RÉFLEXIONS SUR L’IDENTITÉ JUIVE…
A propos du livre de Shlomo Sand : comment le peuple juif fut inventé…
Remarques préliminaires
Voici un livre qui doit vraisemblablement son existence à deux préalables : l’un relève de la vie personnelle de l’auteur et sur lequel nous ne reviendrons pas, tandis que l’autre part d’une rivalité, voire même d’une opposition entre deux chapelles universitaires : les historiens du judaïsme qui forment un bloc à part et dont M. Sand se sent injustement écarté, et l’autre, celle des départements d’histoire générale, dont fait justement partie l’auteur. Ce qui est son droit et reste parfaitement honorable. Le problème est que ce ressentiment transparaît tout au long de l’ouvrage et en compromet la portée et la valeur. Car, avec du ressentiment, on peut tout faire, sauf de l’Histoire. On notera qu’en Israël cette même subdivision existe aussi dans le domaine de la philosophie : il existe des départements de philosophie juive et d’autres, dits de philosophie générale. M. Sand a même déclaré dans une interview au journal Le Temps de Genève qu’il voulait prouver à ses collègues de l’histoire juive que leur domaine d’étude n’existait pas…
Voici donc un ouvrage précédé d’un parfum de scandale, à l’origine, probablement, de son succès en librairie. De son intitulé hébraïque (Mattai we-ech humtsa ha-‘am ha-yehoudi) à son titre français, la volonté de retenir l’attention, voire de surprendre et de susciter un débat, est patente. S’il s’était plus modestement, et plus sobrement, intitulé Essai sur les origines du peuple juif… , cet ouvrage aurait pu apporter une intéressante contribution à cette problématique si controversée. Sans chercher à lui dénier quelques mérites, son véritable apport, qui n’est, certes, pas négligeable, ne justifie ni cet excès d’honneur ni ce surcroît d’indignité que la critique lui a réservé. D’autres ouvrages, autrement plus sérieux mais moins médiatisés, parus aux USA notamment, voire en Israël même, se sont déjà interrogés sur l’identité juive, sur ses origines, son enracinement historique et sa signification. Et aussi sur l’existence ou l’inexistence d’une continuité indiscutable, c’est-à-dire d’une filiation entre les anciens Hébreux et leurs descendants (putatifs ?) : les communautés juives de la diaspora d’hier et d’aujourd’hui.
Ce livre pose aussi le douloureux problème de ceux qui, vivant en Israël ou souhaitant s’y établir, se voient rappeler, le cas échéant, le caractère douteux de leur ascendance juive aux yeux des autorités religieuses, seules habilitées à déterminer le statut personnel des citoyens juifs de ce pays. Cette situation a indéniablement créé de véritables drames humains que l’intervention bienvenue de rabbins éclairés eût pu régler sans heurt, si, toutefois, elle avait pu avoir lieu… Ce ne fut pratiquement jamais le cas. Et cette intransigeance, si dénuée de sens et de discernement, rappelle d’autres intransigeances qui remontent à près de deux millénaires et dont le peuple juif supporte les conséquences aujourd’hui encore …
RÉFLEXIONS SUR L’IDENTITÉ JUIVE…
A propos du livre de Shlomo Sand : comment le peuple juif fut inventé…
Remarques préliminaires
Voici un livre qui doit vraisemblablement son existence à deux préalables : l’un relève de la vie personnelle de l’auteur et sur lequel nous ne reviendrons pas, tandis que l’autre part d’une rivalité, voire même d’une opposition entre deux chapelles universitaires : les historiens du judaïsme qui forment un bloc à part et dont M. Sand se sent injustement écarté, et l’autre, celle des départements d’histoire générale, dont fait justement partie l’auteur. Ce qui est son droit et reste parfaitement honorable. Le problème est que ce ressentiment transparaît tout au long de l’ouvrage et en compromet la portée et la valeur. Car, avec du ressentiment, on peut tout faire, sauf de l’Histoire. On notera qu’en Israël cette même subdivision existe aussi dans le domaine de la philosophie : il existe des départements de philosophie juive et d’autres, dits de philosophie générale. M. Sand a même déclaré dans une interview au journal Le Temps de Genève qu’il voulait prouver à ses collègues de l’histoire juive que leur domaine d’étude n’existait pas…
Voici donc un ouvrage précédé d’un parfum de scandale, à l’origine, probablement, de son succès en librairie. De son intitulé hébraïque (Mattai we-ech humtsa ha-‘am ha-yehoudi) à son titre français, la volonté de retenir l’attention, voire de surprendre et de susciter un débat, est patente. S’il s’était plus modestement, et plus sobrement, intitulé Essai sur les origines du peuple juif… , cet ouvrage aurait pu apporter une intéressante contribution à cette problématique si controversée. Sans chercher à lui dénier quelques mérites, son véritable apport, qui n’est, certes, pas négligeable, ne justifie ni cet excès d’honneur ni ce surcroît d’indignité que la critique lui a réservé. D’autres ouvrages, autrement plus sérieux mais moins médiatisés, parus aux USA notamment, voire en Israël même, se sont déjà interrogés sur l’identité juive, sur ses origines, son enracinement historique et sa signification. Et aussi sur l’existence ou l’inexistence d’une continuité indiscutable, c’est-à-dire d’une filiation entre les anciens Hébreux et leurs descendants (putatifs ?) : les communautés juives de la diaspora d’hier et d’aujourd’hui.
Ce livre pose aussi le douloureux problème de ceux qui, vivant en Israël ou souhaitant s’y établir, se voient rappeler, le cas échéant, le caractère douteux de leur ascendance juive aux yeux des autorités religieuses, seules habilitées à déterminer le statut personnel des citoyens juifs de ce pays. Cette situation a indéniablement créé de véritables drames humains que l’intervention bienvenue de rabbins éclairés eût pu régler sans heurt, si, toutefois, elle avait pu avoir lieu… Ce ne fut pratiquement jamais le cas. Et cette intransigeance, si dénuée de sens et de discernement, rappelle d’autres intransigeances qui remontent à près de deux millénaires et dont le peuple juif supporte les conséquences aujourd’hui encore …
Une composante autobiographique tenace
L’aspect autobiographique qui constitue l’arrière-plan de cet ouvrage -nous y faisions allusion supra- n’est pas nié, bien au contraire, il figure même dans les toutes premières pages (p 25) :
Comme on l’aura compris , le professeur d’histoire de Larissa était aussi celui qui enseignait l’hébreu à Gisèle, à Paris. Dans sa jeunesse, il avait été l’ami de Mahmoud, le technicien d’ascenseur, mais aussi de l’autre Mahmoud, appelé à devenir le poète national palestinien. Il était aussi le gendre de Bernardo, l’anarchiste de Barcelone, et le fils de Cholek, le communiste de Lodz. Il est l’auteur de ce récit dérangeant, entrepris entre autres raisons, pour tenter de clarifier la logique historique générale à laquelle pourrait s’adosser le récit de l’histoire individuelle.
Dans cette citation, tout est dit. Les raisons qui ont poussé l’auteur à écrire ce qu’il a écrit. Un peu plus loin, dans la même page, il revient sur des strates de souvenirs collectifs qui l’ont nourri bien avant qu’il ne devienne un chercheur diplômé. L’auteur poursuit en reconnaissant qu’un bloc de vérités se niche parfois dans les strates les plus archaïques de son âme et qu’au fond, on n’y peut rien. C’est bien vrai, mais cela présuppose qu’il existe en chaque œuvre, même à caractère historique, une part de subjectivité «inexpulsable» qui en réduit la portée scientifique. Et qui eût dû conseiller à l’auteur la modération dont il ne fait pas preuve en contestant avec une violence extrême les mythes fondateurs de l’historiographie sioniste ou simplement israélienne qui établissent un lien direct entre la Bible et le peuple juif d’aujourd’hui. L’auteur va même jusqu’à nier cette continuité historique qu’il résume en une formule lapidaire : de l’exil jusqu’à la Shoah. Il prône donc une évidente discontinuité dans l’héritage du peuple juif là où l’historiographie, religieuse ou laïque, opte résolument pour une continuité presque sans faille.
Les connaissances de l’auteur de ce livre en matière de religion juive semblent parfois laisser à désirer : il aurait dû savoir que déjà dans la Mishna Avot, on indiquait qu’il ne manque (théoriquement) aucun chaînon dans la transmission qui commence avec Moïse au Sinaï et se poursuit avec les maîtres du Talmud… C’est assurément une vue de l’esprit, mais cela s’appelle la tradition, en hébreu la chaîne traditionnelle, sharshérét ha-qabbala…
Déroulons de proche en proche, les conséquences des affirmations de M. Sand : le peuple qui se dit juif, depuis l’exil de 70 (dont l’auteur nie l’existence), oui, tous ceux qui se disent juifs aujourd’hui en se considérant comme les descendants et les héritiers des anciens Hébreux ou Judéens, assument une identité qui n’est pas la leur… C’est tout de même un peu triste à lire… Et les Israéliens et les juifs, en général, auront dû attendre ce grand historien pour le leur apprendre et leur révéler la vérité sur eux-mêmes… D’ailleurs, un peu plus loin dans son livre, lu avec l’attention que l’on devine, M. Sand dit ne pas comprendre que l’on accorde aux juifs du monde entier (par la Loi du Retour), le droit de s’établir à tout moment sur la terre d’Israël, bien qu’ils n’aient pas de lien direct avec Eréts Israël (que l’auteur met toujours en guillemets), tandis que de «pauvres citoyens arabes», pourtant nés sur cette même terre, sont privés de cette prérogative… En d’autres termes, l’Etat d’Israël se voit contester le droit d’être un Etat juif. De même, d’ailleurs, que l’histoire juive n’aurait pas, selon notre auteur, le droit de se constituer en discipline scientifique spécifique mais devrait se fondre sagement dans le giron de l’Histoire générale… En fait, si Heinrich Grätz, le père de l’historiographie juive moderne, avait écrit vers 1845 un texte intitulé La construction de l’histoire juive, M. Sand propose, quant à lui, un essai sur sa déconstruction systématique…
On ne peut pas revenir de façon détaillée sur le saisissant raccourci que l’auteur offre à propos de ses parents et grands parents ou encore, de ceux de son épouse.. Il laisse percer (p 10) ses frustrations et son ressentiment lorsqu’il dénonce -à juste titre- les communautés stratifiées de l’ancienne Europe de l’est où la place à la synagogue et ailleurs, dépendait des revenus et de la position sociale… Mais cette hiérarchisation n’a pas cours que chez les juifs. Elle est regrettable mais elle existe et perdure au sein de tout groupe organisé. Et nous ne pouvons que partager l’émotion d’un enfant auquel ses parents font part des humiliations subies, qu’elles soient d’ordre social ou d’une autre nature.
La compréhension ressentie par l’auteur à l’égard des deux Mahmoud, l’un, simple réparateur et le second, célèbre poète palestinien, est parfaitement honorable. Ce que l’on comprend moins, c’est l’appréciation qu’il porte sur la guerre de 1967… Il y a participé en tant que jeune soldat et l’on comprend qu’une guerre aussi violente ait traumatisé un garçon de vingt ans. Mais un lecteur frappé d’amnésie et qui ne lirait que M. Sand penserait que c’est l’Etat d’Israël qui décida, sur un coup de tête, d’attaquer tous ses puissants voisins, que ceux-ci n’ont jamais menacé jusqu’à son existence même, qu’ils n’ont jamais bloqué l’accès aux voies d’eaux internationales, que leurs déclarations, loin d’être belliqueuses, étaient tout au contraire, amicales et bienveillantes… Est-ce qu’un Etat encerclé de toute part, tenu d’assurer la sécurité, voire la survie de ses habitants, aurait dû se laisser liquider par ses ennemis ?
La Bible et son historicité
Mais l’auteur tente de prendre le problème à la source et se penche sur la littérature biblique dont il sonde la fiabilité. La critique biblique, en tant que discipline académique est tout juste effleurée dans ce livre alors qu’elle aurait dû y occuper une place de choix. C’est ce que l’on peut relever dans l’interview accordée par M. Albert de Pury au journal Le Temps de Genève. Certains éléments de base eussent été plus clairement rappelés s’il avait vraiment lu ou simplement parcouru les travaux de Gerhard von Rad ou ceux, moins connus mais tout aussi importants, de Albrecht Alt. Il cite deux ou trois noms, dont celui de Martin Noth : mais en a-t-il fait son profit ? Et on ne parle même pas du talmud qui avait relevé les contradictions et les anachronismes du texte biblique, soulignant que la Bible ne se voulait pas un Précis d’histoire avec des dates exactes et autres… Des commentateurs bibliques du Moyen Age emboîtèrent le pas à la littérature talmudique, comme, par exemple, Abraham ibn Ezra (ob. 1164) en lequel même un homme aussi critique que Spinoza voyait le père de la critique biblique.
Mais voilà, cette littérature fait partie de la chasse gardée des spécialistes d’histoire juive, un secteur (voir supra) que l’auteur ne voit pas d’un très bon œil et dont il conteste la légitimité. Concernant la fiabilité historique des récits bibliques, le principe érigé par les Docteurs talmudiques est qu’il n’ y a pas d’antérieur ni de postérieur dans la Tora (eyn muqdam we-eyn me’uhar ba-Tora). Sans que cela ne porte gravement atteinte à l’historicité des personnages bibliques. Dans ce domaine, la lecture attentive des travaux du père Marie-Joseph Lagrange, dominicain érudit de Jérusalem (mort au cours des années trente) n’aurait pas nui à l’auteur… Du reste, cette historicité relative de la Tora touche tout autant le Nouveau Testament.
D’où vient le peuple d’Israël ?
Le point nodal du livre est évidemment l’origine du peuple d’Israël dont l’auteur conteste la filiation directe avec les juifs d’aujourd’hui, et notamment ceux qui sont animés par l’idée nationale, c’est-à-dire le sionisme. Pour lui, c’est une fiction, une invention dont il tente de retracer le développement. Il suit donc son raisonnement jusqu’au bout : s’il est arrivé à la conclusion de l’illégitimité de l’histoire juive, c’est parce que (selon lui) elle n’a pas d’objet, donc elle n’a pas lieu d’être. Pas d’histoire spécifiquement juive parce que pas de peuple contemporain spécifiquement juif, descendant des anciens Hébreux…
Essayons de poser un regard plus nuancé et regardons de manière plus historique et moins idéologique, les origines du peuple d’Israël. Comment s’est constitué ce peuple d’Israël auquel le livre de la Genèse s’évertue à assigner une provenance patriarcale ? La critique biblique envisage cinq origines possibles d’Israël :
a) les patriarches seraient les vrais géniteurs de ce peuple. On perçoit là une volonté de «généalogisation», pour reprendre un terme utilisé par le père Marie-Joseph Lagrange. C’est-à-dire qu’on donne à une personnalité charismatique, semi historique ou semi légendaire, une descendance, des enfants, lesquels pourront, par la suite, se réclamer de cet illustre lignage ; et si ces ancêtres sont enterrés dans un territoire que l’on revendique (Hébron), cet argument sera considéré comme la légitimation d’un titre de propriété. Il suffit de s’en référer au chapitre 33 du livre d’Ezéchiel pour s’en convaincre.
b) Le creuset égyptien : des tribus sémites qui en rencontrent d’autres et qui vivent dans leur voisinage immédiat, favorisant le développement d’idiosyncrasies pouvant aller jusqu’à la fondation d’une amphictyonie (ligue tribale). La conscience de cette même appartenance développa alors un solide esprit tribal s’appuyant sur les mêmes rites, les mêmes coutumes et les mêmes croyances.
c) La traversée du désert. Qu’elle ait ou non eu lieu sous la forme décrite par les récits bibliques, cette longue marche a dû exister puisque toutes ces tribus évoluaient à la lisière des terres de culture et que leur mode de vie reflétait fidèlement les préoccupations et les coutumes de bergers et de pasteurs de troupeaux. Qu’elle ait ou non duré quarante ans (chiffre symbolique par excellence), cette traversée a permis aux tribus migrantes d’en rencontrer d’autres, de fusionner avec elles et d’accueillir de nouveaux membres.
d) La révélation du Sinaï. Il est incontestable que ce lieu a dû laisser des traces dans la conscience d’un tel groupe et que cette montagne ne servait pas de théâtre d’une théophanie pour la première fois. D’autres membres de tribus voisines se sont peut-être reconnues dans cette apparition du Dieu du Sinaï et se joignirent probablement au groupe majoritaire : la Bible reconnaît elle-même qu’à la sortie d’Egypte, une «tourbe» (érév rav) (Ex. 12 ; 35) profita de l’exode pour quitter les rives du Nil.
e) La conquête du territoire : nous savons qu’il n’a pu s’agir que d’infiltrations successives, étalées dans le temps, de tribus sémites en rejoignant d’autres de même origine et déjà installées sur place. Si on lit attentivement les textes bibliques, on se rend bien compte que les ethnies ou peuplades cananéennes étaient encore présentes dans le pays bien longtemps après l’arrivée des Bené Israël
Ces différentes origines ont bien pu s’amalgamer et donner les tribus d’Israël. L’expression ‘am ha-aréts ne désigne l’ignoramus que dans la littérature rabbinique, c’est-à-dire le talmud et le midrash. Dans la Bible, cette expression désigne le peuple de la terre, le paysan autochtone, attaché à ses dieux lares ou à ses pénates. Il suffit de relire les imprécations des prophètes ou même du Deutéronome contre les rechutes du peuple dans le culte de Baal ou d’Astarté pour s’en convaincre.
Une mythologie ?
C’est dans le chapitre II, éloquemment intitulé mythistoire (pour bien montrer les doutes qu’il nourrit au sujet de la continuité de l’histoire juive) que l’auteur dévoile pleinement le fond de sa pensée : c’est un mythe, selon lui, que de croire à une continuité entre le vieil hébraïsme et le peuple juif… C’est déjà visible par la mise de deux citations en exergue, l’une de Baruch Spinoza (1670 : c’est un autre auteur, postérieur à Moïse de plusieurs siècles, qui a écrit le Pentateuque) et l’autre de la Déclaration d’indépendance lue par David Ben Gourion, celui-là même que l’auteur taxe si gracieusement d’«intellectuel frustré», au motif qu’il organisait chez lui un cercle de lectures bibliques où l’on refaisait l’histoire (1948 : La terre d’Israël est le lieu où naquit le peuple juif… c’est là que se forma son caractère spirituel, religieux et national…) Pour l’auteur, il s’agit d’un mythe qui a la vie dure. L’idéologie nationale (qui a commencé sous la forme d’un sionisme religieux) avant de devenir sioniste laïque, établissait, quant à elle, une continuité entre les anciens Hébreux et les communautés juives de la diaspora, par exemple celles que connaissait Spinoza…
Mais comme on le montrera infra, il existe bien une certaine continuité de l’existence juive dans l’Histoire. Elle ne fut pas parfaite, eu égard à l’antisémitisme viscéral de certains cultures ou civilisations, mais ce n’est pas parce qu’elle ne fut pas intégrale, à cent pour cent, qu’il faut la nier intégralement. La thèse de M. Sand, mû par des motivations qui ne regardent que lui, pèche visiblement par excès.
Il faut relever certains jugements qui signent une documentation insuffisante ou sont contredits par la réalité historique : en page 97 in fine, l’auteur écrit que nulle trace d’historiographie juive n’est observable… (sic) Visiblement, il n’a pas lu le QSJ consacré par l’auteur de ces lignes à l’Historiographie juive (Paris, PUF, 2003). Et même quand il cite (p 103) notre livre sur La science du judaïsme en Allemagne il se trompe sur l’idéologie générale de cette école historico-critique : la science du judaïsme (Wissenschaft des Judentums) était loin d’être monolithique, Henirch Grätz, par exemple, n’était pas mû par les mêmes intentions que Moritz Steinschneider qui pensait que le judaïsme ne méritait plus qu’un enterrement décent…
Mais revenons à Grätz dont l’œuvre est assez bien interprétée par S. Sand, même si celui-ci cite une traduction hébraïque alors que nous avions traduit en français et largement introduit et annoté, (Cerf, 1992) sa Construction de l’histoire (discours véritablement programmatique), suivi de sa thèse de doctorat, Judaïsme et gnosticisme. Ce qui eût convenu à des lecteurs francophones. M. Sand se trompe aussi lorsqu’il affirme que Grätz a refusé que son texte soit traduit pour les communautés juives d’Europe de l’est, il fut pourtant traduit par un traducteur du nom de Rabbinovitz qui, au grand dam de l’auteur, s’arrogea même le droit de le compléter sur certains points.
Enfin, dans la querelle des historiens opposant les deux Heinrich, Grätz et von Treitschke, il fallait rappeler l’erreur commise par le second qui avait lu Erbfeind (ennemi héréditaire) au lieu de Erzfeind (ennemi juré) (p 120). Enfin, on n’a pas vu de référence au journal intime de Grätz (pourtant édité par Michael Reuben) et dans lequel le grand historien relate, jour après jour, son voyage en Terre sainte, sous les auspices de l’Alliance Israélite universelle… Pour être complet, l’auteur qui se veut pourtant un historien généraliste, aurait dû développer un peu plus les oppositions entre la judéité et la germanité, notamment le débat en 1912 (moins de vingt ans après le décès de Grätz) entre Moritz Goldstein et Ernst Lissauer qui roulait justement sur le thème du présent ouvrage : communauté nationale (peuple) ou communauté religieuse (religion ou confession) ? Quels liens avec l’antique berceau du peuple juif ? En somme, quel est le statut juridique des juifs en exil ? Un chapitre important est pourtant consacré à ce sujet dans le volume des Lumières de Cordoue à Berlin (Pocket, 2008).
On est contraint de faire les mêmes remarques critiques quant au traitement des idées de Renan… L’auteur de ces lignes a pourtant publié en 2008, il y a moins d’un an, un ouvrage qui traite de toutes ces questions (peuple ou race ? continuité ou discontinuité de l’histoire juive ? Culpabilité ou innocence des juifs dans l’exécution de Jésus ? etc…) intitulé Renan, la Bible et les Juifs (Paris, Arléa)… M. Sand s’en tient à des généralités sur le sujet et n’a pas bien vu les diverses acceptions du vocable race chez l’auteur des Souvenirs d’enfance et de jeunesse… Il aurait alors compris que Renan avait déjà -et à maintes reprises- émis l’idée que les juifs d’aujourd’hui n’étaient pas exclusivement les descendants des juifs du temps de Jésus… Renan citait déjà le passage idoine du rouleau d’Esther (we-rabbim mé’ammé ha-aréts mityahadim), les passages de Flavius Josèphe évoquant l’apport d’un sang nouveau etc…
Une mémoire «greffée» ?
M. Sand n’admet pas cette séparation hermétique entre les juifs et les autres, entre, comme il l’écrit, «eux et nous». Selon lui, les frontières ont été bien plus poreuses. Cette mémoire inventée, il va même jusqu’à écrire, «greffée», fruit de l’imagination ou d’une idéologie de l’historiographie moderne, serait, selon l’auteur, une mémoire artificielle, une notion qui intervient ici sans être ni expliquée, ni même introduite. En fait, les juifs auraient tout inventé, même leur nom et jusques et y compris leurs ancêtres, les patriarches. Redonnons la parole à l’auteur : (p 29)
Ce peuple, auquel s’identifie le juif israélien et qu’il considère comme le plus ancien de tous les peuples, a connu l’errance de l’exil pendant près de deux mille ans, au cours desquels il ne s’est ni enraciné ni fondu parmi les «gentils», aux côtés desquels il a vécu. Ce peuple a subi une très grande dispersion : ses tribulations éprouvantes l’on mené au Yémen, au Maroc, en Espagne, en Allemagne, en Pologne et jusqu’au fin fond de la Russie, mais il est toujours parvenu à préserver d’étroits liens du sang entre ses communautés éloignées, de sorte que son unicité ne s’en est pas trouvée altérée.
On l’aura compris, derrière ces remarques inutilement ironiques, c’est bien cette mémoire «greffée» que l’auteur récuse au motif qu’elle serait fantasmagorique. Pour quelles raisons ? Parce qu’il est évident que des groupes humains vivant côte à côte ne peuvent pas ne pas s’être, à des degrés divers, rapprochés les uns des autres. Appliquée intelligemment et sans idée préconçue, cette règle humaine est absolument valide. On rappellera même une jolie formule des médiévistes allemands qui résume bien cette situation : wie es sich christelt, so judelt es sich (comme les chrétiens d’un lieu, ainsi les juifs de ce même lieu).
Ici, il convient de ne pas confondre, malgré la sensation douloureuse de l’auteur, un peuple et une race. C’est malheureusement l’erreur fatale de cet ouvrage La Bible hébraïque fut la première à établir la thèse du monogénisme. Et l’exégèse traditionnelle a explicité son intention : l’humanité est, certes, diverse mais son origine est unique. D’où l’unicité de l’Adam biblique : Dieu aurait pu en créer plusieurs. Pourquoi ne l’a-t-il pas fait ? Afin, répond le Talmud, que nul ne puisse dire à son prochain, je descends de l’Adam n° I tandis que toi tu descends d’un Adam n° 18 ! C’était la meilleure manière de couper l’herbe sous les pieds de toute théorie raciste.
M. Sand reproche aussi à ses collègues historiens d’Israël de ne pas remettre en question les idées reçues (sur l’antiquité et l’homogénéité du peuple juif) et de continuer de prendre pour argent comptant le postulat suivant : est juif le descendant du peuple, contraint à l’exil, il y a deux mille ans. Il est évident que cela n’est pas vrai à cent pour cent, mais c’est tout aussi loin d’être faux à cent pour cent. Depuis Hérodote jusqu’à nos jours, l’écriture de l’Histoire, l’historiographie, a fait débat. Quid des livres d’historie des écoles primaires qui présentaient les Gaulois comme nos vrais ancêtres, à nous et aux habitants de nos anciennes colonies d’Afrique noire ? Quid de l’épopée napoléonienne (ainsi que nous la nommons) ? Mais allez voir comment les manuels d’histoire allemande nomment Napoléon… Et la Révolution française ? Nos voisins européens ne sont pas unanimes à y voir une évolution positive des mœurs politiques, surtout quand il est question de l’époque de la Terreur…
L’auteur se demande à la fin de ce chapitre introductif si un peuple juif a réellement existé pendant plusieurs millénaires là où tous les autres «peuples» se sont fondus ou ont disparu ? (p 34) Il se demande même si un exil du peuple de Judée a bien existé ou s’il ne s’agit pas d’un mythe christologique que la tradition juive aurait opportunément repris à son compte ? L’auteur résume assez clairement la thèse qui parcourt son ouvrage : le judaïsme est une «culture-foi» importante (sic) et non la culture nationale d’un peuple unique… ( p 35). Il semble difficile de se représenter ce que signifie exactement une telle culture-foi… Pourquoi créer ce syntagme ? Pour cacher une inaptitude à résoudre un problème important et éviter de mentionner la composante religieuse de l’idée nationale juive qui apparaît à l’auteur comme un repoussoir, un véritable épouvantail. Il reconnaît, cependant, que son entreprise n’est pas dépourvue de subjectivité et que son auteur n’est pas indemne de toute inclination idéologique… (p 37) Que de précautions oratoires pour souligner une évidence.
La trilogie livre, peuple, terre
Le premier chapitre de ce livre constitue une longue digression sur la fabrication (sic) des nations, les faisant passer pour des créations artificielles. De temps en temps, l’auteur rattache ses développements au sujet qu’il entend traiter, à savoir la venue à l’être du peuple juif. L’essence du judaïsme, ou, si l’on préfère, l’identité juive, a toujours été une identité éclatée, en raison, précisément, des vicissitudes de son histoire : mais est-ce suffisant pour prétendre qu’elle n’existe pas ou qu’elle n’est que le résultat d’un montage ou d’un artifice ? Cette identité peut très bien mettre l’accent alternativement sur sa composante nationale, religieuse ou simplement culturelle, au sens large du terme. Ou sur les trois à la fois. Même la littérature traditionnelle, issue des milieux dirigeants les plus cultivés et les mieux informés, avait conscience de construire ou de reconstruire une histoire, de définir une identité en rapportant à -587 des événements censés s’être déroulés à l’époque patriarcale (dont on conteste l’existence même) ou du temps de la sortie d’Egypte. Mais cette évidence, ce lieu commun, traîne dans tous les bons manuels qui traitent de ce sujet… Et on ne parle même pas d’Abraham, devenu la personnalité tutélaire du monothéisme, qui n’a jamais existé tel que le décrivent les chapitres 12 à 25 du livre de la Genèse… Or, Abraham, situé par une filiation spirituelle aux origines du peuple hébreu ou judéen, n’était pas du cru car venu d’ailleurs, en l’occurrence de basse Mésopotamie. Ce n’était donc pas un autochtone… Mais comme l’explique bien Marcel Détienne, c’est une autochtonie venue d’ailleurs… Qui donc pourrait s’enorgueillir d’être un vrai autochtone sur cette terre ? Est-ce suffisant pour trancher le lien unissant Abraham aux trois grandes religions monothéistes, lui, le descendant d’idolâtres ?
Le commentateur traditionnel le plus connu de la Bible hébraïque et du Talmud, Rashi (XIIe siècle) de Troyes, a exercé son ingéniosité exégétique sur les chapitres du livre de l’Exode relatant les conditions d’existence de ce groupe humain qui allait devenir le peuple d’Israël. Conscient des difficultés présentées par le texte biblique et par le caractère un peu elliptique du récit, il définit comme suit les caractéristiques qui distinguaient les enfants de Jacob des Egyptiens : les Bené Ya’akov ont conservé leur langue d’origine, n’ont pas changé leurs noms et n’ont pas divulgué leurs secrets (lo guillou et sodam)… Mais bien avant cet auteur médiéval, la littérature traditionnelle (talmud et midrach) s’extasiait devant ce miracle qui consistait à extraire un peuple du sein d’un autre peuple. Et cela a tellement impressionné la conscience juive que celle-ci a intégré ce passage dans le récit de la sortie d’Egypte (ha-nissa Elohim la-vo la-qahat lo, goy mi-qérév gyo…)
C’est probablement à ces sages que semble faire allusion M. Sand en écrivant ceci :
l’idée d’une identité ancestrale première, la représentation d’une continuité généalogique à fondement biologique et la conception d’un peuple-race élu ne sont pas des éléments surgis de nulle part, apparus par hasard au sein des groupements humains. Seule la présence constante de lettrés a permis la cristallisation d’une conscience nationale, qu’elle soit ethnocentriste ou civique. Celle-ci a toujours eu à son service des producteurs de culture érudits… pour se rappeler et fixer ses représentations historiques (p 80)
L’auteur parle de nouveau de cette fameuse classe d’érudits, dotés d’un bilinguisme leur permettant de traduire à destination des masses incultes des messages qu’ils ont préalablement puisé aux meilleures sources : autres épopées nationales, missives diplomatiques rédigées dans des langues étrangères etc… (p 93) :
Ces intellectuels construisirent un passé cohérent et continu, unifiant le temps et l’espace à partir d’événements qui s’étaient déroulés au sein d’entités politiques diverses et sans aucun lien entre elles, et ainsi fut créée une longue histoire nationale remontant au début des temps.
On devine, à travers les lignes, le procès intenté aux scribes et rédacteurs bibliques, responsables de l’historiographie deutéronomiste, aux chronistes, véritables chroniqueurs royaux au service de la dynastie davidique et auxquels nous devons l’exaltation du règne de David et plus encore, celui de son fils Salomon, bâtisseur du Temple.
Mais ce n’est pas suffisant pour l’auteur, il lui faut encore détruire ce qu’il nomme avec mépris «la sainte trinité Livre-peuple-terre». Cette démesure atteint parfois des dimensions insoupçonnées : ainsi, lorsqu’il évoque des généraux de Tsahal, ces anciens chefs d’état-major qui se piquaient d’archéologie au point de devenir, par la suite, orfèvres en cette matière. Au lieu de rendre hommage à de grands soldats que le métier des armes n’avait pas transformé en brutes épaisses mais en hommes de culture, voire même parfois en érudits, l’auteur juge qu’ils ont tenté de faire jouer à leurs découvertes archéologiques un simple rôle ancillaire au bénéfice de leur idéologie nationale : Dayan et Yadin, et dans une autre mesure, Aharoni, ne trouvent pas grâce aux yeux de l’historien, pas même l’archéologue, fils de pasteur, William F. Albright, accusé d’être trop fidéiste et trop ouvert à la version de la Bible, qui, par essence, ne saurait prétendre à la vérité, selon M. Sand.
Les conversions et l’apport d’autres peuples
Tout en reprochant à ses adversaires idéologiques de bâtir sur du sable et de ne pouvoir alléguer aucune preuve sérieuse pour étayer leurs dires, M. Sand n’hésite pas, lui aussi, à se lancer dans des constructions que rien ne vient soutenir. Ainsi dans les pages 175s où il échafaude des théories qui seraient géniales si elles n’étaient tout simplement fausses.
On a vu supra que le peuple d’Israël pouvait avoir été, entre autres, le résultat de l’évolution démographique des anciens habitants de la terre de Canaan, en somme des autochtones. Cette idée était connue depuis fort longtemps. Les premières tribus sémitiques se dirigeant vers le territoire qui allait devenir la terre d’Israël pourraient fort bien en avoir rejoint d’autres dont elles se sentaient très proches. C’est probablement ce qui a dû se produire entre les Bené Israël et le Bené Ya’akov. Alors que le livre de la Genèse se contente de dire pudiquement qu’il ne s’agissait que d’un changement de nom alors qu’il y eut, de fait, une véritable fusion entre deux clans ou deux tribus… Cette fusion peut très bien avoir donné le peuple d’Israël. M. Sand gauchit cette thèse, somme toute, assez acceptable au regard de l’histoire et de l’archéologie, de la manière suivante :
Leur (les rédacteurs bibliques) souci principal était de se différencier des habitants païens et ils inventèrent la catégorie d’ «Israël» comme peuple sacré et élu d’origine étrangère, face à Canaan, vu comme l’anti-peuple local de puisatiers et de bûcherons. (p 177)
Heureusement que M. Sand n’a pas lu Voltaire ni surtout les textes que cet auteur consacre à l’exégèse biblique ; il y aurait relevé des critiques plutôt acerbes concernant l’inconséquence du patriarche Abraham qui interdit que l’on donne une femme cananéenne à son fils Isaac tout en jetant lui-même son dévolu sur une compagne issue de ce même milieu, Quetoura…
L’exil de 70, une invention littéraire des milieux religieux
Le trame du chapitre III vise à montrer que la notion d’exil est tout aussi artificielle que les précédentes : ce ne serait qu’une reconstitution de bribes disparates et de fragments de la tradition. Mais lesquels, comment et pourquoi ? Nul ne sait et en tout état de cause, l’auteur reste muet sur ce point comme sur beaucoup d’autres. Il va même jusqu’à écrire (voir supra) que ce mythe fut créé par les Chrétiens et instrumentalisé ultérieurement par les juifs eux-mêmes qui en firent une sorte de trait d’union entre une terre qu’ils croyaient la leur et un peuple dont ils se prétendaient les descendants et les héritiers.
L’affirmation de M. Sand, selon laquelle ni les Assyriens, ni les Babyloniens n’auraient jamais déporté des peuples entiers, est contredite par l’histoire : qui a battu les Philistins, les a déportés loin de chez eux, a mis un terme leur existence en tant que peuple indépendant, pour qu’ils cessent de terroriser les cités balnéaires du levant, si ce n’est Nabuchodonosor, ce monarque babylonien qui a laissé d’affreux souvenirs dans la littérature traditionnelle ? Qu’ont donc fait les Assyriens au royaume du nord, celui d’Israël, qu’ils ont fini par détruire et par annexer en -722 ? Et si l’exil était une invention pure et simple des scripteurs et des rédacteurs bibliques, comment se fait-il qu’il fallut attendre deux millénaires pour que M. Sand nous l’apprenne?
L’absence d’objectivité des développements de M. Sand éclate dans cette phrase ( p 192) qui résume correctement sa position : les juifs ne furent pas expulsés de «leur patrie» par la force et ils n’y «retournèrent» pas de leur plein gré non plus. Le recours aux guillemets laisse songeur… Rien ne parvient à affaiblir les convictions granitiques et préconçues de l’auteur : les massacres de Titus, la mise à sac du Temple, la destruction de la ville de Jérusalem, la déportation des prisonniers, les viols, les destructions par le feu, l’interdiction de la ville sainte aux juifs, même les persécutions d’Hadrien, le fait de débaptiser la ville (Ælia Capitolina), tout ceci ne parvient à fléchir un auteur qu n’en continue pas moins de se demander le plus sérieusement du monde : d’où surgit donc le grand mythe de l’exil du «peuple juif» (les guillemets sont de l’auteur) après la destruction du Temple ? (p 187). Et si l’on rétorque que les chroniqueurs chrétiens parlent eux aussi de cet exil et de cette déportation, l’auteur répond que ce thème est une création de ces milieux qui voyaient en l’exil la punition divine pour l’exécution de Jésus…
Le troisième chapitre de cet ouvrage part d’un postulat qu’il tente, à tout prix, d’accréditer aux yeux du lecteur : depuis toujours –et quoiqu’en disent les textes normatifs de l’orthodoxie juive, l’accroissement de la population en dehors de la Judée s’est fait à l’aide de conversions massives, elles-mêmes le fruit d’un prosélytisme effréné… M. Sand note que peu d’historiens, même sionistes, ainsi qu’il les nomme, hésitaient à mettre en avant le couple destruction / exil. Pour lui, la majorité des Judéens, même s’il ne s’agit que de survivants, est demeurée sur place, suivant sa théorie qui veut que les vainqueurs n’ont jamais mis en pratique une politique de déportation et de déracinement : à la lecture de ces pages plutôt étonnantes, on apprend que la défaite et l’occupation de la Judée feraient plutôt figure de bonne affaire puisque l’économie aurait connu, en peu d’années, un redémarrage puissant, apportant une prospérité aussi nouvelle qu’inattendue à la population restée sur place.
M. Sand relève un point qui ne laisserait pas d’être intéressant s’il ne l’incluait dans sa démarche fortement teintée d’idéologie antisioniste : il s’agit de la date à partir de laquelle l’historiographie juive contemporaine fait commencer l’exil… Le grand historien Benzion Dinour (ministre de l’éducation dès 1951) et quelques autres le font commencer à partir de 700, à peu près à l’époque de la conquête arabo-musulmane. Dinour insiste sur la différence entre deux réalités politiques : l’abolition de la souveraineté des Judéens sur le pays, d’une part, et la soustraction de leur terre, d’autre part. Cette différentiation aurait conduit à une sorte de laïcisation de l’exil qui occupait désormais une place stratégique dans la vision ethnocentriste de l’historiographie sioniste… Tel est le jugement de M. Sand sur ce point. Un seul détail semble convaincant dans ce raisonnement : si la destruction de 70 avait été suivie d’une expulsion de la plus grande partie de la population judéenne, on ne s’expliquerait guère comment la révolte de Bar Kochba a pu avoir lieu, un demi siècle plus tard. Mais c’est bien le seul point.
La Septante, une Bible pour des convertis grecs ou pour des Judéens ayant désappris l’hébreu ?
Nul n’ignore la grande œuvre explicative, voire apologétique de Philon d’Alexandrie qui était un juif attaché à une pratique religieuse assez scrupuleuse et qui diffusait, à l’intention du monde païen, une image plutôt attirante et séduisante de la religion ancestrale. Cet homme qui ne savait pas l’hébreu mais qui nous a laissé des commentaires bibliques sublimes, utilisait la fameuse Bible des Septante dont L’Epître d’Aristée à Philocrate nous relate la préparation quasi-miraculeuse : soixante-dix sages œuvrant séparément, indépendamment les uns des autres, se retrouvent, une fois l’œuvre achevée… Et miracle ! toutes les versions sont identiques : le verbe divin étant parfait il n’existait donc qu’une seule façon de le rendre. On avait l’impression que la Bible fut, à cette époque, à nouveau révélée, mais cette fois-ci en grec…
Le récit d’Aristée visait simplement à conférer à la traduction grecque le même halo sacré que l’original hébraïque. Le pari des traducteurs ou des milieux commanditaires de cette Bible était de montrer que la sacralité du texte n’avait subi aucune déperdition en passant d’une langue à l’autre… Cette Bible devint, pour ainsi dire, le bréviaire des juifs hellénisés mais pas uniquement de ceux-ci, elle fut aussi très prisée par des Grecs devenus juifs. M. Sand parle d’une première génération de convertis portant des noms grecs, suivie d’une seconde génération, celle des enfants, dont tous les prénoms étaient à consonance hébraïque. Selon lui, c’est la preuve irréfutable de l’afflux de convertis venus grossir les rangs des communautés juives disséminées de l’aire culturelle grecque.
Les citations produites par M. Sand en faveur du fort mouvement de convertis en direction de la foi juive sont justes et contrebalancées par d’autres qui militent pour la thèse adverse… Il y a toujours eu des prosélytes en Israël et les docteurs du talmud (dont certains portent des noms grecs) enjoignent de les bien traiter. Et aurait-on oublié Onqelos le converti, l’homme qui traduisit le Pentateuque en araméen et dont la version fut entouré un halo de sainteté qu’elle a conservé depuis sa naissance… La tradition commande donc de lire chaque vendredi matin deux fois la version hébraïque de la péricope hebdomadaire et une fois celle d’Onqelos : c’est là un véritable processus de canonisation. Mais les vicissitudes de l’histoire juive ont, par la suite, établi une séparation presque hermétique entre les êtres nés juifs et les candidats à la conversion. Toutefois, ce débat est très incertain en raison de l’impossibilité de dater avec précision les dicta talmudiques, nous privant ainsi de les éclairer grâce aux situations qui prévalaient jadis. Un passage talmudique nous livre une information intéressante sur le revirement de la tradition à l’égard de cette délicate question : passant en revue les noms portés par leurs coreligionnaires, les docteurs ont parlé des shetouké (ceux qui préfèrent garder le silence sur leur nom et donc sur leur origine) et les bedouké ( ceux qui avaient été examinés et au sujet desquels il n’y avait rien à redire). Mais M. Sand n’en parle guère ; il est vrai qu’il écrivait dans une précédente page 243 : les érudits … qui commencèrent à concevoir lentement le creuset où serait coulé l’acier (sic) de la loi de cette minorité obstinée… Déclaration plutôt inattendue sous la plume d’un historien.
L’auteur revient sur les centres judéens existant en Méditerranée et d’autres régions d’Europe et d’Afrique bien avant la période du second Temple. C’est un fait connu puisque ce sont ces milieux producteurs auxquels nous devons certains passages du livre de la Genèse (l’épisode de Joseph de Gen. 37 à 50) et le rouleau d’Esther, sans omettre des chapitres du livre de Daniel : deux textes qui semblent vouloir démontrer qu’on peut bien vivre en adepte sincère de sa religion, même dans un milieu étranger, loin de sa terre d’origine. Mais l’auteur va plus loin car selon lui, le prosélytisme juif aurait été particulièrement actif et serait responsable de l’accroissement considérable de la population d’Israël, bien plus que la reproduction naturelle de ces mêmes groupes d’exilés. En p. 210 M. Sand écrit : le, peuple se multiplia en engendrant des «descendants d’un type différent…» Vers 125 avant notre ère, Jean Hyrcan conquit l’Idumée et favorisa la conversion de ses habitants en leur imposant la circoncision. Mais contrairement à ce qu’affirme l’auteur, cette mesure fut prise pour rendre envisageables les mariages entre les deux nations. Le prosélytisme a, certes, existé, et la mention de dames patronnesses de Rome, tentant de respecter le chabbat, n’est pas un mythe. L’auteur cite quelques passages connus d’auteurs comme Tacite, Dion Cassius, Cicéron, Juvénal etc… qui s’inquiètent de l’expansion de la religion juive au sein de l’empire romain.
Un autre aspect, concernant cette fois-ci, non plus les païens mais les Palestiniens d’aujourd’hui, retient un peu l’attention de M. Sand qui s’en réfère à un écrit hébraïque ancien et peu connu, dû à David Ben Gourion et à Itshaq Ben Zwi (1920). Ces deux leaders sionistes s’interrogeaient alors sur le sort des paysans judéens qui étaient restés à la glèbe ancestrale après la catastrophe de 70. Les deux auteurs ébauchèrent une thèse, abandonnée depuis, selon laquelle les Palestiniens d’aujourd’hui seraient d’ascendance judéenne lointaine, en somme les descendants de juifs convertis lors de la conquête musulmane au VIIe siècle… Pour quelles raisons les juifs du VIIe siècle auraient-ils pris le turban ? L’auteur avance plusieurs possibilités : la proximité des deux croyances et des deux langues, la soustraction à des impôts littéralement confiscatoires imposés aux populations non musulmanes, la volonté de mieux s’intégrer dans le nouveau contexte socio-politique… Mais cette thèse fit long feu et disparut de l’agenda politique jusqu’au jour où un autre chercheur, plus récent de l’Université de Tel Aviv , Abraham Polak, tenta de la remettre d’actualité… En fait, problème reste entier : que sont donc devenus les agriculteurs et paysans judéens qui sont restés attachés à leur terre depuis le VIIe siècle ?
Juifs sefarades et ashkénazes, descendants de convertis ?
La suite de ce livre fait apparaître son auteur plus comme un démographe que comme un authentique historien généraliste. Certes, il pose des questions intéressantes mais s’oriente constamment, quant aux réponses, vers l’hypothèse de conversions massives de populations entières, soit en Afrique du nord ou en Europe. Ce serait intéressant si la lecture de si longues digressions et de si longues citations tirées d’autres ouvrages ne finissaient par lasser le lecteur. En gros, si on laisse de côté, l’habillage et le tissu conjonctionnel, les sefarades seraient, entre autres, les descendants de Berbères convertis, et les ashkénazes les rejetons des Kazares ou d’autres groupes ethniques de Russie et d’Ukraine. On n’a rien contre les conversions mais il faut bien reconnaître que nous tenons là le principe explicatif de prédilection de notre auteur qui ne voit que des convertis partout… Au fond, même Abraham dont l’humanité se réclame par une authentique filiation spirituelle, est un converti, un converti au monothéisme proprement dit.
La formulation la plus lapidaire mais qui résume bien l’intention profonde de l’auteur, se trouve en page 345 :
L’ironie de l’histoire veut qu’hommes et femmes devenus adeptes de la religion de Moïse vécurent entre le Don et la Volga bien avant qu’y apparaissent les Russes et les Ukrainiens et il en va exactement de même pour ceux du pays des Gaules qui y résidaient bien avant l’invasion des Francs. Le même phénomène se retrouve en Afrique du Nord, où les Puniques se convertirent avant l’arrivée des Arabes, ainsi que dans la péninsule ibérique où se développa et s’épanouit une culture de croyance juive avant la Reconquista chrétienne. Contrairement à l’image du passé, tracée par les chrétiens judéophobes et récupérée par les antisémites modernes, les catacombes de l’Histoire ne recèlent pas un peuple-race damné et exilé de la Terre sainte pour fait de déicide et qui, sans y avoir été invité, serait venu s’installer au sein d’autres peuples.
Une enquête historique authentique ne grossit pas les traits…
Au fond, tout comme les auteurs de la Genèse, de l’Exode ou du Deutéronome, M. Sand réécrit l’Histoire à sa façon. Quand il conteste –et il en a parfaitement le droit- la quête identitaire judéo-rabbinique (expression que nous préférons à la sienne d’ethno-ccentriste qui rappelle comme le mot völkisch de très mauvais souvenirs), orientée dans un certain sens et une certaine direction, il tombe dans les mêmes travers qu’il dénonce : là où cette thèse édifie unilatéralement sans se soucier de ce qui ne vise pas le même but, la sienne propre déconstruit avec le même acharnement. En page 348, il qualifie ses adversaires de croyants acharnés et parle de leur séparatisme communautaire… Il revient pesamment sur toutes ces conversions qui ont émaillé le devenir des juifs ; il aurait pu aussi, pour mieux consolider sa thèse de l’hétérogénéité du peuple juif, parler des viols des Cosaques de Chmilnielki de 1648, remonter à ceux des Croisades près d’un demi millénaire auparavant, et aussi, pourquoi pas ?- à l’an 70…
Les soi-disant recherches biologiques portant sur on ne sait quel ADN juif ou sur des gènes prétendument réservés à la classe sacerdotale juive (les cohanim) ne font pas sen et auraient dû infirmées par la thèse fondamentale, évoquée plus haut, du monogénisme biblique, repris pour les commentaires midrachiques. Si des esprits égarés ont sciemment confondu dans leur désarroi endogamie stricte et un semblant de race, l’auteur n’avait nulle de leur accorder tout son dernier chapitre qui nous renseigne bien sur des tentations désolantes dont l’inanité saute aux yeux : ces ressemblances rapprochant les Israéliens des populations kurdes plutôt que des Palestiniens, eux-mêmes purs produits de mélanges avec d’autres ethnies arabes ou islamisées ne veulent rien dire. Et il est regrettable qu’une partie de la presse qui a popularisé ce livre se soit arrêtée pesamment sur ce point.
Ce livre attire incontestablement l’attention du lecteur patient et stoïque sur certains aspects de l’historiographie juive contemporaine. Mais il ne réussit pas à ruiner le lien indéfectible unissant le peuple d’Israël à la Tora d’Israël et à la terre d’Israël. Ce lien a permis à ce peuple de supporter les pires outrages : la déportation et l’extermination presque totale. Et en dépit de toutes ces épreuves il a maintenu sa foi en l’antique croyance et en l’antique promesse. Et il a mis dans la bouche de l’un de ses tout premiers prophètes : ou-bekhol zot Shimkha lo shakhahnou, na ! al-tishkahénou : et malgré tout ce que nous avons subi, nous n’avons jamais oublié Ton Nom, de grâce ne nous oublie pas !
Apparemment, l’auteur, pourtant né sur cette terre, qui y a grandi et qui y vit, l’a oublié.