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Le livre de l'Ecclésiaste: un Juif sceptique ou résigné?

 

 

      
                        L’ECCLÉSIASTE, UN JUIF SCEPTIQUE OU RÉSIGNÉ ?
                           Conférence à la Mairie du XVIe arrondissement
                                      Le jeudi 10 avril 2008 à 20h 30


Introduction :
•    C’est la première ligne du livre qui a permis son admission dans le canon biblique des 24 livres de la Bible hébraïque. N’était la notice dédicatoire de Salomon, roi d’Israël et modèle de l’intelligence et de la sagesse, ce livre sceptique et plutôt philosophique n’aurait jamais canonisé…
•    La langue hébraïque de ce livre est relativement récente, quelques tournures et formules rappelant la langue de la Mishna, c’est-à-dire du Talmud. Donc, bien après les autres livres du corpus biblique.
•    A l’évidence, le début et la fin ne sont pas de la même main ; je veux dire le prologue et l’épilogue
•    La datation est relativement facile ; la Sagesse de Ben Sira  (vers 190 avant JC) cite la version hébraïque de notre livre qui a connu tant de traductions et de versions en d’autres langues (syriaque, grec, latin.) Le texte a dû connaître sa version quasi définitive vers 220-250 avant l’ère chrétienne.
•    Pourquoi ce titre hébraïque KOHELET ? En fait, si c’est bien de Salomon qu’il s’agit et qu’il était roi d’Israël résidant à Jérusalem pourquoi l’avoir affublé d’un autre titre dont le signification voudrait dire en hébreu prédicateur, terme formé sur le grec qui a donné Ecclésiaste, c’est-à-dire l’homme en charge de l’ecclésia, la communauté religieuse. En effet, le terme KOHELET o9 formé, en principe sur le terme hébraïque KAHAL, l’assemblée des croyants (Glaubensgemeinde). Mais dans ce cas, pourquoi avoir muni ce terme au moins une fois de l’article défini ha-kohélét (chapitre XII) ? Voire deux fois, si on ajoute le chapitre 7 ; 27 Amara kohélét… mais le texte massorétique doit être amendé.
•    Enfin, au cœur même du texte, un autre auteur prend la parole, ce qui atteste d’une pluralité d’auteurs et de la présence d’une main éditoriale qui a réuni les parties pour en faire un tout. Il n’est pas exclu que le livre avec ses 12 chapitres ait repris des collections d’apophtegmes, de proverbes ou autres…  (Ch. 7 ; 1-25 et  10 ;2 – 11 ; 6). On pense au couple fait d’antinomies : un temps pour aimer, un temps pour haïr etc… Ne pas omettre cette belle allégorie du grand âge ( 11 ;3 – 12 ; 8.
•    Comment définir les idées forces de ce livre ? Il semble avoir trois passions, si l’on peut dire : la vérité, la justice et la joie. Ce n’est pas un livre triste, mais austère qui regrette la fugacité de l’existence (d’où les injonctions répétées de jouir), déplore les désordres sociaux (se lamente maintes fois en raison des injustices), s’en prend au destin (pourquoi donc un homme se prive t il toute sa vie et laisse t il à un fou un héritage immense que l’autre va gaspiller en une nuit ?)etc…
•    L’emplacement naturel de ce livre se trouve dans le genre de la sagesse orientale, tant en Egypte (Controverse avec l’âme de l’homme las de vivre ; les remontrances d’un prophète ;  la complainte d’un paysan) qu’en Babylonie (la complainte du Sage qui se lamente en constatant les injustices du monde), comme on l’a vu pour le livre de Job qui avait lui aussi des équivalents dans ces deux aires culturelles.
•    Mais d’autres passages de la Bible contiennent des développements qui s’apparentent à ce genre littéraire ; e.g.  Psaumes  37, 49, 112, 128.
•    On a beaucoup glosé sur les relations de Kohélét avec la sagesse et la pensée grecque. Certains ont voulu faire du livre un représentant d’une école philosophique (cynique, stoïcienne, épicurienne etc…) On a même voulu retrouvé les quatre éléments d’Aristote dans les premiers chapitres du livre… C’est peu probant..
•    Au fond, l’Ecclésiaste bute sur une difficulté insurmontable : le monde a-t-il un sens ? En d’autres termes existe-t-il un dessein divin ? Même si c’était le cas, nous ne parvenons pas à le comprendre ni même à déchiffrer les carnets de la providence (Daniel.
•    Pour un homme qui s’est tant plu dans la compagnie des femmes, il y a un peu de misogynie (ch. 7, 26-27) : il prétend avoir trouvé un homme vertueux sur mille mais pas une seule femme dont les bras sont des liens, et le cœur un piège… :  Précédemment, il encourageait pourtant les jeunes gens à profiter de leur jeunesse, à aimer une femme (légitime)… Ou alors, l’Ecclésiaste a aimé les femme, mais sans jamais leur faire confiance !

Le premier chapitre du livre nous plonge in medias res, pour ainsi dire : se dessine d’emblée cette théorie de l’immobilité, d’un cycle immuable, éternel. Un peu comme la théorie indienne reprise par Fr Nietzsche dans son Ainsi parlait Zarathoustra, celle de l’éternel retour (die ewige Wiederkehr des Gleichen). Et de nous asséner sa première constatation : rien n’apporte de satisfaction, pas même, nous dit Qohélét, les joies de l’esprit, de la sagesse, de l’intelligence… Pire : il affirme que Dieu a doté l’homme de ce talent pour l’accabler encore plus puisque l’on aboutit à rien. Il dira aussi que celui qui accroît sa science accroît du même coup sa douleur… Alors, que faire ?
L’homme qui nous parle de ces sempiternelles déceptions affirme qu’il s’est alors tourné vers d’autres joies, celles des sens, du plaisir, du vin… La même déception, tout aussi amère, était au rendez vous. C’est toujours la même impasse. L’Ecclésiaste souligne pourtant qu’en matière de sagesse, mais aussi de raffinement dans les plaisirs, il a surpassé tous ceux qui l’ont précédé à Jérusalem : de belles demeures, de magnifiques jardins, plantés des meilleurs arbres fruitiers, du personnel de maison, des servantes et des serviteurs, les aliments les plus fins, les nectars les plus recherchés : tout ceci est terni par cette destinée de l’homme à laquelle nul n’échappe : la vieillesse et la mort..
Terribles sont les descriptions de ceux gisent sous terre, qui ne reverront plus la lumière, que le soleil ne réveillera plus jamais ! Mais dès le second chapitre, l’auteur paraît se contredire puisqu’il distingue un avantage pour la sagesse par rapport à l’ineptie. C’est le même rapportt, dit-il, entre la lumière et l’obscurité.
C’est vrai que le livre contient maintes contradictions, le Talmud les a relevées en disant à peu de choses près, ceci : Salomon ! Il ne te suffit pas que tes paroles contredisent celles de ton père (David, l’auteur des Psaumes) encore faut-il que tu te contredises toi-même…)
L’Ecclésiaste va jusqu’à dire qu’il hait la vie… En fait, cet homme revenu de t tout,  a trois passions : la vérité, la justice, la joie. Et ces trois choses plutôt raes dans l’existence humaine.
Quelles  sont les causes de ce désespoir ? Qohélét énonce plusieurs exemples : lorsqu’un homme se prive de tout, consacre sa vie à un dur labeur, amasse tant de richesses et en fin de compte, c’est un étranger, un homme dont il ignore tout, qui av en profiter… Ensuite, il y a l’homme juste qui périt dans son intégrité alors que le méchant coule des jours heureux… Il y a le malheureux, l’exploité, l’opprimé que personne ne peut ni ne veut consoler et réconforter. Cet homme semble n’avoir pas eu de descendance sinon on ne ne comprendrait pas cette crainte de tout léguer à des inconnus. A-t-il aimé les femmes sans se marier ? Sa progéniture ne lui a-t-elle pas survécu ? Cette situation est assez étrange pour l’époque.
Sur un plan plus général, l’homme se demande si la vie a un sens, si le monde recèle en son sein une signification ? Un dessein divin a-t-il présidé  à la création de l’univers ? Si oui, pourquoi ne pouvons nous pas l’élucider ?
Nous laissions entendre plus haut que plusieurs auteurs s’expriment dans ce livre biblique : le chapitre III avec série de dicta contradictoires le montre. Mais ce chapitre III contredit la fin du livre, i.e. le chapitre XII : ici, on se demande si l’âme de l’homme monte au ciel ou si elle descend vers l’abîme, alors que là bas on affirme sans l’ombre d’un doute que notre âme s’en retourne vers Dieu qui l’a donnée…
Le chapitre IV atteint le sommet du désespoir puisque l’Ecclésiaste loue les «morts qui sont déjà morts», plus que les vivants, et surtout ceux qui ne sont pas encore nés… C’est tout juste si le chapitre suivant laisse entrevoir une lucarne vers le bonheur… même cela ne dure pas ! Pourquoi les hommes sont-ils oubliés après leur mort ? Pourquoi oublie-t-on même les vivants ? Pourquoi ne pourrons nous jamais savoir ce qui se passera après notre passage à l’éternité ?
Le chapitre VI traite des pratiques religieuses selon l’auteur ; pas d’élan de piété proprement dite, pas d’enthousiasme religieux, bref une pratique plutôt modérée puisque l’Ecclésiaste préconise la prudence en se rendant dans la maison de D- ; et quand on fait un vœu, il faut le réaliser , faute de quoi il eût mieux valu ne pas en prononcer…
Il y a un verset un peu énigmatique qui évoque une sorte de pyramide des inspecteurs ; cela pourrait faire penser à un système fisacal particulièrement tatillon de la période achéménide ou héritée d’elle. Un système de taxation aquel nul n’échappait. Ce qui est amusant, c’est que bien plus tard, les kabbalistes ont voulu y voir l’ordre des sefirot : les trois supérieures et incognoscibles, suivies des sept autres, dites de l’édifice…
Le chapitre VII inaugure la formule «mieux vaut ceci que cela» (tov) après le chapitre III qui se formait de dicta antithétiques.  Là l’Ecclésiaste mérite bien son nom, il distille des conseils, on sent le moraliste stoïcien, pour ainsi dire. Acceptons le bonheur comme le malheur, car l’un comme l’autre, Dieu les a créés. Mais pourquoi donc, tous ont ils la même fin ? Le sage comme le fou, le juste comme l’injuste ? Est-ce à dire que l’Ecxclésiaste ne croit pas en la divine Providence ?

L’Ecclésiaste selon Renan

Est-ce un signe si Renan a travaillé sur l’Ecclésiaste une petite dizaine d’années avant sa mort ? Dans sa biographie de l’auteur, parue deux ans après sa disparition, Mary James Darmsteter consacre à ce travail sur Qohélét un sympathique petit chapitre intitulé l’Ecclésiaste en démocratie. Elle y évoque, entre autres, les deux tentatives électorales infructueuses de Renan. On y sent une nette identification de Renan avec son sujet, un homme apaisé, comme l’Ecclésiaste lui-même, revenu de tout ou presque et qui envisage la mort avec sérénité. Pas de fanatisme, pas de mysticisme, pas d’échauffement pour rien puisque tout est vanité. L’Ecclésiaste devient un guide vers la vertu, un modèle à suivre ici-bas.
    Avant de donner la parole à Renan, il convient de résumer les résultats de la recherche contemporaine sur ce même livre. L’excellent ouvrage de Choon-Leone Seow nous en offre la possibilité car il est à la fois récent, très bien informé et bien écrit.  L’auteur rappelle que la canonicité de l’Ecclésiaste doit beaucoup aux efforts déployés par les adeptes de Hillel contre la tendance juive opposée de l’époque du synode de Jabné (vers 90 de notre ère) en vue d’obtenir l’adoption de ce livre (Sahbbat fol. 30b) Depuis Flavius Josèphe, nous savons que ce livre occupe l’avant-dernière place dans la troisième section de la Bible hébraïque, celle des écrits hagiographiques (ketubim). Comme l’avait relevé Heinrich Grätz, le père de l’historiographie juive moderne, dans son livre sur Kohélét parue en 1871, la traduction grecque de ce livre dans la Septante est due à Aquila, un converti juif qui fut l’un des disciples de Rabbi Aqiba (vers 130 de notre ère). Même si la traduction latine fut assez tardive, en raison, justement, des hésitations inspirées par le statut particulier de ce livre, d’autres transpositions eurent lieu, notamment en éthiopien, araméen et en arabe (par Saadia Gaon). La partie la plus instructive de cette belle introduction de Seow est consacrée aux aspects linguistiques et philologiques.  Au cours de la seconde partie du XIXe siècle, le grand orientaliste allemand Franz Delitzsch soulignant dans son étude sur ce livre et sur le Cantique des Cantiques l’aspect invraisemblable de la paternité littéraire de Salomon. Une telle hypothèse, ajoutait-il, ruinerait les fondements mêmes de toute philologique hébraïque ; en effet, comment expliquer alors, dans le cadre d’une telle hypothèse, l’influence perse, araméenne, phénicienne etc…
    Les termes pardes (Eccl.2 ;5) et pitgam (8 ;11) trahissent une proximité à la Perse. Les aramaïsmes sont nettement plus nombreux : des termes comme heshbon (compte, calcul), ytron (avantage, gain), hesron (défaut, déficit, manque), nekhasin (des biens, des possessions) et surtout la racine shalat avec ses dérivés (shalit, notamment) doivent être pris en considération dans ce cadre. Ce dernier terme qu’il faut traduire dans ce contexte précis comme la faculté de disposer légalement d’un bien ou d’une prébende, insinue l’existence  d’un système fiscal très développé. On comprend mieux, dans ce cas, les constats désabusés de l’auteur (5 ;10) lorsqu’il dit que celui qui aime l’argent n’est jamais rassasié… Mais il y a mieux encore : le terme tahana (la meule ; 12 ;4) est rare dans l’hébreu biblique classique et de nombreux passages comme Exode 11 ;5 Nombres 11 ;8 Dt. 24 ;6 portent plutôt la mention rehayim. Pour désigner le temps ou l’instant, la Bible hébraïque utilise dans sa haute époque, avant l’exil, le terme mo’éd alors que l’Ecclésiaste s’en réfère très souvent au zeman… qui trouve naturellement sa place dans des écrits tardifs comme le rouleau d’Esther, les livres d’Ezra et de Néhémie.
    L’expression récurrente, vingt-neuf fois dans ce livre, sous le soleil (tahat ha-shémésh) est inhabituelle dans le corpus biblique qui lui préfère l’autre formule, sous les cieux, tahat ha-shamayim. Seow résume aussi les grandes lignes des analyses de Delitzsch, publiées dans son livre en 1875.  Ce sont des indices linguistiques qui indiquent tous une datation tardive, en tout état de cause, post-exilique.  En hébreu biblique classique, le pronom qui introduit une proposition du même nom et qui est donc toujours pourvu d’un antécédent se dit acher ; dans un niveau de langue moins soigné et en tout état de cause, plus tardif, ce pronom est contracté en shé, qui se rencontre dans la littérature postexilique et surtout dans les commentaires rabbiniques (midrash, talmud, halacha) . Sur les 136 occurrences de cette forme cursive dans l’ensemble de la Bible hébraïque, la moitié se retrouve dans le seul livre de l’Ecclésiaste. Ce qui est considérable !
    La langue biblique classique utilise le vocable anokhi pour désigner la première personne du singulier. C’est une forme emphatique mais c’est elle qui, par exemple, ouvre le Décalogue. L’autre formule, en usage dans l’hébreu moderne contemporain, se dit ani. Elle connaît  vingt-neuf occurrences dans notre livre alors que la formule classique n’apparaît jamais. Un autre détail linguistique n’a pas laissé d’intriguer ce grand philologique orientaliste que fut Delitzsch, c’est l’usage de la préposition ét qui introduit généralement le cas de l’accusatif en hébreu et est suivi de l’article défini. Ceci est si vrai que même un exégète aussi érudit que Rabbi Aqiba recommandait d’interpréter tous les ét (kol ha-ittim) de la Tora.  Eh bien, dans l’Ecclésiaste on trouve maints exemples où ce n’est pas le cas : et nirdaf (au lieu de et ha-nirdaf 3 ;15) ; et kol ‘a mal au lieu de et kol ha’amal 4 ;4).
    Le pronom démonstratif au féminin se dit en hébreu soit zo ou zot. C’est toujours la première formule qui est choisie dans l’Ecclésiaste et ce choix pourrait avoir été dicté par un usage dialectal en vogue à une époque tardive. Nous trouvons aussi un autre indice propre à l’Ecclésiaste, il s’agit de l’opérateur négatif qui se dit en hébreu classique lo ou bilti. Mais ce livre jette son dévolu sur une autre formule qui est eyn : là où le Deutéronome ou l’Exode utilisent lo, notre livre opte délibérément et constamment pour eyn. Le verset de Samuel (I. 9 ;7) n’infirme pas cette règle en disant qu’il n’y rien (eyn lehavi) à apporter à la maison de Dieu.
    Enfin, une autre expression suscite notre curiosité en raison de son caractère plutôt inhabituel : pour dire prêter attention, l’hébreu biblique utilise la formule la-sim lév alors que l’Ecclésiaste préfère la-tét lev… Au terme de ces analyses, Seow conclut que le livre a dû connaître une phase cruciale de sa rédaction à l’époque de la domination perse en Palestine. Ce qui ne nous éloigne pas des conclusions auxquelles Renan est parvenu puisqu’il avait, lui aussi, utilisé les travaux de ses collèguqes allemands Grätz (1871) et Delitzsch (1875).  Le philosophe-historien avait lui aussi relevé (voir infra) que le texte commence par osciller entre la première personne, issue d’une autobiographie fictive et la troisième, celle d’un narrateur plus objectif.  A partir du chapitre IV, il ne s’embarrasse plus de cette précaution oatoire.
    Dans cette étude si fouillée, Seow consacre quelques lignes à la numérologie. Calculant la valeur numérique du terme hévél qui est 37 (pluriel havalim), vanité en hébreu, il relève que c’est exactement le même nombre d’occurrences de ce terme dans ce livre. Le terme hébraïque pour les «paroles» à l’état construit, divré, a pour valeur numérique de ses lettres 216. Selon Seow, c’est exactement le nombre de versets de l’Ecclésiaste, si l’on exclut l’épilogue qui est un ajout ultérieur notoire. La même correspondance se retrouve entre la valeur numérique de l’expression hévél havalim, ha-kol havel : vanité des vanités, tout est vanité et le nombre de versets du livre, l’épilogue non inclus. 
    Quelle est, en définitive, l’idéologie de l’auteur et quel message veut-il nous transmettre ? Il y a, ici aussi, des contradictions si l’on tient compte de tout le texte : car, tout en affirmant sans cesse que la sagesse est supérieure à la bêtise ou à l’ignorance, l’auteur ne se lasse pas de répéter que tout est vanité et qu’il n’y a donc rien à comprendre. Sa philosophie nous incite simplement à en prendre acte, mais sans toutefois verser dans le pessimisme. C’est du fatalisme, certes, mais qui est désabusé sans être triste. Ce qui suscite l’inquiétude profonde de l’Ecclésiaste, c’est l’impossibilité pour l’homme d’élucider le  régime divin de l’univers. Que veut Dieu ? Que fait Dieu ? Et pourquoi le fait-il ? pourquoi tel homme jouit ci bas d’un bonheur qu’il ne mérite guère et pour quelle raison, un au autre, qui lui mérite, en est cruellement privé ? La réponse de Qohélét est  simple : nul ne le saura jamais…
    Est-ce à dire que l’homme ne retirera aucun bénéfice de son travail sous le soleil ? Nullement car l’Ecclésiaste prévoit une chose qui a paradoxalement peu retenu l’attention des critiques : c’est la joie qui est un don, un cadeau de Dieu et que l’homme doit saisir à chaque fois qu’elle se présente. Il doit aimer son épouse, profiter de sa jeunesse, apprécier les bons moments (car ils sont rares) car c’est cela le bonheur humain. Si l’être humain ne le fait pas, sa vie ressemblera à un cauchemar…

Fidèle à sa méthode historico-critique, Renan démythifie le texte réputé sacré et lui applique les normes légitimes du commentaire. Qohélét est une fiction littéraire, ce n’est pas le roi Salomon qui y prend la parole, même si le premier verset tente d’accréditer la paternité littéraire de l’illustre monarque, régnant à Jérusalem et y entretenant une fastueuse vie de cour. Comme Qohélét vient de qahal ( la congrégation, l’assemblée religieuse) on a dit que Qohélét est le prédicateur, l’homme en charge d’une communauté religieuse devant laquelle il prend la parole afin de lui inculquer des valeurs religieuses. Mais Renan soumet cette hypothèse à une critique minutieuse qui s’appuie sur des procédés littéraires hébraïques assez peu connus. On peut recomposer les consonnes d’un nom ou établissant une correspondance entre la première lettre et la dernière de l’alphabet hébraïque. Et ce système s’appelle ATBaSh : c’est-à-dire qu’en voulant écrire la première lettre, l’aleph, on lui substitue la dernière, le taw ; mais l’initié qui connaît le procédé sait à quoi s’en tenir. Le second procédé se nomme ALBaM : la première lettre, l’aleph, s’échange contre la douzième, qui est le lamed, et la deuxième, le bét contre la treizième qui est le mém. Excellent bibliste, Renan signale des exemples célèbres tirés du livre de Jérémie.  Mais cette méthode ne nous livre pas le mystère du terme QoHéLéT, même si celui-ci comporte le même nombre de consonnes, quatre, comme le nom de SheLoMoH… Renan propose sa solution : nous inclinons donc à croire que les quatre lettres QHLT ne formèrent pas, à l’origine, un nom véritable. Mais le mot, une fois formé, l’auteur l’a considéré comme une désignation substantive puisque, dans deux cas, le groupe QHLT est précédé de l’article défini.
 Renan entendait brosser un tableau des différentes étapes de la conscience d’Israël en traduisant le Cantique des Cantiques, Job et l’Ecclésiaste. Israël n’a pas toujours été, on se le rappelle, ce peuple entièrement dévolu à sa vocation religieuse ; dans son enfance, c’était un peuple sémite parmi d’autres au voisinage desquels il vivait. Le Cantique, véritable hymne à l’amour physique et à l’ivresse des sens, exaltait la grandeur du bonheur terrestre, Job donnait libre cours aux tourments de la conscience humaine confrontée au surgissement de l’iniquité et du mal, et l’Ecclésiaste, enfin, couronnait l’édifice en versant une sorte de baume sur les blessures qui affectent toute existence humaine. Pourquoi s’entretuer, disait Renan, puisqu’on n’est sûr de rien ? Pourquoi se hâter de changer d’erreur, on ne fera qu’adopter une autre erreur…
La philosophie de ce livre biblique, écrit par un sceptique juif vivant à une époque plutôt proche de la rédaction de la Michna, est modérée et peut être décrite comme celle du juste milieu.  C’est presque la doctrine de l’éternel retour puisque rien, dit-il, n’est nouveau sous le soleil, tout redevient comme précédemment ; dans un système créationniste, cela reviendrait à professer une absence totale de nouveauté. Nul progrès : le passé ressemble au présent qui ressemble à son tour à l’avenir…
 L’auteur, qui a mis en scène le roi Salomon, cesse d’entretenir la fiction de ce personnage imaginaire et prend lui-même la parole à partir du début du chapitre IV. Craindre l’Eternel, c’est-à-dire respecter Dieu, voilà le culte véritable selon Qohélét, dépourvu de tout ergotage théologique ou de pointillisme. Qohélét jouit du monde tel qu’il est et n’a pas la moindre notion du monde à venir. Même si, vers la fin du chapitre XII, une mention claire est faite de l’immortalité de l’âme (ruah)  qui s’en retourne vers Dieu qui l’a donnée, tandis que le corps se décompose en poussière. Même si l’auteur affirmait plus haut, dans une phase de découragement que la supériorité de l’homme sur l’animal n’existe pas… Qui sait si, tandis que le souffle des enfants d’Adam monte en haut, le souffle de l’animal, descend en bas, vers la terre ? Mais ce n’est pas là le principal problème posé par ce livre biblique. Ce qui préoccupe l’auteur du livre , c’est de savoir pourquoi la vertu et le bonheur n’avancent presque jamais, la main dans la main. Pour quelles raisons sommes nous confrontés à ce découplage scandaleux entre une existence vertueuse et une vie heureuse. Pourquoi donc la vertu n’est-elle pas récompensée automatiquement? On peut mesurer toute l’acuité de scandale moral dans ce amer constat :  c’est parce que prompte justice n’est pas faite du mal, que les homme sont enhardis à pratiquer le mal. Tel pécheur qui a commis cent crimes arrive à un âge avancé, et cependant, on m’a enseigné que le bonheur est réservé à ceux qui craignent Dieu… que le bonheur ne saurait être le partage du méchant ; que celui-ci ne vit pas longtemps ; que ses jours sont comme une ombre… Est-il un renversement comparable à celui-ci ? Des justes qui sont traités selon les œuvres des méchants, des méchants qui sont traités selon les œuvres des justes ? «Encore une vanité !»  me suis-je dit.
A cette lancinante question Renan répond que les sages de la vieille école soutenaient avec une imperturbable naïveté que la vertu est toujours récompensée et le vice puni ; selon eux, l’adversité qui frappe l’homme de bien n’est qu’une épreuve passagère. Telle est la théorie qui fait le fond du livre de Job, des Proverbes, de beaucoup de Psaumes, de la sagesse de Jésus fils de Sira, du livre d’Esther,  de Judith et de Tobie,  L’Ecclésiaste, lui, est plus nuancé. Quant à l’auteur du Psaume 78 (verset 3), il enrage littéralement en contemplant la paix des méchants .  Sa seule consolation  est que leur rétribution sera complète le jour de Dieu (Yom ha-Shem). Selon Renan, le christianisme, bien que né au sein d’Israël, est allé au-delà de ce raisonnement  en plaçant le royaume de Dieu dans l’idéal. On ne résout pas le problème car il est insoluble mais on change de perspective.
Fidèle à sa méthode, héritée des Allemands, Renan consacre de longs développements à l’analyse doctrinale de l’Ecclésiaste, à sa datation, à son style et à sa langue. Le philosophe-historien penche vers une époque relativement moderne, faisant de ce livre l’un des plus jeunes de la littérature biblique, environ 125 avant l’ère chrétienne. Renan ne cache pas l’étonnement que suscite en lui le teneur d‘un tel livre : Et dire que ce livre de scepticisme, à la fois élégant et morne, fut écrit peu de temps avant l’Evangile et le Talmud… Peuple étrange en vérité et fait pour présenter tous les contrastes . Il a donné Dieu au monde , et il y croit à peine. Il a créé la religion et c’est le peuple le moins religieux des peuples ; il a fondé l’espérance de l’humanité en un royaume du Ciel et tous ses sages nous répètent qu’il ne faut s’occuper que de la terre. Les races les plus éclairées prennent au sérieux ce qu’il a prêché et lui, il en sourit. Sa vieille littérature a excité le fanatisme de toutes les nations et il en voit mieux que personne les côtés faibles. Aujourd’hui, comme il y a deux mille ans, il clorait volontiers le rouleau sacré par cette petite réflexion de lecteur ami de ses aises : Assez de livres inspirés comme cela !Trop lire fatigue la chair.  Cela est si bien dit qu’on en oublierait presque le caractère un peu abusif de la généralisation. L’Ecclésiaste est certainement l’une des toutes dernières floraisons du génie hébraïque, mais à lui seul, ce livre ne saurait résumer la Bible dans sa totalité. Certes, il s’oppose à l’affirmation maintes fois réitérée de la foi en Dieu, en l’avenir d’Israël en tant que peuple uni, appelé à réaliser sa vocation religieuse universelle. Mais ce peuple peut, à une certaine époque de son histoire, avoir abrité en son sein un philosophe sceptique  qui défend les droits d’une conscience individuelle inquiète.
Ce qui a sauvé ce livre de la destruction, c’est  probablement le même principe que nous avons déjà rencontré lors de la discussion du Cantique des Cantiques : on a fait d’un livre sceptique un livre sacré. Et Renan d’ajouter cette phrase assassine : En général, du reste, on lit mal quand on lit à genoux ! A trop vénérer les textes prétendument révélés ou  sacrés, c’est-à-dire, en se prosternant devant eux, on en méconnaît la teneur exacte : Avec de tels procédés, il n’est pas surprenant qu’on ait fait d’un dialogue d’amour un livre d’édification : d’un livre sceptique, un livre de philosophie sacrée. Les docteurs de Yavné ne comprirent rien ni à l’un ni à l’autre, et ce fut fort heureux ; car, s’ils eussent compris, ils eussent certainement détruit des livres qui les scandalisaient. L’erreur accréditée sur l’auteur des deux livres fut aussi, à quelques égards, salutaire. On les croyait de Salomon, et une origine si respectable empêchait de voir les objections.

 Quant à la langue, sa fluidité et son caractère plutôt lâche font penser à un hébreu de la tradition orale, presque rabbinique. Ce qui milite dans ce sens, c’est aussi la traduction grecque plutôt tardive : vers 130 de notre ère. Pourquoi si tardivement ? Parce que le livre fut admis dans le canon après de grandes difficultés… Pour ce qui est de la beauté et de l’exactitude de la traduction frabçaise du texte hébraïque, nous pouvons en attester sans peine. Et nous ajouterons même que le talent de la prose française de Renan est indiscutable. Qu’on en juge :

Qui thésaurise la sagesse,
    Thésaurise aussi la tristesse,
    Et trop de science entasser
   C’est mauvaise humeur amasser

Mieux vaut sagesse que forteresse
La sagesse du pauvre est vite méprisée
A ces conseils toute oreille est fermée.

 Le plancher s’effondre bien vite
Sur la tête des nonchalants
Et la maison fait eau par suite de bras ballants .

Et les passages suivants qui ont retenu l’attention des critiques bien avant nous :

Qui sur le vent trop délibère
Perd le moment d’ensemencer ;
Qui toujours le ciel considère
Manque l’heure de moissonner (p 58 de l’édition d’Arléa))

Quand, des bruits du dehors, le vent ne nous apporte
Que le cri de la meule et son grincement froid
Quand du petit oiseau les chansons matinales 
dissipent un sommeil venu tardivement
quand aux accords charmants des notes originales
succède le repos du désenchantement. (p 61)

En comparant les traductions de Renan à celles de la Pléiade (qui en a d’ailleurs tenu compte dans sa propre version, on remarque des innovations stylistiques de Renan. Ce dernier a vraiment épousé en français le génie de sa source hébraïque. Considérons cette traduction du verset  Vivants, rentrez donc en vos cœurs (Renan) et celle de la Pléiade  le vivant le soumettra à son cœur  laquelle éprouve le besoin d’ajouter une note explicative en bas de page (qu’il le soumette à son esprit, y réfléchisse)

Maintenant, c’est assez ; lorsqu’on t’apportera
d’autres livres, mon fils, ne les accepte pas.
Jamais ne finira la rage d’en écrire ;
Mais la chair se fatigue à vouloir tous les lire. (p  64)

    Ce livre a donné à Renan l’occasion de formuler de nouveaux jugements sur les juifs en général. On a vu un peu plus haut son étonnement devant tant de contrastes. Il dit aussi que, de l’Ecclésiaste  à Heinrich Heine, incarnation du juif moderne, selon l’auteur, il n’y a qu’une porte à entrouvrir… Et dans le volume intitulé Discours et conférences , Renan relève que l’Ecclésiaste avait mille fois raison de dire que nul ne sait si l’héritier de la fortune qu’il a créée sera sage ou fou. Ce philosophe accompli, en conclut-il qu’il ne faut rien faire ? Nullement. Une voix secrète nous pousse à l’action.  Et pourtant, ce n’est pas sur une note d ‘optimisme ni d’encouragement que Renan conclut ces explications. Ces toutes dernières phrases sur l’Ecclésiaste  consonnent plutôt bien avec la philosophie générale du livre dont il vient d’achever la traduction et le commentaire : Allez donc troubler le monde, faire mourir Dieu en croix, endurer tous les supplices, incendier trois ou quatre fois votre patrie, insulter tous les tyrans, renverser toutes les idoles, pour finir d’une maladie de la moelle épinière, au fond d’un hôtel bien capitonné de l’avenue des Champs Elysées, en regrettant que la vie soit si courte et le plaisir si fugitif. Vanité des vanités !

    Que conclure de cette activité de Renan en qualité d’exégète et de traducteur biblique ? L’illustre titulaire de la chaire d’hébreu et d’araméen au Collège de France a dépensé un réel talent littéraire, mis à la disposition de solides de solides connaissances philologiques. Même si l’on tient compte des erreurs ou des insuffisances inhérentes à l’état de la science de son temps, Renan a fait honneur à la corporation des philologues en donnant à la France, depuis la seconde moitié du XIXe siècle, d’excellentes versions françaises des livres sapientiaux de la Bible.
    Comment conclure, sinon en redonnant ou plutôt en laissant la parole à l’Ecclésiaste :

Qui sur le vent trop délibère
Perd le moment d’ensemencer ;
Qui toujours le ciel considère
Manque l’heure de moissonner

Au fond, jamais l’homme ne parviendra à aller au fond des choses, pourquoi vit-il, pourquoi meurt-il, que restera-t-il de lui sur cette terre, pourquoi Dieu l’a-t-il placé dans cette nasse ? C’est curieux combien l’Ecclésiaste s’écarte de la philosophie du livre des Proverbes.… Et pourtant, la tradition attribue ces deux livres au même auteur !

NB. : ne pas oublier les commentateurs anciens et modernes de ce livre, notamment Abraham Ibn Ezra (XIIe siècle) deux commentateurs karaïtes de l’Ecclésiaste (Yefet ben Eli et Salmon ben Yeruhim, EIJ Brill, Leyde, 1971,) Moöse Mendelssohn qui édita un journal hébraïque éphémère qu’il nomma Kohélét Mussar (le Prédicateur moral) ; et bien sûr, Abraham Geiger et Heinrich Grätz.



 

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