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Et Nietzsche a pleuré, de Irving YALOM, 2010

Et Nietzsche a pleuré, de Irving YALOM, 2010

 

Et Nietzsche a pleuré, de Irving YALOM, 2010

 

Préambule

Ceux qui visitent ce blog régulièrement se souviennent sans doute du long compte-rendu sur un précédent ouvrage du même auteur, intitulé La méthode Schopenhauer : il s’agissait de guérir les malades mentaux, tous ceux qui souffrent des peines psychologiques, par la philosophie de l’auteur du Monde comme volonté et représentation. Ce fut un livre remarquable que j’avais lu de la première à la dernière ligne en rendant hommage (un hommage mérité) à un grand auteur pour ses qualités littéraires et son sens de l’intrigue.

Cette année, durant les vacances estivales passées sous l’implacable soleil du Néguev, on m’a offert le tout nouvel ouvrage de Yalom, Et Nietzsche a pleuré. Je n’y ai pas trouvé la même substance que le précédent mais j’ai dévoré le livre avec l’impatience que vous pouvez deviner.

 

Vienne en 1882 et l’antisémitisme .

Vous vous demanderez sûrement pourquoi l’auteur a jeté son dévolu sur cette année là, 1882. Pour la seule raison que Friedrich Nietzsche, né en 1844, n’a plus que dix-huit années à vivre au cours desquelles il sombrera dans la folie et la démence la plus profonde. Evidemment, tout est fictif dans ce roman de psychothérapeute, mais les personnages principaux ont existé, même s’ils ne se sont jamais rencontrés. Alors que Yalom les fait parler entre eux.

Les années quatre vingt du XIXe siècle sont une époque charnière, un temps axial, pour les juifs d’Europe de l’est (Galicie, Ukraine, Podolie etc..) qui affluent en Autriche, et singulièrement à Vienne  dont le symbole bi monarchique leur inspire confiance. Un peu plus tard, du temps du maire antisémite de Vienne, Karl Lueger, près d’un habitant sur quatre sera juif. Ce qui attisera un antisémitisme dont par exemple la propre sœur de Nietzsche ne sera pas exempte, Elisabeth Förtser-Nietzsche, la sœur abusive qui falsifiera l’œuvre posthume de son cher frère et offrira sa canne au… Führer !

A côté d’un immense prolétariat juif qui végète dans la misère et ne subsiste que  grâce à des aides communautaires, il y avait une fine couche de gens très aisés à la tête d’immenses fortunes qui leur ouvrent les portes non seulement des universités et des salons littéraires, mais aussi de l’aristocratie viennoise.

Cette entrée massive des juifs dans la bourgeoisie viennoise, parfois très peu discrète et accompagnée d’un luxe tapageur, enflamma les envies et la jalousie de ceux qui avaient perdu leurs propriétés terriennes, leurs biens d’un autre âge et qui faisaient désormais figure d’aristocrates désargentés, incapables d’entretenir des châteaux dont ils durent se séparer. Evidemment tous ces déclassés, tous ces laissées pour compte reportaient leur ressentiment sur les juifs qui leur semblaient responsables de tous leurs maux. La mutation rapide qui s’empare des sociétés européennes de l’époque remet en question bien des situations : les partisans de l’ordre ancien ne pouvaient admettre d’être dépossédés. Les juifs offraient un excellent abcès de fixation, un véritable exutoire que les autorités politiques utilisaient bien volontiers.

A l’université aussi, les juifs firent merveille, tant dans les sciences humaines que dans les sciences exactes, la médecine, les arts, la musique etc…

Le fameux Dr Josef Breuer, le curieux psychothérapeute de Nietzsche et protecteur du  Sigmund Freud, encore étudiant en médecine et m’ayant pas du tout trouvé sa voie, fit partie de ces jeunes et talentueux juifs qui parvinrent à se faire une place au soleil au terme d’inlassables efforts.

 

L’intrigue : Lou Salomé, Paul Rée, le Dr Breuer et Nietzsche

 Précédé d’une solide réputation d’excellent psychothérapeute, ayant dû, malgré cela, renoncer à une brillante carrière de professeur en raison de ses origines juives, le Dr Breuer est une figure connue et reconnue à Vienne. Bien qu’orphelin à un jeune âge, Josef Breuer réussit à s’allier à l’une des plus opulentes familles juives de Vienne en épousant une jeune fille Altmann qui lui apportera une dot considérable (maison de maître, fonds monétaires, relations etc).

Un beau jour, le praticien reçoit un billet d’une inconnue qui lui demande, voire lui impose, un rendez vous pour une consultation. Cette jeune et belle Russe de 21 ans n’est autre que Lou Salomé qui accompagne deux hommes un peu spéciaux en Suisse, Nietzsche et Paul Rée. En principe, elle était là pour des travaux d’écriture en raison de la faiblesse oculaire de Nietzsche, mais avec le temps une idylle étrange se noue et c’est dans les bras de l’ami dévoué du philosophe que la jeune fille trouve l’amour. L’auteur d’Ainsi parlait Zarathoustra le prend très mal, ce qui n’arrange en rien ses crises d’angoisse. Il s’estime trahi à la fois par celui qu’il croyait être son ami, et aussi, par la gent féminine.

C’est de tout cela que la jeune femme est venue parler au Dr Breuer en lui faisant jurer de ne rien dire à son futur patient. Ne craignant pas l’hyperbole, elle va jusqu’à dire que de la guérison du philosophe, né en 1844 (on est en 1882) dépend l’avenir de toute la philosophie allemande.

L’auteur nous décrit un Nietzsche menacé par la maladie mentale, un véritable psychopathe… Après maintes péripéties, Nietzsche fait enfin face au Dr Breuer qui est frappé par sa forme physique et mentale alarmante. Lou Salomé avait, auparavant, fait remettre à Breuer un exemplaire de deux oeuvres nietzschéennes, Humain, trop humain et Le gai savoir. Le Dr Breuer est censé avoir un petit avantage sur son patient qui ignore absolument que sa rencontre avec son thérapeute a été arrangée et ne doit rien au hasard.

Un détail doit être rappelé : Nietzsche refuse obstinément de se remettre entre les mains de Breuer, qui a pourtant soigné une pariente aussi célèbre que Bertha Pappenheim, jeune fille fantasque dont il était vaguement tombé amoureux au point d’en être obsédée et de ne plus honoré son épouse légitime Mathilde, laquelle lui avait donné quatre enfants.

Le talent de Yalom est d’introduire dans les conversations du médecin et de son philosophe de patient des thèmes nietzschéens : Deviens qui tu es… (Werde, wer Du bist). On rencontre aussi la question de l’être, centrale chez Nietzsche, comme la problématique de la vérité qui retient l’attention de tout penseur. Breuer semble subjugué par la personnalité de Nietzsche qui lui envoie au visage des phrases du genre : l’ultime privilège des morts est de ne plus avoir à mourir… On croirait lire les versets de l’Ecclésiaste pour qui ce ne sont pas les morts qui doivent s’estimer bien partagés, mais ceux qui ne sont jamais nés ! Horrible ! Ou encore la définition de la vie comme un rayon de lumière entre deux néants, l’un pré natal et l’autre post mortem.

Mais c’est la phrase, Deviens qui tu es, qui impressionne le médecin et précipite son désir d’entrer en thérapie. Et c’est alors que s’opère un changement du tout au tout, une véritable révolution de perspectioves.

Le médecin demande à son patient le philosophe, de le soigner, de le guérir de son mal qui a nom la maladie du désespoir..

 

La philosophie comme psychothérapie

Voyant que Nietzsche refuse de se livrer, d’en dire plus sur son mal qui lui occasionne des migraines de très longue durée, Breuer l’attaque frontalement et lui dit tout bonnement qu’il profite de sa maladie pour se dérober à toute responsabilité : pas d’enrôlement dans l’armée, pas de mariage, pas de travail à l’université de Bâle qui lui sert une modeste retraite. Nietzsche accuse le coup mais cela ne parvient pas à l’ébranler entièrement. Breuer lui explique que cette angoisse qu’il ressent lui sert de carburant pour penser et écrire une œuvre.

Nietzsche rappelle qu’il philosophe avec le marteau, qu’il diffère des autres professeurs de philosophie, qu’il écrit ses livres avec son sang, façon de dire qu’il vit sa philosophie au lieu de se contenter de l’excogiter ex cathedra.

Breuer ne sait vraiment pas s’y prendre avec ce patient qui le tient en échec et auquel il s’est attaché au point de lui faire la surprenante proposition suivante : Nietzsche devrait accepter de séjourner comme patient dans une clinique où il a des lits à sa disposition, donc sans avoir à bourse délier.

Nietzsche s’interroge : comment vous guérir de votre désespoir ? Qu’est ce à dire ? Il flaire le subterfuge mais finit, lui aussi, par se laisser envahir par une empathie naissante. Breuer se sent gagner par la lassitude, le temps qui passe, la vieillesse qui va arriver et, au bout du parcours, le grand trou noir d’où nul n’est jamais revenu.

L’accord est agréé par les deux parties : chaque matin, les deux hommes se reverront pour parler des problèmes du médecin . Cet homme a, on se le rappelle, été fasciné par la phrase : deviens qui tu es. Il se dit qu’il a troqué sa vraie vie pour une vie arrangée, convenue, réglée d’avance. Il se sent prisonnier de liens sociaux qui ne lui importent plus. Et par dessus tout, il est obsédé par le corps de la jeune Bertha Pappenheim à laquelle il consacre près de deux heures chaque jour que Dieu fait. Au point que son épouse Mathilde exige le renvoi d’une secrétaire un peu trop intime et l’orientation de Bertha vers un autre confrère. Breuer cède mais est gagné par un profonde sentiment de culpabilité. Voilà un médecin qui n’aime plus sa femme, n’est plus attaché à sa famille et rêve de tout quitter, y compris sa pratique. Et ce qui l’affecte par dessus tout, il ressent une attirance pour une patiente, ce qui va à l’encontre de son serment et de toute son éthique professionnelle.

Au cours de leurs séances, tous les sujets sont évoqués : la femme, l’amour,  la famille, le mariage (mieux vaut briser son mariage que d’être brisé par lui) , le plaisir, les phantasmes, bref, le sens de l’existence.

 

Nietzsche : contre l’idéalisation de la femme

En allemand, pour dire démythifier, désacraliser, désenchanter une chose, la dépouiller de son charme ensorceleur, on utilise le verbe entzaubern qui donne le substantif Entzauberung. Or l’auteur du Zarathoustra  a fait avec les femmes des expériences assez étranges. Tout d’abord, il perdit son père à l’âge de cinq ans. C’était un pasteur luthérien qui ne devait pas être très commode, mais cette soudaine disparition et à un si jeune âge fit du petit Friedrich un être élevé par des femmes exclusivement : sa mère, ses tantes et sa sœur, l’irascible et intraitable (et antisémite) Elisabeth qui n’hésite pas à reprocher sa judéité à Paul Rée.

Au cours des séances de psychothérapie destinées au médecin, Nietzsche se livre un peu –mais sans le savoir- sur le sujet : il dit avoir été trahi par une femme mais ignore que Breuer connaît l’identité de la coupable putative : Lou Salomé qui, non contente d’avoir refusé les avances du maître, est allée se jeter dans les bras de son ami, brouillant les deux hommes pour toujours.

Et pourtant, nous savons que Nietzsche finira lui aussi par céder à l’attrait du sexe de la femme puisqu’il en mourra même au terme d’affreuses souffrances. En Italie où il aimait à passer l’hiver, il recourut aux services d’une belle prostituée, atteinte d’une maladie sexuellement transmissible. Cette syphilis, jadis si mal soignée, l’emportera, hélas.

Ayant jadis fait un travail en allemand sur le Zarathoustra de Nietzsche et la Bible (Université de Greifswald), je me souviens d’une phrase que Nietzsche avait écrite dans Ainsi parlait Zarathoustra : je voudrais que la terre fût saisie de tremblements lorsqu’un demi Dieu s’accouple à une petite oie….

En fait, Nietzsche n’a pas su contenir le cas de Lou à un statut individuel et en a fait une généralité. L’homme est fait pour la femme et la femme pour l’homme. Certes, les divorces et les tromperies ne datent ni d’hier ni d’avant-hier ; mais il serait injuste de les imputer exclusivement à la nature féminine.

 

Sigmund Freud et Josef Breuer

On ne comprendrait pas la teneur de ce livre si on ne parlait pas du rôle du jeune étudiant en médecine, Sigmund Freud. Il est le bienvenu à la table de la famille Breuer et Mathilde a pour lui une tendresse particulière. Certes, Yalom donne des indications, notamment que le jeune homme note scrupuleusement tous ces rêves et aime  à interpréter ceux des autres.

C’est avec Freud que Breuer se concerte lorsqu’il se saisit du cas de Nietzsche. Freud est sceptique quant à la décision de Breuer de se faire soigner par un philosophe…. malade.

C’est encore sur les épaules du jeune étudiant que repose le point nodal du livre car c’est lui qui hypnotise son protecteur qui se sert de cette expérience inédite  pour exorciser son mal être.

Le recours à Freud permet de visiter les plus beaux cafés de Vienne et ses pâtissiers, notamment le Demehl où l’on voit le jeune homme engloutir des gâteaux particulièrement savoureux.

 

Conclusion

Dans ce livre comme dans le précédent, Yalom a montré avec brio que la psychothérapie pouvait s’appuyer sur un système philosophique, même aussi extrémiste que celui de Nietzsche. Peut-être a-t-il aussi cherché à marquer les limites de la psychanalyse et de la psychothérapie. Car au fond, le livre s’achève sur un happy end.

Au terme du livre, on peut lire un épilogue où Yalom reconnaît que Nietzsche et Breuer ne se sont jamais rencontrés mais que cette rencontre aurait pu avoir lieu, voire même qu’elle fut programmée par les amis de Nietzsche, inquiets de voir sa santé péricliter si rapidement. C’est en tout cas le contenu d’une lettre qu’une spécialiste de Nietzsche, chargée d’établir une édition critique de sa correspondance officielle a montré : un des amis du philosophe aurait même projeté de l’enlever pour le conduire à Vienne. Ce ne fut pas le cas. Et Nietzsche sombra dans la démence jusqu’à sa mort en 1900.

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