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Le prix du monothéisme selon Jan ASSMANN

 

 

   Jan, ASSMANN, Le prix du monothéisme. Traduit de l’allemand par Laure Bernardi. Paris, Aubier, 2007

    Ce livre doit sa naissance à des causes indirectes, si l’on peut dire, puisque son auteur reconnaît avoir ressenti la nécessité de l’écrire, en réponse aux critiques virulentes suscitées par la publication de son précédent ouvrage, Moïse l’Egyptien. A sa lecture attentive on ne voit rien qui justifie cet excès d’honneur ni ce surcroît d’indignité… Assmann qui fut longuement notre collègue à l’Université de Heidelberg où il est considéré comme un brillant sujet est en fait un éminent spécialiste de l’Egypte ancienne qui s’est imprudemment aventuré (en tout cas sans viatique suffisant) dans le domaine des études bibliques et des religions comparées, sans omettre la science du judaïsme. Certes, son statut d’égyptologue reconnu le préparait quelque peu à aborder certains aspects des théologies bibliques, des strates littéraires différentes du corpus biblique et de ce qu’il faut bien nommer la révolution monothéiste (une problématique qui transparaît dès le titre)… Le problème, c’est qu’il s’est engagé trop loin sans bagages suffisants, car, dès les premières pages, on sent que les quelques connaissances acquises  en matière de critique vétéro-testamentaire sont encore toutes fraîches : il ne suffit  pas de feuilleter à la hâte quelques passages du maître ouvrage de G. von Rad sur la Théologie de l’Ancien Testament pour discuter de plain pied, d’égal à égal, des questions qui défient les chercheurs depuis Richard Simon et Benedict Spinoza.
En revanche, ce livre est extrêmement stimulant puisqu’il jette un regard neuf sur un domaine si peu familier à l’égyptologue, même s’il est fondé à dire que les enfants d’Israël ont, dans leur imaginaire mythique, emporté avec eux une image délavée d’une Egypte de leurs rêves : ce passé biblique du peuple d’Israël, inventé presque de toutes pièces, n’est corroboré par aucune autre source externe: qui a inventé cette tradition esclavagiste de l’Egypte ancienne ? En revanche, que des notions religieuses, voire même théologiques aient été empruntées par les rédacteurs de la Bible hébraïque au limon spirituel de cette super puissance de l’époque pré-historique, c’est incontestable.
Assmann commence donc son sympathique petit ouvrage en se justifiant : en parlant de religion primaire (paganisme, cultes claniques etc…) qu’il oppose aux religions secondaires, c’est-à-dire élaborées et édifiées en réaction à, ou sur les ruines des précédentes, il n’entendait pas porter atteinte au statut du monothéisme ni en faire le véhicule par excellence de l’intolérance et de la violence. Cette distinction opérée entre religions primaires et religions secondaires est le résultat selon Assmann de la «distinction mosaïque». C’est Moïse qui, se réclamant de la Révélation, facteur surnaturel déterminant, impose le tournant, moment décisif dans la vie de l’humanité croyante et pensante. Ce moment là est appelé par Karl Jaspers (et par d’autres) Achsenzeit, temps axial où les mœurs humaines se mettent à changer dans un certain sens, comme si elles avaient atteint un seuil de maturité. Les historiens relèvent que cette révolution (et le monothéisme en fut une) s’est produite dans maintes civilisations, à peu près à la même époque, tant en Babylonie, en Judée, en Chine, en Grèce, en Inde, aux alentours des VI-Ve siècles avant l’ère chrétienne.
Assmann note (p 23) : la nouvelle conception du savoir introduite par les Grecs est tout aussi révolutionnaire que la nouvelle conception de la religion introduite par les juifs et associée au nom de Moîse. Comme on lui avait reproché d’avoir taxé le monothéisme de «contre-religion», l’auteur précise sa pensée et dresse une comparaison avec le contre- savoir qui s’oppose à la magie et au faux savoir… Redonnons lui la parole (p 24) : notre conception de la religion recouvre de façon incroyablement peu critique ces deux acceptions, les religions monothéistes et les religions prémonothéistes. Pourtant, les juifs ont révolutionné le monde de façon au moins aussi déterminante que les Grecs en introduisant la distinction mosaïque ; et ils ont instauré une religion qui se démarque de toutes les religions traditionnelles tout aussi nettement que la société grecque se démarque de toutes les sciences traditionnelles. Et pour ne laisser subsister aucun doute, l’auteur ajoute à la page suivante que tant le monothéisme que la pensée scientifique constituent des avancées civilisationnelles majeures… (p 25). Et pourtant, un peu plus, Assmann retombe dans les mêmes errements en écrivant que le judaïsme est la religion de l’auto-exclusion, ce qui est une curieuse manière de présenter l’élection d’Israël.
En revanche, l’auteur est bien mieux inspiré lorsqu’il expose l’inconvertibilité (la traductrice a parlé de traductibilité) des divinités païennes en divinité hébraïque. Il est incontestablement vrai que le Dieu Tétragramme ne sera jamais traduit par Zeus ni par Jupiter. Et ceci explique en partie l’incommunicabilité des Hébreux et des juifs avec l’environnement païen. Il est vrai que la revendication d’un Dieu unique et l’action de s’en prévaloir rendaient un tel dialogue impossible.
On sent l’auteur plus à l’aise dans ses développements sur Akhenaton et Moïse,  ce qui rend plus frappantes les similitudes entre les gestes religieux respectifs des deux chefs religieux. Tout aussi bienvenue est l’opposition entre un monothéisme révolutionnaire et exclusif, tel celui de Moïse, et l’autre, celui du pharaon du XVe siècle avant JC, plus évolutif et inclusif, c’est-à-dire ne rejetant pas les autres divinités existantes mais les subordonnant à un principe supérieur.  Enfin, alors que Moïse se réclame d’une Révélation, donc d’une intervention sortant du cadre naturel de l’entendement, Akhenaton professe lui, un «monothéisme basé sur la connaissance», résultat d’une série de déductions logiques : le soleil donne la chaleur et fixe les heures et les jours, il éclaire et sépare le jour de la nuit etc… Peut-on se passer de lui ?
Mais cette Egypte que la Bible hébraïque  a mis en marge de notre pensée et de notre action, que l’on a identifiée à la quintessence de l’impureté et de l’incroyance (monothéiste, s’entend), n’a jamais entièrement disparu de notre imaginaire. Elle demeure présente dans notre subconscient religieux puisque même la Bible continue de recommander de ne jamais retomber dans le polythéisme égyptien ; lors de l’intronisation du monarque, celui-ci doit s’engager solennellement à ne jamais «reconduire le peuple en Egypte». Il s’agit visiblement d’une Egypte imaginaire, incarnation de ce passé sombre (parce que polythéiste) de l’humanité. Et de cela, la fameuse distinction mosaïque (entendez entre la vraie et la fausse religion) est responsable. L’auteur note avec justesse ( p 70) : Nous autres occidentaux serions incapables de vivre dans un  espace et un univers spirituel qui ne soient pas clivés par la distinction mosaïque.  Le même ajoute à la page suivante que cette scission, ce clivage nous interdit d’être parfaitement chez nous dans le monde, étant entendu que l’autre monde, le monde invisible, le Dieu invisible, nous l’interdisent.
Un autre élément a joué un rôle majeur dans le rejet de l’Egypte et de ce qu’elle représentait dans notre imaginaire judéo-chrétien, c’est le rôle de l’Etat et de sa divinisation sur terre. Il y a dans la Bible hébraïque un certain anti-étatisme : alors qu’en Egypte, le roi était l’image de Dieu, le symbole de la présence divine sur terre et conférait à son titulaire un statut quasi divin, la Bible nous enseigne que nous devons tout attendre de Dieu et non point de son vicaire sur terre.  C’est probablement au nom  de cette omnipotence étatique, réelle ou supposée,  que l’Egypte fut conçue comme une entité esclavagiste, qui asservit un peuple lequel ne voulait reconnaître qu’une domination, celle de Dieu, qui, plus tard le sauvera de la maison de servitude, même si nous avons que toute idée de servitude était étrangère à la mentalité de l’Egypte ancienne. Et la, l’égyptologue Assmann nous livre de passionnants développements sur la notion de morale et d’éthique du point de vue des sources égyptiennes.
Il est fondé à souligner que le monothéisme n’avait pas le monopole de la morale qui lui pré-existait, et depuis fort longtemps. L’Egypte ancienne, et avant elle le code Hammourabi, donnaient des leçons de justice et d’équité. La seule différence, mais elle est de taille, c’est que la loi de Dieu libère l’homme de la tyrannie des autres hommes et de la nature, alors que dans l’Egypte ancienne, c’est l’Etat qui assume cette fonction. Enfin, le Décalogue apporte cependant une nouveauté de taille : Dieu est garant de la pérennité de la morale, ce n’est pas un monarque qui, comme Akhenaton, impose sa loi pendant treize ans et ensuite disparaît ; sa législation reste, rien ne peut la transformer, même si les hommes lui sont hostiles, elle renferme en elle sa propre justification. Au fond la maat égyptienne correspond très bien au mishpat hébraïque. Il ne faut donc pas croire qu’équité et monothéisme forment un dogme indissociable : une justice peut prévaloir même dans un milieu social qui connaît pas encore le Dieu unique. En une phrase, le monothéisme éthique ne s’impose pas en tout lieu …, une certaine éthique peut exister sans monothéisme.
Mais Assmann n’a que partiellement raison en écrivant que le monothéisme a théologisé la justice . En reliant cette dernière à Dieu lui-même, on a voulu en faire un principe inconditionnel, absolu.
Le chapitre III du livre en est la pièce maîtresse car l’auteur y traite de l’opposition entre l’historiographie biblique, notamment la présentation de l’Exode, et une autre relation des faits qui nous parlent de lépreux, exilés dans une partie du territoire égyptien qu’ils quittèrent pour semer la mort et la destruction partout ailleurs ; ayant eu à leur tête un meneur dont le nom a des consonnances semblables à celles de Moshé (Moïse) ils se font les ennemis de toute religion et détruisent tout ce qui ressemble de près ou de loin au culte égyptien des bêtes sacrées…   Cette croisade destructrice, jointe à l’éradication impitoyable du culte imagé aurait laissé, selon Assmann, un souvenir traumatique dans la mémoire égyptienne : ces Hébreux que la Bible nous présente comme la graine du peuple élu, quittant la maison de serviture grâce à une intervention divine miraculeuse, n’auraient été, selon l’autre version des faits (dont Schopenhauer se fera, en plein XIXe siècle, le méchant propagateur) qu’une bande  de lépreux, entrés en révolte sous la conduite d’Osarseph ; mais Manéthon qui nous relate cette version des faits ne parle pas d’Akhenaton, fils d’Aménophis III, responsable de tous ces désordres, car son nom avait été martelé… La lèpre, voilà une maladie presque spirituelle qui occupe une place centrale dans le Pentateuque et qui est devenue imperceptiblement le symbole de l’impureté égyptienne dans la Bible hébraïque… Assmann n’a pas tort d’écrire (p 109) : le récit biblique de l’Exode constituerait lui-même une contre-histoire, élaborée en réaction à la légende égyptienne dans laquelle s’était produite la confusion entre les Hyksos et Amarna.
La section intitulée iconoclasme  et iconolâtrie est remarquable : l’iconoclasme, dit l’auteur, est un théoclasme : en même temps que les images, ce sont les dieux que l’on vénère à travers eux, qui doivent être détruits… Mais l’aperçu sur Maïmonide et sur sa tentative de motivation socio-historique des préceptes bibliques (référence aux Sabiens et à l’ouvrage d’ibn Wahshiyya, L’agriculture nabatéenne, Xe siècle) pèche lui aussi par son aspect trop superficiel : Assmann fait bien de s’intéresser à autre chose qu’à l’égyptologie mais chaque fois qu’il quitte son domaine propre, il nous laisse sur notre faim … Et c’est bien dommage car sa pensée, mieux menée, plus en profondeur et systématiquement conduite,  serait très enrichissante.
Dans le chapitre suivant, consacré spécifiquement à la lecture freudienne de Moïse et du livre de l’Exode, Assmann reconnaît honnêtement s’être trompé dans son précédent ouvrage, Moïse l’Egyptien.  Ses analyses n’en demeurent pas moins fines, notamment lorsqu’il écrit,  que l’histoire de la mémoire ne demande pas comment les choses se sont passées réellement, mais comment et pourquoi on s’en est souvenu… Mais l’expression histoire de la mémoire est curieuse, habituellement on oppose l’histoire à la mémoire ; les textes révélés ou prétendus tels font mémoire de tel ou tel événement qu’ils jugent fondateurs pour  leur constitution nationale.
Pour conclure ce compte-rendu, déjà long, reconnaissons à l’auteur une grande stimulation de la pensée, quelques confusions inconscientes mais guère malicieuses (parler des juifs dans la Bible alors qu’il s’agit des Hébreux…), et se livrer parfois à des développemênts un peu contournés qui prêtent le flanc à la critique.  Pour le dire dans la langue de Goethe, ein gutes Buch, das uns über Vieles belehrt und das Denken recht anregt…

                    Maurice-Ruben HAYOUN
                     Professeur à l’Université de Genève
                  

 

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