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JUDA HA-LÉVI ET ABUHAMID AL-GHAZZZALI Deux théologiens adversaires de la philosophie

JUDA HA-LÉVI  ET ABUHAMID AL-GHAZZZALI

                Deux théologiens adversaires de la philosophie

 

         CONFÉRENCE A LA ynagogue rue Copernic à PAris

                le lundi 19 novembre 2012 à 19 heuresa

 

         Dans le cycle de conférences sur le dialogue des cultures, les religions et la philosophie, nous avons jusqu’ici, parlé de philosophes-théologiens ou de philosophes-herméneutes dont le postulat était le suivant : il existe un accord profond entre le donné révélé et le donné rationnel, entre la raison et la révélation.

         Mais nous devons ce soir rendre compte de deux exceptions assez similaires, à cette règle. Il s’agit donc de deux théologiens au sens strict du terme, qui eurent tous deux, chacun à sa manière, une formation philosophique considérable mais qui n’en devinrent pas moins de solides adversaires de la philosophie pour autant. L’un était musulman et se nommait Abuhamid Al-Ghazali, natif de Tus (1058) en Khorasan, dans l’Iran actuel, tandis que l’autre était un juif Juda ha-Lévi, né en 1075 à Tudèle. Tous deux écrivaient en langue arabe et il n’est pas exclu que le penseur judéo-arabe ait eu vent de l’œuvre anti-philosophique de son alter ego musulman plus âgé… tous deux prirent pour cible le legs philosophique gréco-musulman de leur temps. C’est-à-dire l’aristotélisme de grands penseurs de la falsafa : Al-Kindi, Al-Farabi, Ibn Sina, pour s’en tenir aux prédécesseurs d’Averroès qui croisera le fer avec Al-Ghazali, mais à titre posthume en réfutant son célèbre écrit Tahafut al-Falasifa par son moins célèbre Tahafut al-Tahafut

Et tous deux, le juif comme le musulman croyaient plus en la révélation qu’en la raison

       JUDA HA-LÉVI  ET ABUHAMID AL-GHAZZZALI

                Deux théologiens adversaires de la philosophie

 

         CONFÉRENCE A LA ynagogue rue Copernic à PAris

                le lundi 19 novembre 2012 à 19 heuresa

 

         Il y a évidemment aussi quelques différences : al-Ghazali est devenu un soufi, un mystique, vers la fin de sa vie. Ha-Lévi n’a pas manifesté d’attirance particulière pour quelque courant ésotérique que ce soit. Et de plus, les grands textes de la kabbale n’étaient pas encore en circulation, même le Bahir ne commencera à être cité que trois décennies après sa mort.

         Ces deux théologiens laissèrent derrière eux une marque profonde : al-Ghazali, en milieu musulman, reste, encore aujourd’hui, un adversaire lettré de la philosophie, notamment celle d’al-Farabi et d’Avicenne, et même du kalam, la théologie scolastique de l’islam. Ha-Lévi incarne dans l’histoire religieuse et intellectuelle du judaïsme l’homme qui refusa d’être un représentant juif de l’esprit grec qu’il honnissait…

 

Si l’on cherche bien, ce qui, par delà les différences énoncées unit ces deux théologiens, presque contemporains puisque le plus âgé, le musulman, quitta ce monde en 1111 alors que son alter ego disparut en 1141, on trouve les points suivants :

 

a)   tous deux parlaient et écrivaient en arabe

b)   tous deux avaient une solide formation philosophique

c)    tous deux défendaient la foi et la révélation contre la  spéculation philosophique et un rationalisme  qui nivelait tout

d)    tous deux, enfin, insistaient sur la notion de certitude (Bittahon chez les juifs) et al ilm al yaqin chez les musulmans)

e)    La connaissance de D- dans la mesure où elle est possible s’acquiert non pas par la raison mais par la Révélation. (On verra infra la notion de dawq chez Al-Ghazali)

 

ABUHAMID AL-GHAZALI (1058-1111)

 

         Al-Ghazali perdit son père à un assez jeune âge. Avant sa mort, celui-ci avait confié la garde ses deux fils à un ami soufi, d’où l’orientation future d’Abuhamid qui fut placé dans un pensionnat où il put, en compagnie de son frère, poursuivre de solides études en matières traditionnelles. Auteur fécond, il rédigea une autobiographie intitulée Al-munqid min al-Dalal[1] (littéralement : ce qui nous préserve de l’erreur). Ainsi que nous le verrons infra, toute l’action de cet homme consistait à parvenir à la certitude, à bannir le doute et avoir de Dieu la plus grande science possible qui fût…

 

         Voici une citation de cette autobiographie qui nous renseigne sur le caractère de cet homme :

 

Depuis mon plus jeune âge, j’étais animé de la volonté de saisir la signification véridique des choses : cela me venait instinctivement, par  une sorte de disposition naturelle, placée en moi par le Très haut, et qui n’était nullement le résultat d’un choix ou d’un calcul personnel. Ceci m’entraîna à rejeter les chaînes de tout conformisme servile. Et dès ma prime jeunesse, les croyances reçues par héritage perdirent toute influence sur ma personne.

 

         La vie d’Al-Ghazali peut se diviser en deux périodes de longueur assez inégale, si on laisse de côté ses années d’apprentissage. C’est l’année 1095 qui marque le tournant sur lequel nous reviendrons infra.

         Devenu un érudit  connu et respecté de l’islam, al-Ghazali aura droit au titre envié de khujat al-Islam, c’est-à-dire une preuve vivante de la véracité du message islamique.

         De 1091 à 1095, date de sa crise mystique et existentielle, il enseigne à la Nizzamiya de Bagdad, un prestigieux établissement d’enseignement supérieur islamique. Ici, on ne s’occupera que de ses publications anti-philosophiques, à savoir les Intentions des philosophes (Maqacid al-falaisfa), la Destruction des philosophes (Tahafut al-Falasifa) et ensuite Kitab al rad fi fada’ih al-Batiniyya (Réfutation des allégoristes). Ce dernier texte fut édité par le célèbre orientaliste judéo-hongrois Ignaz Goldziher en 1916.

 

         Au cours de la première partie de son existence, al-Gazzali se conduisit comme un scolastique musulman, adepte du kalam[2], la théologie rationnelle de l’islam. Mais au fur et à mesure qu’i prenait de l’âge, il contestait la valeur démonstrative et la véracité de cette méthode, de cette théorie de la connaissance, doutant qu’elle puisse jamais parvenir à l’authentique connaissance de Dieu. La question la plus préoccupante pour Ghazali fut celle des relations entre la science et la philosophie d’une part, la foi et l’appréhension de Dieu, d’autre part.

 

         La crise spirituelle qu’il traversa dès 1095 dura presque toute une décennie. Il cessa son enseignement à la Nizzamiya de Bagdad et distribua tous se biens aux pauvres. Il faut lire la description qu’il donne de cette crise qui s’abattit sur lui. Sa langue, dit-il, se dessécha au point de lui interdire de prononcer le moindre mot…  Il entreprit de longs voyages durant onze années, qui le menèrent à Damas, Jérusalem, Hébron, Médine, La Mecque et ensuite Bagdad, son point de départ.

Certains historiens pensent que cette retraite avait tout d’une fuite, à la suite de l’assassinat de Nizzam al-Mulkh, le théologien, craignant pour sa vie, quitta tout et s’en fut méditer sur Dieu… Je ne partage pas ce point de vue.

         Il poursuivit encore, quelques années durant, cette cure d’isolement, déclarant ne rien rechercher d’autre que le service de Dieu. Il ne reprit son enseignement que de manière épisodique et mourut dans sa ville natale de Tus en Khorasan. Au fond, on sent affleurer chez cet homme la même propension qui se fera jour chez un autre penseur arabo-andalou, Ibn Badja (ob. 1165) qui développera des thèses similaires dans son Régime du solitaire (Tadbir al-Mutawahhid). En somme, l’homme bon et vertueux n’a rien à attendre de bon de la société qui est intrinsèquement corrompue.

 

         Un certain nombre de questions restent posées sur la chronologie des œuvres d’Al-Ghazali : les critiques de la philosophie ont-elles précédé  le virage vers le soufisme et la crise spirituelle ou est-ce l’inverse qui est vrai ? Dans quelle mesure pouvons nous parler d’une sincérité de l’auteur puisque son œuvre traverse deux périodes opposées : la première, au cours de laquelle il fut un scolastique comme les autres théologiens musulmans de son temps, et la seconde durant laquelle il avait largement rejeté tout ce qu’il considérait comme étant l’héritage du passé ?

         La réponse à apporter à cette question est délicate, car même après sa conversion au mysticisme, Ghazali n’a pas cessé d’être un jurisconsulte et un théologien, à l’ancienne mode. C’est que, par la suite, il place la sphère du dawq ( la connaissance immédiate, intuitive) au dessus de la sphère de la raison, alors qu’avant cette période la raison passait pour une source de connaissance parfaitement fiable… (Mi’rac as-salikin).

Cette connaissance mystique, du dawq ressemble au mode de connaissance de tous les mystiques. Ce dawq est une sorte de lumière divine qui surgit dans le cœur de l’homme, comme dans l’inspiration prophétique.  Mais, et c’est le cas le plus courant, on parvient à ce degré par la rigueur, la discipline et l’étude.

 

         Il faut se souvenir de son ouvrage consacré à la revivification des sciences religieuses : ihyah ‘ulum al-din qui marque l’avènement d’une véritable renaissance religieuse. L’horizon épistémologique du kalam est entièrement dépassé. Ce n’est plus le même homme qui parle. C’est un recentrage complet qui se déroule sous nos yeux.  Dans son autobiographie, l’auteur établit la triple classification suivante : iman, ‘ilm et dawq..

 

         C’est de la seconde période de sa vie que provient la citation suivante : La raison n’a aucune emprise sur le domaine de Dieu. Ce que recouvre ce domaine ne peut être connu que par une autre lumière, plus noble et plus élevée  que la raison. Cette lumière s’origine de l’univers prophétique et de l’amitié avec Dieu. Cette lumière est à la raison ce que la raison est à l’imagination…

 

         Comment résoudre ce qui apparaît comme une inconséquence ? Selon Farid Jabre qui a tant étudié Ghazali et  Montgomery Watt qui a repris la question suivant un mode critique[3], cette idée d’une sphère supra rationnelle a été suivie parfois par Ghazali et elle a fini par s’imposer à l’exclusion de toute autre vers la fin de sa vie… Je veux bien, mais c’est tout de même difficilement conciliable.

 

         En résumé, on peut dire que si la pensée de Ghazali a varié, l’objectif de sa vie, je dis bien de son existence hic et nunc, fut la quête de la certitude. Avant la rédaction de l’Ihya, il a éprouvé des doutes et connu les affres de l’incertitude, mais après, il avait acquis une inébranlable certitude

         Il ne doutait plus de Dieu, du prophète et du Jour du jugement. Cela lui promettait d’échapper au danger d’une condamnation divine. Et d’un point de vue intellectuel, il pouvait ainsi rechercher la proximité à Dieu (qurb, bien plus que l’ittihad, l’union.. Ghazali n’hésitait pas à taxer d’hérésie et d’incroyance la démarche des philosophes qu’il va sévèrement prendre à partie dans son célèbre traité intitulé Tahafut al-falasifa (Destruction des philosophes).

 

         Dans nos thèses (de IIIe cycle et de doctorat d’Etat) sur le meilleur commentateur juif d’Averroès, Moïse de Narbonne[4], nous avons analysé longuement les idées d’al-Ghazali dont Moïse de Narbonne a commenté les Intentions des philosophes et connaissait les autres œuvres disponibles en version hébraïque. Nous avons publié des long passages de ces commentaires narboniens dans la revue de la HJS de Heidelberg,  Narbonis Kommentar zu den Maqacid al-Falasifa des Abuhamid al-Ghazali (2002) (texte hébraïque et introduction en allemand).

         Je ne reprendrai pas ici les discussions détaillées contenues dans ces précédents ouvrages mais il faut bien signaler qu’au regard de la tradition judéo-philosophique médiévale, Al-Ghazali était un faux adversaire de la philosophie. C’est ce que dit Narboni en personne qui lui accorde même un titre envié d’homme de la tradition religieuse (ish toriyi) mais pour l’averroïste juif, cela signifiait qu’Al-Ghazali était un homme sincèrement religieux et un adepte sincère de la philosophie. La philosophie juive médiévale est allée jusqu’à mettre en circulation une version hébraïque d’un texte où Ghazali, comble de la duplicité, aurait apporté des réponses aux incohérences des philosophiques qu’il aurait lui-même soulevées, Teshubat ha-shéélot shé-nish’al méhém…

         Ce qui pose, avec une acuité nouvelle, le problème de la sincérité dans la pensée d’al-Ghazali.

        

         En tout état de cause, dans ses Intentions des philosophes (Maqacid al-falasifa, en hébreu kawwanot ha-pilosofim)

 

         On parle de l’extase de Plotin et de al-fana (l’anéantissement de soi) de Ghazali. Or, on ne  peut pas parvenir à un tel état mystique à partir d’une démarche philosophique.

 

         Les griefs les plus graves adressés aux philosophes par notre théologien mystique dont le rejet de la résurrection des corps et le rejet de l’omniscience divine. Sans oublier l’adventicité de l’univers, la capacité divine de le maintenir en vie : contrairement à l’architecte, dit al-Ghazali, qui bâtit un immeuble, si  l’architecte disparaît, l’immeuble lui survit. Le monde a tout au contraire besoin de l’influx vivifiant de Dieu : si celui-ci le lui retire, l’univers s’écroule comme un château de cartes. Or, les philosophes enseignaient de leur côté que le monde était l’effet de Dieu. C’est-à-dire qu’à une cause éternelle (Dieu) devait nécessairement correspondre un effet éternel (le monde). Cela revenait à priver Dieu de toute volonté libre et à opter pour l’éternité de l’univers… Thèse inacceptable aux yeux de notre théologien.

 

         A L’aube de sa période soufie, Gazzali se préoccupa d’un seul thème théologico-religieux, celui de la certitude, al yaqin. Il divisait la science en deux catégories : l’immédiate, celle des êtres humains, et l’éternelle, l’apanage exclusif de Dieu…

 

         Lorsqu’il rejette les conclusions des allégoristes, al-Batiniya,  Al-Ghazali ne rejette pas pour autant le recours au tawil, l’exégèse non littérale du Coran. Mais le sens auquel il aboutit est tout sauf philosophique.  Ces allégoristes musulmans vidaient le Coran de tout contenu religieux : Dieu n’était plus, à proprement parler, le créateur de l’univers, il n’y avait plus de vie dans l’au delà, si ce n’est une vague immortalité de l’âme. La volonté et surtout la science divine étaient amputées de leur portée puisque Dieu ne pouvait plus connaître les particuliers mais seulement les genres et les espèces.

 

         Comme on l’annonçait supra, Narboni (1300-1362) a largement commenté entre 1345 et 1350 les Intentions des philosophes de Gazzali. Ce commentaire hébraïque se divise en trois parties : les questions de logique, les question de métaphysique et les questions de physique.

Pour Narboni, le théologien musulman était un adepte des idées philosophiques qu’il combat qu’en trompe-l’œil.  Vivant à une époque où le monarque se voulait le sourcilleux gardien de la foi, le théologien aurait usé d’un subterfuge lui permettant de propager ses propres idées en faisant semblant de chercher à les combattre.[5]

 

 

         JUDA HA-LÉVI, L’AUTEUR DU CUSARI

Après le chantre de l’abstraction métaphysique et le triomphe sans partage du néoplatonisme, comme on les découvre chez Salomon Ibn Gabirol, le hasard de la chronologie nous conduit à évoquer l’exemple, ô combien instructif. Juda ha-Lévi (1075-1141), natif lui aussi d’Espagne, à Tudèle, où il acquit une formation à la fois traditionnelle et profane, notamment dans le domaine de la philosophie. Ce qui ne l’empêcha pas de se muer, à l’âge adulte, en un adversaire acharné et en un implacable censeur de cette dernière. Poète à ses heures, Juda ha-Lévi nous a laissé d’impérissables couplets sur la nostalgie de la patrie perdue de son peuple :

 

Mon cœur est en Orient alors que je me trouve au fond de l’Occident, comment savourer ce que je mange et comment le trouver agréable ? Comment m’acquitter de mes vœux et respecter mes serments alors que Sion est sous le joug des chrétiens et moi dans les chaînes des arabes. L’opulence de l’Espagne ne me fait aucun effet. Par contre, j’aspire ardemment à embrasser la poussière de notre temple détruit.

 

     L’œuvre majeure de l’auteur n’est autre que le célèbre pamphlet anti-philosophique nommé le Cusari, du nom de son héros principal. En fait, le titre complet de l’original arabe est kitab al-khuja wa-al dalil fi nasr al din al-dhalil (Livre de la défense et de l’illustration de la religion méprisée).

 De quoi s’agit-il ? Comme on l’a déjà dit, d’un pamphlet dirigé contre la philosophie aristotélicienne, jadis très répandue chez les arabes ; mais le texte est aussi dirigé contre les deux autres religions monothéistes, le christianisme et l’islam. Pourquoi le nommer alors en abrégé le Cusari ? Parce qu’il s’agit d’un roi des Chasares, désireux de découvrir enfin le culte qui agrée le plus au Seigneur. Visité en songe maintes fois par la divinité, le roi s’entend dire la phrase suivante : ton intention m’est agréable mais ta pratique ne l’est pas. Le monarque décide donc de convoquer le représentant de la philosophie et ceux de l’islam et du christianisme. Il omet volontairement les juifs jugeant que cette religion méprisée et rejetée ne saurait contenir la vérité qu’elle cherche. On devine la suite. Patiemment, l’auteur dramatise son sujet, met en scène le retour du représentant patenté du judaïsme auquel il donne la palme du vainqueur… Le livre se clôt sur la décision du monarque de se convertir ainsi que son peuple à la Tora de Dieu…  Qu’on en juge :

 

 On m'a prié d'exposer les arguments et les réponses que j'étais susceptible d'opposer aux adversaires de notre religion, qu'ils  soient des adeptes de la philosophie, des autres religions ou encore des hérétiques parmi les fils d'Israël. Je me suis alors souvenu de ce que j'avais entendu dire du Haver (maître) il y a environ quatre cents ans lorsqu'il se présenta devant le roi des Chasares. Ces arguments conduisirent le roi à épouser la religion juive, ainsi qu'on le peut vérifier en se référant aux chroniques historiques.

               On y relate que ce monarque avait maintes fois rêvé qu'un ange s'adressait à lui en ces termes: «Ton intention est agréable aux yeux de Dieu mais tes actes ne le sont pas.» Ce monarque était très attentif aux commandements religieux des Chasares au point de servir lui-même, d'un coeur intègre, les offrandes devant l'autel. Et pourtant, en dépit de tout son zèle religieux, l'ange continuait de lui apparaître nuitamment et de lui dire régulièrement: «Ton intention est agréable aux yeux de Dieu mais tes actes ne le sont pas.» Ce fait poussa le roi des Chasares à faire des recherches dans le domaine des croyances et des opinions philosophiques pour embrasser en fin de compte la foi juive avec un grand nombre de ses sujets.

               Plusieurs arguments du Haver me semblent convaincants et concordants avec ce que je pense; je me dis alors: Il convient que je couche par écrit ces arguments tels qu'ils sont parvenus jusqu'à moi et les intelligents comprendront (Dan. 12;10).

        On raconte que lorsque le roi des Chasares apprit dans son rêve que son intention était agréable à Dieu mais que ses actes ne l'étaient pas et qu'il lui fallait en trouver d'autres il se tourna tout d'abord vers le philosophe qu'il interrogea sur sa foi. Celui-ci lui fit l'exposé suivant: L'Eternel ne possède ni volonté ni répulsion car il est, exalté soit-il, au-dessus de toute volonté et de toute intention puisque cette dernière implique que celui qui l'éprouve désire une chose qui lui fait défaut et qu'il n'atteint à la perfection qu'après l'avoir eue. Et aussi longtemps que tel n'est pas le cas cette imperfection demeure. Les philosophes pensent aussi que l'Eternel est au-dessus de la connaissance des particuliers car ceux-ci se transforment d'un instant à l'autre alors que la science divine ne saurait connaître le moindre changement. Il appert que l'Eternel ne te connaît pas et qu'il connaît encore moins ton intention et ton action; il n' n'entend pas ton oraison ni ne perçoit tes mouvements. Et si les philosophes disent que l'Eternel t'a créé il ne s'agit que d'une métaphore: car l'Eternel est la cause des causes dans la génération de tout créé lequel n'est pas venu à l'être par une intention propre de l'Eternel. L'Eternel n'a jamais créé personne et tout homme provient de celui qui l'a précédé. Il a été constitué de formes, d'humeurs et de qualités de son père et de mère, de ses proches, des qualités propres au climat de son lieu d'origine, des forces célestes et des signes du zodiaque suivant leur position dans la constellation.[6]  Juda Ha-Lévi, Sefer ha-Kusari (Ed. Eben-Shemuél), Tel-Aviv, 172 pp 2-3.

      

Comme son alter ego musulman, l’auteur du Cusari récuse la notion de causalité ; al-Ghazali admettait l’accoutumance : le feu brûle la plupart du temps, il peut arriver qu’il ne brûle point.  Et ainsi le miracle devient possible et fait partie de l’économie générale de l’univers. Ce ne serait plus qu’une rupture d’accoutumance. Plus tard, dans son écrit Tahafut al-Tahafut (La destruction de la destruction) Averroès ne trouvera pas de mots asse durs pour une attitude qui ruine les fondements intelligibles de l’être, sapant toute approche scientifique des êtes existants (al-mawdjudat).

       Une autre notion, typiquement religieuse, mais sans être de coloration mystique, se trouve chez Ha-Lévi. Il s’agit de l’amr elahi, la chose divine qui semble être le vicaire de Dieu sur terre et tente de remplacer l’intellect agent (al-aql al-fa’al) des falasifa.  Pour l’auteur du Cusari, voici le fin mot de son approche religieuse : Car l’homme ne peut parvenir à la chose divine que par la parole divine ; c’est-à-dire par des actions ordonnées par Dieu.

 

       Enfin, la prophétie n’est pas un phénomène naturel, on n’y accède pas par l’apprentissage ni par l’exercice, mais par une grâce divine.

 

Les conclusions auxquelles parvient Ha-Lévi sont les suivantes : l’incontestable primat de la Révélation par rapport à la philosophie :

 

a)  savoir philosophique et inspiration prophétique

b) Un Dieu créateur, doté d’une libre volonté créatrice et de certains attributs positifs comme la vie, la puissance, la science.

c) la nécessité absolue de la loi religieuse.[7]

d) aucune conciliation entre la philosophie et la religion n’est possible, contrairement à ce tentera, avec le succès que l’on sait, un penseur comme Maimonide dans son Guide des égarés.

 

         Au fond, ces conclusions se recoupent, en gros, avec celles du théologien musulman contemporain. C’est un rejet violent de la philosophie dans les deux camps et l’affirmation que raison et révélation ne sauraient se rejoindre. Ceci pose, cependant, le problème de la sincérité d’alGhazali sur lequel pesa –à tort probablement- le soupçon de duplicité.

 

                                                             Maurice-Ruben HAYOUN

(Conférence prévue à la synagogue de rue Copernic, Paris 75116.

Le 19 novembre 2012 à 19 heures

 

 

 



[1]  La traduction française de cette autobiographique est Erreur et délivrance… En fait, l’auteur y relate surtout sa conversion au soufisme.

[2]  On peut se référer à une excellente analyse de cette relation entre Al-Ghazali et son école de première formation ; cf. Richard M. Frank, Al-Ghazali and the ash’arite school.  Duke University Press, 1994.

[3] Voir Oriens  13-14, 1960, pp 121-131.

[4]  Cf. La philosophie et la théologie de Moïse de Narbonne, (Tübingen, JCB Mohr,  1989, pp  133-137  207-210. Voir aussi s.v. al-Ghazali passim.  Voir aussi  L’exégèse philosophique dans le judaïsme médiéval (ibidem,) 1992, pp 125-135.

[5]  Voir Maurice-Ruben Hayoun,  La philosophie et la théologie de Moïse de Narbonne, Tubingen, JCB Mohr, 1988, p 78s ;  pp 133-137 et pp  207-210.

[6] Maurice-Ruben Hayoun, La philosophie juive…  pp 110-116.

[7]  Tous ces points sont largement développés dans Maurice-Ruben Hayoun, L’exégèse philosophique dans le judaïsme médiéval, Tubingen, JCB Mohr,  1992, pp 128-139

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