En analyse avec Freud, de Manfred Pohlen, Paris, Tallandier, 2010
Comment un philosophe en vacances occupe ses journées au bord de l’eau ? En lisant des livres qu’il n’a guère le temps ni l’opportunité de parcourir en temps normal. Et croyez moi, je découvre des choses. Et notamment depuis que j’ai relu le Moïse de Freud signé par le regretté Yerushalmi.
De quoi s’agit il dans ce livre de Manfred Pohlen ? Il s’agit de relater par le menu les séances d’analyse avec Freud en personne, sur la base d’enregistrements et de mises par écrit des échanges, le tout avec l’assentiment du père de la psychanalyse. Ce sont de véritables procès verbaux qui constituent l’ossature du livre car l’analysant, un psychanalyste Ernst Blum, avait confié à l’auteur toutes ces archives aux fins de publication.
La thèse principale de Pohlen est que la psychanalyse est une science d’origine juive et que Freud accordait une importance particulière à sa clientèle juive, notamment le fait que dans ses entretiens avec son patient Blum, il se soit retrouvé, plusieurs fois par semaine, en compagnie d’un autre juif. En somme, un séminaire de deux juifs. Derrière ce constat on découvre la hantise de Freud de ne pas avoir de continuateurs non juifs, aptes à propager sa doctrine. Des supports ou des canaux exclusivement juifs auraient conduit à une assimilation, abusive à ses yeux, entre la psychanalyse et le judaïsme. L’espit juif, oui, mais pas la religion, ni la théologie du judaïsme. Encore la fameuse distinction entre judaïsme et judiété…
Je ne crois pas que la psychanalyse soit une science juive, tout en étant persuadé que seul un juif, croyant ou mécréant comme Freud, était en mesure de l’exhumer des tonnes d’alluvions sous lesquelles elle se trouvait enfouie. L’auteur discute assez subtilement les dénégations de Freud au sujet de son enracinement dans la judéité ou le judaïsme et décide d’y voir la manifestation d’une appartenance ou d’une identité refoulée et / ou controversée.
Il est étonnant de découvrir un Freud qui agissait d’une manière particulière en présence d’un autre juif sur lequel il fondait de grands espoirs afin de propager son enfant, la psychanalyse, en Suisse notamment. On effleure aussi le sujet à propos de l’étrange mansuétude de Freud à l’égard de C.G Jung, dans le seul but de soustraire la psychanalyse à l’accusation d’être une émanation des juifs, ce qui aurait conduit à sa disparition dans une Autriche, voire une Europe, rongée par l’antisémitisme le plus virulent qui fût.
On pourrait penser que seul un praticien juif pouvait comprendre un analysant juif en rupture de ban avec son propre judaïsme. Blum avait une peur panique des pogroms et des persécutions dont les juifs avaient été les victimes désarmées durant des siècles. Il convint donc de s’en débarrasser, un peu comme Freud mais d’une manière différente. Blum était né à Bruchsal dans le Bad Württemberg et passa un peu de temps à Stuttgart avant de suivre sa famille, partie s’installer à Zurich. Ayant fini des études de médecine, il rencontra une jeune estonienne qu’il épousa plus tard et dont il eut deux filles. Cette union connut une fin tragique car cette femme partit dans son pays d’origine avec ses deux filles en 1940. Les Soviétiques qui avaient envahi le pays, l’envoyèrent au Goulag où elle mourut et Blum mit plus de deux ans à obtenir l’élargissement de ses deux filles grâce à l’intervention de l’ambassadeur de Suède à Moscou. Mais cela intervint bien après l’analyse qui eut lieu en 1922.
Je n’ai pas pu lire dans leur intégralité les 213 pages de procès verbaux des analyses, en revanche j’ai bien regardé les chapitres traitant des relations entre judaïsme et psychanalyse. Il est indéniable que seul un esprit juif, originellement, puisque Freud avait gommé, de son mieux, tous les liens entretenus avec sa religion de naissance, pouvait accoucher de la psychanalyse. Tout, dans l’esprit juif, tourné exclusivement vers l’exégèse du texte sacré, porte à interroger les grands événements de l’existence humaine avec un sens critique si aiguisé.
Quand vous commencez votre apprentissage des textes de la Tora, on vous soumet à toute la littérature midrashique qui cherche à savoir pourquoi le texte s’est exprimé ainsi et pas autrement. C’est un éveil sans pareil du sens critique, surtout quand on vient d’avoir cinq ans… Et je ne parle même pas des prières récitées chaque matin où il est question de l’âme, une notion qui ne nous intéresse généralement pas à cet âge là, même pour les plus doués d’entre nous.
Freud disposait donc de l’arrière-plan, du background nécessaire pour comprendre le langage de l’âme, même s’il a fini par convenir que celui-ci était obscène. Pohlen déclare avec conviction que la découverte de la psychanalyse fut conçue par son inventeur comme un pamphlet contre la vérité chrétienne, une véritable bombe menaçant ce qu’il nomme «le délire» ou «la mythologie» du christianisme. Petit à petit, on voit Freud se fondre, s’identifier à la personnalité de Moïse, prophète-législateur du peuple d’Israël et auteur putatif du Pentateuque, appelé l’Ecriture que des générations entière commentent sans discontinuer depuis des siècles, voire des millénaires. Dans cette posture, Freud apparaît comme le nouveau Moïse dont l’Ecriture révélée (de l’inconscient) n’est autre que la psychanalyse. Du coup, même les récits bibliques sur ce grand héros (qui n’a peut-être jamais existé) deviennent des symboles qu’il convient d’interpréter et de décoder tout comme la psychanalyse se targue de traduire en langage compréhensible ce que l’inconscient transmet dans les rêves. Et de même que Moïse a extrait les Hébreux de l’esclavage d’Egypte, ainsi Freud conduit son peuple vers les ports hospitaliers de la psychanalyse qui devient elle-même une sorte de Terre de promission…
Seul un juif pouvait faire cela. Pourquoi ? Mais parce que l’exégèse biblique, le passage du symbolique au texte clair, offrait le cadre idéal pour une telle entreprise. Avant les juifs, on ne connaît que les récits mythologiques d’Homère et d’Hésiode. Un certain Théagène de Rhégium, érudit grec du VIe siècle avant JC, aujourd’hui Reggio de Calabre, avait risqué quelques interprétations allégoriques, sorte d’exégèse non-littérale des récits d’Homère. On ne pouvait tout de même pas prendre au pied de la lettre le traitement irrévérencieux que Zeus fait subir à la déesse Era, archétype divin de la protectrice de la femme … La conscience hellénique avait fini par s’affiner avec le temps et comprit que de telles choses devaient avoir un sens obvie et un sens profond qui n’étaient pas nécessaire solidaires…
Bien avant l’exégèse talmudique, du midrash et d’autres méthodes herméneutiques, la Bible hébraïque contenait l’interprétation de certains rêves (dans la Genèse avec Joseph) et les récits paraboliques des prophètes (Isaïe, Jérémie, Ezéchiel) sans même parler d’Amos et de Zaccharie… On énonce une allégorie et on en propose la signification (hidda, mashal, nimshal etc…) J’ai évoqué il y a quelques semaines, mais dans ce même journal, les ascendants de Freud et la fameuse Bible offerte par son père, qui s’alarmait de voir son fils bien-aimé s’éloigner considérablement de la tradition de ses ancêtres !
Songez que Freud avait épousé une descendante du rabbin Jacob Bernays de Hambourg, élevée dans le respect des règles de la tradition. Il réussit tout de même à lui faire lâcher prise, une initiative qui finit pr inquiéter son géniteur Jakob Freud.
Ce livre contient parfois des longueurs et adopte aussi, de temps en temps, un ton polémique (en allemand : ein polemischer Unterton). Mais cela n’enlève rien à ses qualités intrinsèques. Il faut le lire pour mieux comprendre l’homme Freud et son monothéisme à lui, la psychanalyse/
Maurice-Ruben HAYOUN in
Tribune de Genève du 28 juillet 2012