"Wir wussten gar nichts" : nous ne savions absolument rien… Telle était l’antienne reprise unanimement par les masses allemandes après la chute et la ruine du Reich nazi. L’auteur de cet ouvrage, spécialiste reconnu de l’holocauste, tente, avec succès, d’analyser le mécanisme de cette ignorance volontaire et de cette indifférence feinte. Il s’est aidé, pour y parvenir, des archives des villes et des villages, jadis gouvernés par les Nazis. Il a aussi consulté la presse nazie, les organisations des travailleurs et les rapports que les officines nazies envoyaient au gouvernement central du Reich depuis les provinces. En effet, les hitlériens avaient procédé à un maillage très fin du territoire et analysaient les réactions de la population devant la propagande anti-juive. Et nous devons bien reconnaître qu’elle fut contrastée et que les dirigeants nazis durent en tenir compte, au moins momentanément, pour moduler la dureté de la répression et des persécutions.
Peter Longerich, «Nous ne savions pas». Les Allemands et la solution finale (1933-1945). Un aveuglement assassin. Paris, Editions Hélkoïse D’Ormesson. 2008. Traduit de l’lalemand par Raymond Clarinard
Le tout premier chapitre de ce livre traite de l’opinion publique : existe-t-elle dans un régime totalitaire, fondé sur la terreur et la délation, sans même parler de la dépersonnalisation et de la déshumanisation des victimes juives ? par opinion publique, écrit l’auteur, on entend une sphère en principe accessible à tous, où les individus en tant que membres du «public» peuvent communiquer de façon relativement libre les uns avec les autres sur les sujets intéressants la communauté. (p 29) Comment imaginer qu’une telle chose ait pu exister entre 1933 et 1945 en Allemagne ? Eh bien, les rapports de police, les notes dans les journaux intimes, y compris ceux de Joseph Goebbels, montrent que l’opinion publique allemande ne se montrait pas enthousiaste devant les débordements des SA et des SS. Certains chefs de police locale notaient dans leurs rapports à leurs supérieurs que la population n’était pas encore acquise à l’antisémitisme nazi… Curieux ! Après la nuit de cristal, le pouvoir nazi a semblé osciller entre un ralentissement des persécutions et une volonté de changer de stratégie. De tels atermoiements avaient déjà été perceptibles à l’approche des Jeux Olympiques de Berlin lorsque le pouvoir cherchait à éviter à tout prix de donner de l’Allemagne une mauvaise image.
Lorsque la guerre éclata, on se souvint de la fameuse phrase du discours d’Hitler prédisant «un anéantissement de la race juive en Europe en cas de guerre mondiale…» Après 1942, lorsque les Nazis comprirent que leur entreprise d’isolement des juifs risquait fort de leur coûter cher, ils ne parlèrent plus de anéantissement mais d’éradication (Ausrottung). Ce qui équivalait tout bonnement à la solution finale : alors, les Allemands savaient-ils ?
Selon l’auteur, cette solution finale était un secret de polichinelle et les permissionnaires qui revenaient du front racontaient à leurs familles els exécutions massives qui avaient lieu à l’est… Certains fugitifs qui avaient pu gagner les USA, la Suisse ou la Grande Bretagne avaient décrit ce qui se passait. Car, où pouvaient bien être allés tous ces juifs qu’on expulsait à tour de bras et qui étaient prétendument déportés dans des camps de travail à l’est… On lit dans ce livre que lorsque les Juifs de Göttingen furent chassés de leurs domiciles et déportés, les autorités municipales furent noyées sous une avalanche de demandes de logements, ces logements justement libérés par l’expropriation des juifs… On n’attribue pas des biens de gens censés revenir ni envoyés purger des peines dans des camps de travail…
Une curieuse évolution de la politique nazie est décelable à un certain moment des années de guerre : lorsque les autorités s’aperçurent que la guerre n’allait pas se conclure par la victoire, elles aggravèrent les massacres et firent savoir aux responsables du génocide qu’en cas de défaite –qui devenait de plus en plus prévisible- même les responsables y «laisseraient leur peau…» Les mêmes développèrent un thème étrange, celui de la vengeance juive qu’ils présentaient comme effroyable allant jusqu’à écrire que les femmes allemandes subiraient les traitements les plus déshonorants et que les hommes et les enfants seraient pratiquement réduits à l’esclavage… Les nazis avaient au début de la guerre concentré leurs attaques sur le ministre britannique de la guerre Lesli Hore-Belisha qui était d’origine juive. Même retiré, ils lui attribuaient un rôle d’homme de l’ombre, acharné à rechercher la perte de l’Allemagne…
Pour conclure, si, au début, on pouvait dire qu’on ne savait pas vraiment ce qui allait se passer, à partir du milieu de l’année 1942 ou, au plus tard, au début de 1943, plus aucun doute n’était permis : les chambres à gaz étaient en pleine action et seuls ceux qui fermaient les yeux ne voyaient rien.
Même le public allemand soumis à la propagande la plus échevelée ne pouvait plus se méprendre ; même si l’écoute des radios alliées étaient passibles de la peine de mort, les bombardements incessants et terrorisants touchaient la population de jour comme de nuit : qui pouvait encore faire confiance à un régime qui promettait la lune mais sous lequel les métropoles allemandes étaient devenues des champs de ruines ? Qui pouvait encore ignorer les avanies du ravitaillement, l’insécurité et surtout les morts par dizaines de milliers sur le front de l’est…
Les nazis n’avaient reculé devant aucune falsification : ils accusaient les juifs d’être des jouisseurs, des accapareurs, des capitalistes, et ensuite ils déclenchaient des campagnes contre le judéo-bolchevisme… Et lorsque la boucherie de Stalingrad tourna à leur désavantage, ils se mirent à stigmatiser la cruauté dont étaient victimes leurs soldats sur le territoire de l’URSS… de la part des commissaires du peuple… juifs !!
Y avait-il encore des Allemands pour croire les communiqués de victoire des nazis ? Même les membres du parti n’ont pu être épargnés par le doute. Voir Berlin en ruines, l’armée de von Paulus faite prisonnière, et tant de familles de soldats endeuillées, sans douter ! C’était chose impossible. Il est vrai que le Führer continuait de parler d’armes secrètes terrifiantes, capables de inverser le cours des choses …
Les Allemands savaient, malheureusement ; à part quelques courageux résistants et quelques militants socialistes, réfugiés à l’étranger et vivant dans la clandestinité en Allemagne, personne ne s’est soucié du sort des juifs.