque un manuscrit ainsi intitulé : Evangile éternel. Tout porte à croire que l’idée que nous sommes amenés à nous former de l’Introduction à l’Evangile éternel est celle d’un livre destiné à résumer la doctrine de Joachim et à la faire revivre au profit des idées franciscaines. Renan énonce un certain nombre de points qui ont objectivement concouru à donner corps au renouveau fransiscain qui s’est voulu le continuateur des idées de Joachim : l’antipathie envers la papauté temporelle, la haine contre le clergé riche, la croyance que l’abomination finale viendra d’un pape mondain et simoniaque, la fixation de cette date fatale à l’an 1260, la croyance que l’apparition de l’Antéchrist est proche et que ce monstre s’élèvera de Rome, Saint François désigné comme le rénovateur du siècle et Joachim présenté comme son précurseur, ce sont là autant de traits qui appartiennent à l’école, qui, vers le milieu du XIIIe siècle, releva le nom de Joachim pour appuyer ses projets de réforme sociale et religieuse.
Selon les cardinaux de la commission d’Anagni, l’auteur prétend que, de même qu’au commencement du premier état sont apparus trois grands hommes Abraham, Isaac et Jacob dont le troisième a eu douze hommes à sa suite, de même qu’au commencement du second état, il y eut trois grands hommes : Zacahrias, Jean-Baptiste et le Christ, homme-Dieu qui a de la même manière eu douze personnes à sa suite (les Apôtres) ; de même, au commencement du troisième état, il y aura trois grands hommes semblables aux premiers, savoir l’homme vêtu de lin, l’ange tenant la faux aiguë et un autre ange ayant dans sa main le signe du Dieu vivant. Celui-ci aura pareillement à sa suite douze anges comme Jacob en a douze dans le premier état et le Christ douze dans le second. Et les cardinaux de poursuivre : que par l’homme vêtu de lin l’auteur de cet écrit entende Joachim, c’est ce qui est prouvé par le chapitre XXI, vers le milieu. Quant à l’ange qui tient le signe du Dieu vivant, c’est l’incarnation de François d’Assise.
Il est frappant de constater que de telles spéculations ont occupé l’esprit d’un moine calabrais et qu’au même moment, des mystiques juifs tentaient, à la façon, la réjuvénation de leur judaïsme.
La prédiction de l’Evangile éternel fut le fait des joachimites du XIIIe siècle, lesquels trouvant dans les idées de l’abbé de Flore sur le parallèle des deux Testaments une base commode pour leur théologie, adoptèrent ces idées et y joignirent l’annonce d’une troisième révélation dont Joachim aurait été le précurseur, Saint-François le Messie et dont eux-mêmes auraient été les messagers. C’est ainsi, selon Renan, que Joachim devint tantôt le précurseur de François d’Assise, tantôt le fondateur d’une foi nouvelle, supérieure à celle de l’église catholique, destinée à la remplacer et à durer éternellement.Tel fut, en quelque sorte, le pari des kabbalistes qui déplorent que les règles herméneutiques rabbiniques soient si laborieuses et qu’elles empêchent de découvrir la Tora véritable, la Tora de la grâce…
Et Renan d’énoncer une doctrine fondamentale qui ne laisse pas de rappeler le même état d’esprit dans le monde juif de la même époque : l’intelligence du sens spirituel des Ecritures n’a pas été confiée au pape ; ce qui lui a été confié, c’est seulement l’intelligence du sens littéral. Scholem avait déjà fait ce rapprochement entre les kabbalistes du XIIIe siècle et la doctrine de Joachim qui émanait en réalité des adeptes de Saint François d’Assise. Le sens obvie, pratiqué jusque là correspondrait à une intelligence déterminée de la Tora, reflet d’un certain éon ou âge du monde matériel. L’Evangile éternel, œuvre du temps où opérera le Saint Esprit, peut être comparé à la clarté du soleil. On retrouve ici à l’œuvre les mêmes métaphores lumineuses qui donnèrent leurs titres aux écrits fondamentaux de la mystique judéo-médiévale, le séfer ha- Bahir (le Livre de l’éclat) et le séfer ha-Zohar ( le Livre de la splendeur). Mais pour les adeptes de Saint François, l’Ancien Testament représente le vestibule, le Nouveau Testament le Saint et l’Evangile éternel le Saint des Saints. Le premier était l’écorce, le second la coque, le troisième le noyau. Il semble qu’une telle volonté d’aller au-delà des traditions religieuses reçues, de la tradition prise dans son sens littéral, ait transcendé les frontières des deux communautés religieuses, chrétienne et juive, mues par une irrépressible volonté commune d’accéder à un niveau supérieur à celui prôné par leurs écrits dogmatiques respectifs…
Tout de même ! Quelle façon inattendue de relativiser la valeur de la Tora en laissant entendre qu’elle n’est pas immuable et qu’à une époque dominée par la matière répond une Tora tout aussi concrète et matérielle ! Est-ce que l’auteur ne mesurait pas les conséquences de ses spéculations hardies ? C’est peu probable, surtout lorsqu’il nous invite à trouver refuge dans l’«arche de Noé» de la kabbale afin de ne pas être submergé par la déferlante littéraliste…