THÉODORE LESSING, LA HAINE DE SOI. LE REFUS D’ÊTRE JUIF (traduit de l’allemand avec une intoductions et des notes par MRH)
Né en 1873 à Hanovre d’un père médecin et d’une mère fille du banquier Ahrweiler, Théodore Lessing a grandi dans un environnement familial détestable ; son père, mari infidèle, battait régulièrement son épouse et son fils lorsque celui-ci s’interposait pour défendre sa mère. Dans de telles conditions, les résultats scolaires de l’enfant ne pouvaient que laisser à désirer. Alors que son père le destinait à des études médicales, Lessing jeta son dévolu sur d’autres matières, notamment la littérature et la philosophie.
Dans le foyer familial, le judaïsme était présent à l’état de survivance et d’ailleurs, en 1894, le jeune homme quitta temporairement la communauté juive. En 1899, il épousa une jeune femme issue de l’aristocratie prussienne dont les parents refusèrent toute relation avec leur gendre juif. Revenant petit à petit sur sa rupture inconsidérée avec la communauté ancestrale, le jeune homme se dit de plus en plus concernée par ce qu’il nomma l’insoluble question juive. Passionné d’histoire, il réalisa que l’on devait réfléchir sur le sens à lui donner et aussi sur le rôle joué par le sens de la culpabilité. Les juifs, écrira-t-il dans sa Haine juive de soi (Der jüdische Selbsthaß, Berlin, Jüdischer Verlag, 1930) interprète chaque malheur comme l’expiation d’un péché commis… Quel est le processus historique qui a conduit les juifs à développer cet excessif sentiment de culpabilité et pourquoi les Psalmistes, incarnation d’une sensibilité naïve et d’une certaine joie de vivre ont-il petit à petit cédé devant les imprécation des prophètes d’Israël ?
THÉODORE LESSING, LA HAINE DE SOI. LE REFUS D’ÊTRE JUIF (traduit de l’allemand avec une intoductions et des notes par MRH)
Né en 1873 à Hanovre d’un père médecin et d’une mère fille du banquier Ahrweiler, Théodore Lessing a grandi dans un environnement familial détestable ; son père, mari infidèle, battait régulièrement son épouse et son fils lorsque celui-ci s’interposait pour défendre sa mère. Dans de telles conditions, les résultats scolaires de l’enfant ne pouvaient que laisser à désirer. Alors que son père le destinait à des études médicales, Lessing jeta son dévolu sur d’autres matières, notamment la littérature et la philosophie.
Dans le foyer familial, le judaïsme était présent à l’état de survivance et d’ailleurs, en 1894, le jeune homme quitta temporairement la communauté juive. En 1899, il épousa une jeune femme issue de l’aristocratie prussienne dont les parents refusèrent toute relation avec leur gendre juif. Revenant petit à petit sur sa rupture inconsidérée avec la communauté ancestrale, le jeune homme se dit de plus en plus concernée par ce qu’il nomma l’insoluble question juive. Passionné d’histoire, il réalisa que l’on devait réfléchir sur le sens à lui donner et aussi sur le rôle joué par le sens de la culpabilité. Les juifs, écrira-t-il dans sa Haine juive de soi (Der jüdische Selbsthaß, Berlin, Jüdischer Verlag, 1930) interprète chaque malheur comme l’expiation d’un péché commis… Quel est le processus historique qui a conduit les juifs à développer cet excessif sentiment de culpabilité et pourquoi les Psalmistes, incarnation d’une sensibilité naïve et d’une certaine joie de vivre ont-il petit à petit cédé devant les imprécation des prophètes d’Israël ?
Le peuple juif n'a pas eu le loisir de passer son temps à prier devant les arbres et les nuages. Il n'a jamais eu la possibilité de s'adonner au particulier et au singulier, on l'a toujours forcé de s'adonner à une généralisation hardie qui allait devenir de plus en plus pâle. Le juif a toujours dû être grincheux en agissant... Dans l'ancien Israël on tenait la balance égale entre la joie du présent et l'édification du futur. Le peuple
avait donné naissance à des psalmistes et à des prophètes. Mais au sein du nouvel Israël, les Psalmistes qui chantaient la vie se firent de plus en plus rares alors que le nombre de prophètes allait croissant. Pour finir, on ne percevait presque plus de Minnelied (chant d'amour) à la gloire du présent alors que des cantiques d'espoir ou de colère étaient de plus en plus nombreux. On pourrait penser que notre peuple s'est mué en un peuple de vouloir éthique et spirituel, au point que le juif ne ressentait plus la religion et la poésie comme elles sont: de la sécurité, du bonheur, de l'éternité et de la sérénité. Les beaux apôtres de la vie allaient céder leur place à d'ardents zélateurs et prédicateurs de la justice.
Théodore Lessing, La haine de soi ou le refus d'être juif, Paris, 1991, 1999. (traduit de l'allemand par MRH)
La réponse donnée par Lessing dans ce livre est la suivante : l’âme juive a cédé son identité contre le plat de lentilles de la culture européenne . Elle a donc conclu un marché de dupes. Comme nous le verrons infra, de nombreux intellectuels juifs de langue allemande en sont morts. Pourquoi ? Parce qu’ils n’ont pas pu supporter les sacrifices qu’on exigeait d’eux pour être acceptés au sein de la socio-culture germano-européenne, tout en sachant que même s’ils consentaient ses sacrifices, on ne voudrait toujours pas d’eux. C’est donc à une réécriture de l’histoire judéo-européenne récente que procède Lessing dans cette Haine juive de soi.
Cette persistance à voir dans les juifs d’Europe une population allogène n’est pas sans rappeler le dilemme profond d’un poète judéo-allemand du XIXe siècle Ludwig Börne qui s’exprimait ainsi : certains me félicitent d’être juif, d’autres me témoignent leur sympathie, mais aucun ne l’oublie.
Pour bien montrer le désarroi moral des communautés juives de l’aire culturelle germanique du XIXe siècle, il suffit de rappeler le texte autobiographie de Jakob Wassermann Mon chemin comme allemand et juif, mais aussi les deux citations suivantes : Gustav Mahler écrivit à son épouse Alma son désarroi en découvrant la misère et la crasse des pauvres juifs de l’est (Ostjuden) : quand je pense que je suis en famille avec ces gens ! Enfin, nous avons une citation qui se passe de commentaire de Karl Krauss, l’éditeur de la revue Die Fackel, qui sommait les juifs de choisir entre le caftan et le smoking.
Ces juifs de l’est, Lessing les découvrira lors d’une tournée dans les communautés juives de Pologne, de Galicie et de Russie. Révolté par ce qu’il avait vu, il en fit un compte-rendu entièrement dépourvu de complaisance et d’une crudité sans pareille. Le reportage provoqua une telle effervescence que Lessing dut publier une mise au point en 1910 dans le journal juif le plus lu de l’époque, l’Allgemeine Zeitung des Judentums. Il répéta qu’il fallait accepter la vérité quelle qu’elle fût sans crier au scandale ni à l’apostasie si un juif dénonçait publiquement les défauts d’autres juifs… En agissant comme il l’avait fait, Lessing ne savait certainement pas qu’il œuvrait lui-même à sa propre marginalisation, au sein de la communauté juive, certes, mais aussi au sein de la société allemande dans on ensemble.
Ayant soutenu sa thèse de doctorat en 1899, il finit par être nommé professeur à la Technische Hochschule de Hanovre tout en poursuivant ses activités de publiciste. Miné par ses propres problèmes, préoccupé par la situation socio-politique des juifs en Allemagne, Lessing décida de combattre ceux de ses coreligionnaires que se vouaient à l’étude et à la mise en valeur de la littérature allemande. Il était, certes, lui-même fortement attaché à sa patrie culturelle, mais refusait de se leurrer sur les véritables sentiments que celle-ci éprouvait à son égard. C’est dans ce contexte, qu’il s’en preit publiquement au plus grand critique littéraire de son temps, Samuel Lublinsiki, qui avait porté aux nues les premières œuvres de Thomas Mann. Celui-ci réagit avec une violence extrême et taxa son contradicteur de «reptilisme journalistique», une accusation grave qui sera reprise par la presse nazie et étendue à tous les journalistes juifs. Thomas Mann ne l’avait pas du tout conçue dans cet esprit (son épouse était juive).
Mais en 1925, Lessing alla bien plus loin puisqu’il s’en prit au maréchal Hindenbrug qu’il compara au loup garou Fritz Haarmann, un criminel psychopathe, responsable de la mort de plusieurs personnes dont il consomma partiellement la chair… Une telle accusation à l’encontre du héros allemand de la grande guerre était inouïe : comment un juif pouvait-il comparer un maréchal du Reich à un criminel en lui imputant une responsabilité dans la mort de milliers de soldats allemands tombés au champ d’honneur ? Les étudiants des différentes Burschenschaften refusèrent de se rendre aux cours d’un tel professeur et bientôt celui-ci fut empêché de donner ses cours…
Dans sa véritable croisade contre les juifs occidentalisés, les Westjuden, Lessing idéalisait quelque peu ceux qui étaient restés à l’est, protégeant leurs traditions ancestrales de compromissions inacceptables qui dénaturaient gravement l’âme juive. Ils apparaissaient comme les authentiques dépositaires de la tradition véritable, bien qu’il fût repoussé par leurs conditions de vie peu enviables. Ils étaient les seuls à ne pas s’être engagés sur la voie suicidaire d’une normalisation, d’une homologation que les Allemands nommaient l’Anartung.
En forçant les juifs à leur ressembler, à cultiver les lettres allemandes et à se détourner de leur propre héritage culturel et religieux, les Allemands coupaient les juifs de leurs racines, en faisant des hommes aux racines aériennes : de véritables Luftmenschen. Mais certains ont cédé aux sirènes de cette occidentalisation et se sont mis à se haïr eux-mêmes et tout ce qui leur rappelait leur ancienne condition. Lessing écrivit que cette haine de soi s’expliquait par leur opposition foncière entre le Sein (l’être, l’essence, le moi profond des juifs) et la nécessité de la Leistung (la performance, l’œuvre, le faire-valoir). Lessing stigmatise durement tous ces juifs devenus des fabricants de produits culturels (Kulturproduzente). Il le dit et le répète : il est dur pour une plante de devoir lutter en permanence contre le terreau sur lequel elle pousse. C’est de lui qu’elle est censée tirer les substances dont elle se nourrit et qui s’incorporent à sa substance. Quand une telle situation perdure, elle provoque l’apparition d’une crise violente de haine de soi, ce qui aboutit généralement au suicide.
L’idée de fond de la Haine de soi était donc trouvée : de Paul Rée à Maximilien Harden, en passant par Paul Rée, Otto Weininger, Arthur Trebitsch, Max Steiner, et Walter Calé , autant de jeunes hommes qui se suicidèrent à l’exception de Harden qui fut laissé pour mort par ses agresseurs d’extrême droite.
Paul Rée, l’un des meilleurs amis de Fr. Nietzsche, au point que celui-ci par de son époque de Rée-alisme, considérait sa naissance juive comme une infirmité qu’il tenait à garder secrète. Amoureux comme Nietzsche de la même femme, Lou Salomé, la fille d’un général russe, il consentit à s’effacer devant son ami. Cet homme, secret et tourmenté fut retrouvé un jour, les membres déchiquetés, au pied d’un glacier : suicide ou accident mortel ? Le saura-t-on jamais ?
Qu’est-ce qui a bien pu pousser le jeune Otto Weininger de se tirer une balle de pistolet dans la tête alors que son ouvrage Sexe et caractère avait remporté un si large succès ? Cet homme ne supportait guère son ascendance juive car elle contrariait ses projets. La jugeant insupportable, il résolut de mettre fin à ses jours.
Avec Arthur Trebitsch, la haine de soi juive atteignit des sommets inégalés jusque là. Croyant à l’existence d’une association secrète destinée à asservir le monde tout entier au judaïsme international, il considérait qu’il avait pour mission de libérer les Allemands de cette insupportable tutelle. Mort en 1927, il se conduisit comme le plus furieux persécuteur des juifs. Pourquoi ? Le saura-t-on jamais ?
Les mêmes questions se posent pour Calé et Steiner qui ne supportaient guère plus leurs origines juives. Mais le cas le plus poignant et, partant, le plus tragique, fut celui de Maximilien Harden, de son vrai nom Isidore Witkowki. Attaqué par des agresseurs qui lui reprochaient d’occuper le devant de la scène allemande, il fut laissé pour mort. Mais l’épreuve qu’il eut à supporter fut encore plus dure que ce qu’il avait subi auparavant. Durant son procès, il tenta de dire son amour des lettres allemandes et d’exprimer les mérites qu’il s’était acquis au service de théâtre allemand, on le rabroua sèchement et lui fit comprendre qu’un juif n’avait à gérer le patrimoine culturel d’un pays qui n’était pas le sien. Un tel homme avait tout fait pour escamoter ses origines juives et se germaniser à l’extrême. Même son nom est là pour le prouver…
Comment conclure ? la haine de soi a-t-elle disparu chez les juifs ? L’Etat d’Israël est-il la panacée ? Je ne sais. Mais il est évident que ce mal est hérité de l’exil et de la nécessité pour les juifs du monde entier de s’adapter aux valeurs de la culture européenne à laquelle ils avaient eux-mêmes largement contribué. L’identité juive est compatible avec la culture européenne. Le contraire n’eut lieu que lorsque cette culture a procédé à la négation des valeurs éthiques qui gisaient à son fondement.
Au cours de mes récentes lectures, mon attention a été retenue par deux références : l’une provient d’un discours du général Ehoud Barak, alors premier ministre d’Israël, en visite officielle en Pologne où il visita le camp d’Auschwitz. Dans son discours il souligna que l’armée d’Israël qu’il représente arrivait en ces lieux cinquante ans plus tard et il ajouta cinquante trop tard… La deuxième référence provient d’un livre de Thomas Gordon qui fait état des sentiments éprouvés par un pilote israélien, aux commandes de son F-15, survolant lors d’une mission d’exercice l’ancien d’Auschwitz. On devine quelles furent alors les sentiments du pilote.