Majesté de la vie spirituelle ou bassesses de la vie politique……
Je reconnais ne pas avoir hésité longtemps, entre ce que j’ai vécu hier, notamment dans la soirée, et les résonnances de la vie politique qui va de Charybde en Scylla. Dans l’espoir qu’n jour on finira par toucher le fond de la bêtise, de la tromperie et de la trahison…
Eh bien, dans l’après-midi j’ai enregistré trois émissions avec le G.R. Josy Eisenberg (France 2) sur les écrits bibliques attribués par la tradition au roi Salomon : l’Ecclésiaste, le Cantique des cantiques et les Proverbes. Nous allions de sommet en sommet en nous délectant en commun de toute cette sagesse, de ces sommets de la spiritualité et aussi d cette insaisissable énigme qu’est la destination de l’homme.
Et le soir, dans les salons d’un grand établissementl parisien, une famille amie et apparentée, les Abihssira, offraient deux rouleaux de la Tora (sifré Tora) en hommage à la mémoire de leurs chers parents. Par un tel événement, à caractère spirituel et religieux, sans jamais tomber dans l’austérité, ils combinaient le respect dû aux parents, y compris après leur disparition, et l’amour indéfectible pour la Tora de Dieu.
Cela vaut infiniment plus et beaucoup mieux que de parler de l’affaire Patrick Buisson qui signe une nouvelle fois le degré zéro de la politique. Je vais donc vous parler de ces écrits bibliques en termes concis car ils mériteraient de longs développements.
Vous pourrez voir les émissions programmées pour les 20, 27 avril et le 4 mai dès 9h15.
Le Talmud a pris la peine d’assigner à certaines grandes personnalités du peuple hébreu la paternité littéraire de quelques textes bibliques, étant entendu que ces hommes n’ont été que les porte-paroles de Dieu sous l’inspiration duquel ils composèrent leurs livres.
Le traité Baba Batra du talmud de Babylone (fol. 14b-15a) attribue à Moïse la mise en forme de tout le Pentateuque (à l’exception des quelques versets relatant sa mort) et la rédaction du livre de… Job ! Quant aux deux autres textes sapientiaux, l’Ecclésiaste, les Proverbes, d’une part et le Cantique, d’autre part, le talmud qui les attribue tous les trois au roi Salomon, célèbre dans le monde entier pour sa sagesse proverbiale, propose deux ordres chronologiques possibles de leur rédaction : soit Salomon a commencé, dans sa jeunesse, par s’adonner aux plaisirs de la chair pour s’en détourner en découvrant, avec l’âge, la sagesse qui se traduit dans les Proverbes avant de s’abîmer, pour finir, dans le nihilisme et le pessimisme[1] les plus sombres, soit l’ordre inverse : Salomon a commencé par l’Ecclésiaste, a repris confiance en l’existence en découvrant les Proverbes et a achevé sa course dans le Cantique, qui l’a réconcilié avec les plaisirs de la vie. Certes, les rédacteurs n’ont admis l’Ecclésiaste (rédigé vers 230 avant notre ère) qu’après l’avoir remis au bon endroit : après le désespoir abyssal qui traverse tout ce livre, le dernier chapitre, le chapitre XII, tranche le débat dans l’avant-dernier verset du livre : En fin de compte, et tout bien considéré, Dieu tu craindras et ses préceptes tu observeras, car c’est là tout l’homme. En un verset, les rédacteurs ont rendu la théologie de l’Ecclésiaste plus orthodoxe qu’elle ne l’était. C’est aussi dans ce dernier chapitre que l’on voit apparaître clairement, probablement sous l’influence de la pensée grecque, l’idée de l’immortalité de l’âme[2] (12 ;7) : Avant que la poussière ne retourne à la terre selon ce qu’elle était et que le souffle (l’âme) ne retourne à Dieu qui l’a donné..
Majesté de la vie spirituelle ou bassesses de la vie politique……
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l’ECCLESIASTE SE LIVRE A UNE ETONNANTE REFLEXION PHILOSOPHIQUE SUR L’EXISTENCE EN TANT QUE TELLE. a-T-ELLE UN SENS ? l’HISTOIRE, ELLE-MEME A-T-ELLE UN SENS ? qUEL DESTIN POUR L’HOMME ? eST-IL VOUE A LA MORT SANS AUTRE FORME DE PROCES OU PEUT-IL ESPERER UNE VIE DANS L’AU-DELA ? eNE TELLE PROBLEMATIQUE EST ABSOLUMENT NOUVELLE AU SEIN DE LA tORA.
l’ECCLESIASTE, UN JUIF SCEPTIQUE, RESIGNE OU UN PREDICATEUR DESENCHANTE ?
c’EST LA PREMIERE LIGNE DU LIVRE QUI A PERMIS SON ADMISSION DANS LE CANON DES 24 LIVRES DE LA bIBLE HEBRAÏQUE. n’ETAIT LA NOTICE DEDICATOIRE DE sALOMON, ROI D’iSRAËL ET MODELE D’INTELLIGENCE ET DE SAGESSE, CE LIVRE SCEPTIQUE ET PLUTOT PHILOSOPHIQUE N’AURAIT JAMAIS ETE CANONISE…[3]
· a L’EVIDENCE, LE DEBUT ET LA FIN NE SONT PAS DE LA MEME MAIN ; JE VEUX DIRE LE PROLOGUE ET L’EPILOGUE
· La datation est relativement facile ; la Sagesse de Ben Sira (vers 190 avant JC) cite la version hébraïque de notre livre qui a connu tant de traductions et de versions en d’autres langues (syriaque, grec, latin.) Le texte a dû recevoir sa version quasi définitive vers 250-220 avant l’ère chrétienne.
· Pourquoi ce titre hébraïque KOHELET ? En fait, si c’est bien de Salomon qu’il s’agit et qu’il était roi d’Israël résidant à Jérusalem pourquoi l’avoir affublé d’un autre titre dont la signification est en hébreu prédicateur, terme formé sur le grec Ekklesia , en latin ecclesia, qui a donné Ecclésiaste, c’est-à-dire l’homme en charge de la communauté religieuse. En effet, le terme KOHELET est formé sur le terme hébraïque KAHAL, l’assemblée des croyants (Glaubensgemeinde). Mais dans ce cas, pourquoi avoir muni ce terme au moins une fois de l’article défini ha-kohélét (chapitre XII) ? Voire deux fois, si on ajoute le chapitre 7 ; 27 Amar ha-kohélét… mais le texte massorétique doit être amendé.
· Comment définir les idées forces de ce livre ? Il semble avoir trois passions, si l’on peut dire : la vérité, la justice et la joie. Ce n’est pas un livre triste, mais austère qui regrette la fugacité de l’existence (d’où les injonctions répétées de jouir), déplore les désordres sociaux (se lamente maintes fois en raison des injustices), s’en prend au destin (pourquoi donc un homme se prive t il toute sa vie et laisse t il à un fou un héritage immense que l’autre va gaspiller en une nuit ?)etc…
· L’emplacement naturel de ce livre se trouve dans le genre de la sagesse orientale, tant en Egypte (Controverse avec l’âme de l’homme las de vivre ; les remontrances d’un prophète ; la complainte d’un paysan) qu’en Babylonie (la complainte du Sage qui se lamente en constatant les injustices du monde), comme on dans le livre de Job qui avait lui aussi des équivalents dans ces deux aires culturelles.
· On a beaucoup glosé sur les relations de Kohélét avec la sagesse et la pensée grecque. Certains ont voulu faire du livre un représentant d’une école philosophique (cynique, stoïcienne, épicurienne etc…) On a même voulu retrouvér les quatre éléments d’Aristote dans les premiers chapitres du livre… C’est peu probant..
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· Au fond, l’Ecclésiaste bute sur une difficulté insurmontable : le monde a-t-il un sens ? En d’autres termes existe-t-il un dessein divin ? Même si c’était le cas, nous ne parvenons pas à le comprendre ni même à déchiffrer les carnets de la providence (Daniel).
· Pour un homme qui s’est tant plu dans la compagnie des femmes, il y a un peu de misogynie (ch. 7, 26-27) : il prétend avoir trouvé un homme vertueux sur mille mais pas une seule femme dont les bras sont des liens, et le cœur un piège… : Précédemment, il encourageait pourtant les jeunes gens à profiter de leur jeunesse, à aimer une femme (légitime)… Ou alors, l’Ecclésiaste a aimé les femmes, mais sans jamais leur faire confiance !
Le premier chapitre du livre nous plonge in medias res, pour ainsi dire : se dessine d’emblée cette théorie de l’immobilité, d’un cycle immuable, éternel. Un peu comme la théorie indienne reprise par Fr Nietzsche dans son Ainsi parlait Zarathoustra, celle de l’éternel retour (die ewige Wiederkehr des Gleichen). Et de nous asséner sa première constatation : rien n’apporte de satisfaction, pas même, nous dit Qohélét, les joies de l’esprit, de la sagesse, de l’intelligence… Pire : il affirme que Dieu a doté l’homme de ce talent pour l’accabler encore plus puisque l’on n’aboutit à rien. Il dira aussi que celui qui accroît sa science accroît du même coup sa douleur… Alors, que faire ?
L’homme qui nous parle de ces sempiternelles déceptions affirme qu’il s’est alors tourné vers d’autres joies, celles des sens, du plaisir, du vin… La même déception, tout aussi amère, était au rendez vous. C’est toujours la même impasse. L’Ecclésiaste souligne pourtant qu’en matière de sagesse, mais aussi de raffinement dans les plaisirs, il a surpassé tous ceux qui l’ont précédé à Jérusalem : de belles demeures, de magnifiques jardins, produits des meilleurs arbres fruitiers, du personnel de maison, des servantes et des serviteurs, les aliments les plus fins, les nectars les plus recherchés : tout ceci est terni par cette destinée de l’homme à laquelle nul n’échappe : la vieillesse et la mort..
Terribles sont les descriptions de ceux qui gisent sous terre, qui ne reverront plus la lumière, que le soleil ne réveillera plus jamais ! Mais dès le second chapitre, l’auteur paraît se contredire puisqu’il distingue un avantage pour la sagesse par rapport à l’ineptie. C’est le même rapportt, dit-il, entre la lumière et l’obscurité.
L’Ecclésiaste va jusqu’à dire qu’il hait la vie… En fait, cet homme revenu de tout, a trois passions : la vérité, la justice, la joie. Et ces trois choses sont assez rares dans l’existence humaine.
Quelles sont les causes de ce désespoir ? Qohélét énonce plusieurs exemples : lorsqu’un homme se prive de tout, consacre sa vie à un dur labeur, amasse tant de richesses et en fin de compte, c’est un étranger, un homme dont il ignore tout, qui va en profiter… Ensuite, il y a l’homme juste qui périt dans son intégrité alors que le méchant coule des jours heureux… Il y a le malheureux, l’exploité, l’opprimé que personne ne peut ni ne veut consoler et réconforter. Cet homme semble n’avoir pas eu de descendance sinon on ne comprendrait pas cette crainte de tout léguer à des inconnus. A-t-il aimé les femmes sans se marier ? Sa progéniture ne lui a-t-elle pas survécu ? Cette situation est assez étrange pour l’époque.
Sur un plan plus général, l’homme se demande si la vie a un sens, si le monde recèle en son sein une signification ? Un dessein divin a-t-il présidé à la création de l’univers ? Si oui, pourquoi ne pouvons nous pas l’élucider ?
Je laissais entendre plus haut que plusieurs auteurs s’expriment dans ce livre biblique : le chapitre III avec sa série de dicta contradictoires le montre. Mais ce chapitre III contredit la fin du livre, le chapitre XII : ici, on se demande si l’âme de l’homme monte au ciel ou si elle descend vers l’abîme, alors que là bas on affirme sans l’ombre d’un doute que notre âme s’en retourne vers Dieu qui l’a donnée…
Le chapitre IV atteint le sommet du désespoir puisque l’Ecclésiaste loue les «morts qui sont déjà morts», plus que les vivants, et surtout ceux qui ne sont pas encore nés… C’est tout juste si le chapitre suivant entrouvre une lucarne vers le bonheur… même cela ne dure pas ! Pourquoi les hommes sont-ils oubliés après leur mort ? Pourquoi oublie-t-on même les vivants ? Pourquoi ne pourrons nous jamais savoir ce qui se passera après notre passage à l’éternité ?
Le chapitre VI traite des pratiques religieuses selon l’auteur ; pas d’élan de piété proprement dite, pas d’enthousiasme religieux, bref une pratique plutôt modérée puisque l’Ecclésiaste préconise la prudence en se rendant dans la maison de Dieu ; et quand on fait un vœu, il faut le réaliser , faute de quoi il eût mieux valu ne pas en prononcer…
L’Ecclésiaste selon Ernest Renan
Est-ce un signe si Renan a travaillé sur l’Ecclésiaste une petite dizaine d’années avant sa mort ? Dans sa biographie de l’auteur, parue deux ans après sa disparition, Mary James Darmsteter[4] consacre à ce travail sur Qohélét un sympathique petit chapitre intitulé l’Ecclésiaste en démocratie. Elle y évoque, entre autres, les deux tentatives électorales infructueuses de Renan. On y sent une nette identification de Renan avec son sujet, un homme apaisé, comme l’Ecclésiaste lui-même, revenu de tout ou presque et qui envisage la mort avec sérénité. Pas de fanatisme, pas de mysticisme, pas d’échauffement pour rien puisque tout est vanité. L’Ecclésiaste devient un guide vers la vertu, un modèle à suivre ici-bas.
L’expression récurrente, vingt-neuf fois dans ce livre, sous le soleil (tahat ha-shémésh) est inhabituelle dans le corpus biblique qui lui préfère l’autre formule, sous les cieux, tahat ha-shamayim.
Ce sont des indices linguistiques qui indiquent tous une datation tardive, en tout état de cause, post-exilique. En hébreu biblique classique, le pronom qui introduit une proposition du même nom et qui est donc toujours pourvu d’un antécédent se dit acher ; dans un niveau de langue moins soigné et en tout état de cause, plus tardif, ce pronom est contracté en shé, qui se rencontre dans la littérature postexilique et surtout dans les commentaires rabbiniques (midrash, talmud, halacha)[5]. Sur les 136 occurrences de cette forme cursive dans l’ensemble de la Bible hébraïque, la moitié se retrouve dans le seul livre de l’Ecclésiaste. Ce qui est considérable !
Quelle est, en définitive, l’idéologie de l’auteur et quel message veut-il nous transmettre ? Il y a, ici aussi, des contradictions si l’on tient compte de tout le texte : car, tout en affirmant sans cesse que la sagesse est supérieure à la bêtise ou à l’ignorance, l’auteur ne se lasse pas de répéter que tout est vanité et qu’il n’y a donc rien à comprendre. Sa philosophie nous incite simplement à en prendre acte, mais sans toutefois verser dans le pessimisme. C’est du fatalisme, certes, mais qui est désabusé sans être triste. Ce qui suscite l’inquiétude profonde de l’Ecclésiaste, c’est l’impossibilité pour l’homme d’élucider le régime divin de l’univers. Que veut Dieu ? Que fait Dieu ? Et pourquoi le fait-il ? pourquoi tel homme jouit ci bas d’un bonheur qu’il ne mérite guère et pour quelle raison, un autre qui lui en est cruellement privé ? La réponse de Qohélét est simple : nul ne le saura jamais…
Est-ce à dire que l’homme ne retirera aucun bénéfice de son travail sous le soleil ? Nullement car l’Ecclésiaste prévoit une chose qui n’a paradoxalement peu retenu l’attention des critiques : c’est la joie qui est un don, un cadeau de Dieu et que l’homme doit saisir à chaque fois qu’elle se présente. Il doit aimer son épouse, profiter de sa jeunesse, apprécier les bons moments (car ils sont rares) car c’est cela le bonheur humain. Si l’être humain ne le fait pas, sa vie ressemblera à un cauchemar…
Fidèle à sa méthode historico-critique, Renan démythifie le texte réputé sacré et lui applique les normes légitimes du commentaire. Qohélét est une fiction littéraire, ce n’est pas le roi Salomon qui y prend la parole, même si le premier verset tente d’accréditer la paternité littéraire de l’illustre monarque, régnant à Jérusalem et y entretenant une fastueuse vie de cour. Comme Qohélét vient de qahal ( la congrégation, l’assemblée religieuse) on a dit que Qohélét est le prédicateur, l’homme en charge d’une communauté religieuse devant laquelle il prend la parole afin de lui inculquer des valeurs religieuses. Mais Renan soumet cette hypothèse à une critique minutieuse qui s’appuie sur des procédés littéraires hébraïques assez peu connus. On peut recomposer les consonnes d’un nom ou en établissant une correspondance entre la première lettre et la dernière de l’alphabet hébraïque. Et ce système s’appelle ATBaSh : c’est-à-dire qu’en voulant écrire la première lettre, l’aleph, on lui substitue la dernière, le taw ; mais l’initié qui connaît le procédé sait à quoi s’en tenir. Le second procédé se nomme ALBaM : la première lettre, l’aleph, s’échange contre la douzième, qui est le lamed, et la deuxième, le bét contre la treizième qui est le mém. Excellent bibliste, Renan signale des exemples célèbres tirés du livre de Jérémie.[6] Mais cette méthode ne nous livre pas le mystère du terme QoHéLéT, même si celui-ci comporte le même nombre de consonnes, quatre, comme le nom de SheLoMoH… Renan propose sa solution : nous inclinons donc à croire que les quatre lettres QHLT ne formèrent pas, à l’origine, un nom véritable. Mais le mot, une fois formé, l’auteur l’a considéré comme une désignation substantive puisque, dans deux cas, le groupe QHLT est précédé de l’article défini.[7]
Renan entendait brosser un tableau des différentes étapes de la conscience d’Israël en traduisant le Cantique des Cantiques, Job et l’Ecclésiaste. Israël n’a pas toujours été, on se le rappelle, ce peuple entièrement dévolu à sa vocation religieuse ; dans son enfance, c’était un peuple sémite parmi d’autres au voisinage desquels il vivait. Le Cantique, véritable hymne à l’amour physique et à l’ivresse des sens, exaltait la grandeur du bonheur terrestre, Job donnait libre cours aux tourments de la conscience humaine confrontée au surgissement de l’iniquité et du mal, et l’Ecclésiaste, enfin, couronnait l’édifice en versant une sorte de baume sur les blessures qui affectent toute existence humaine. Pourquoi s’entretuer, disait Renan, puisqu’on n’est sûr de rien ? Pourquoi se hâter de changer d’erreur, on ne fera qu’adopter une autre erreur…
La philosophie de ce livre biblique, écrit par un sceptique juif vivant à une époque plutôt proche de la rédaction de la Michna, est modérée et peut être décrite comme celle du juste milieu. C’est presque la doctrine de l’éternel retour puisque rien, dit-il, n’est nouveau sous le soleil, tout redevient comme précédemment ; dans un système créationniste, cela reviendrait à professer une absence totale de nouveauté. Nul progrès : le passé ressemble au présent qui ressemble à son tour à l’avenir…
L’auteur, qui a mis en scène le roi Salomon, cesse d’entretenir la fiction de ce personnage imaginaire et prend lui-même la parole à partir du début du chapitre IV. Craindre l’Eternel, c’est-à-dire respecter Dieu, voilà le culte véritable selon Qohélét, dépourvu de tout ergotage théologique ou de pointillisme. Qohélét jouit du monde tel qu’il est et n’a pas la moindre notion du monde à venir. Même si, vers la fin du chapitre XII, une mention claire est faite de l’immortalité de l’âme (ruah)[8] qui s’en retourne vers Dieu qui l’a donnée, tandis que le corps se décompose en poussière. Même si l’auteur affirmait plus haut, dans une phase de découragement que la supériorité de l’homme sur l’animal n’existe pas… Qui sait si, tandis que le souffle des enfants d’Adam monte en haut, le souffle de l’animal, descend en bas, vers la terre ? Mais ce n’est pas là le principal problème posé par ce livre biblique. Ce qui préoccupe l’auteur du livre , c’est de savoir pourquoi la vertu et le bonheur n’avancent presque jamais, la main dans la main. Pour quelles raisons sommes nous confrontés à ce découplage scandaleux entre une existence vertueuse et une vie heureuse. Pourquoi donc la vertu n’est-elle pas récompensée automatiquement? On peut mesurer toute l’acuité de scandale moral dans ce amer constat : c’est parce que prompte justice n’est pas faite du mal, que les hommes sont enhardis à pratiquer le mal. Tel pécheur qui a commis cent crimes arrive à un âge avancé, et cependant, on m’a enseigné que le bonheur est réservé à ceux qui craignent Dieu… que le bonheur ne saurait être le partage du méchant ; que celui-ci ne vit pas longtemps ; que ses jours sont comme une ombre… Est-il un renversement comparable à celui-ci ? Des justes qui sont traités selon les œuvres des méchants, des méchants qui sont traités selon les œuvres des justes ? «Encore une vanité !» me suis-je dit.[9]
A cette lancinante question Renan répond que les sages de la vieille école soutenaient avec une imperturbable naïveté que la vertu est toujours récompensée et le vice puni ; selon eux, l’adversité qui frappe l’homme de bien n’est qu’une épreuve (la notion de nissayon) passagère. Telle est la théorie qui fait le fond du livre de Job, des Proverbes, de beaucoup de Psaumes, de la sagesse de Jésus fils de Sira, du livre d’Esther, de Judith et de Tobie, L’Ecclésiaste, lui, est plus nuancé. Quant à l’auteur du Psaume 78 (verset 3), il enrage littéralement en contemplant la paix des méchants[10]. Sa seule consolation est que leur rétribution sera complète le jour de Dieu (Yom ha-Shem). Selon Renan, le christianisme, bien que né au sein d’Israël, est allé au-delà de ce raisonnement en plaçant le royaume de Dieu dans l’idéal. On ne résout pas le problème car il est insoluble mais on change de perspective.
Fidèle à sa méthode, héritée des Allemands, Renan consacre de longs développements à l’analyse doctrinale de l’Ecclésiaste, à sa datation, à son style et à sa langue. Le philosophe-historien penche vers une époque relativement moderne, faisant de ce livre l’un des plus jeunes de la littérature biblique, environ 125 avant l’ère chrétienne.
En pensant à cette magnifique soirée d’hier où les convives dansaient avec les rouleaux de la Tora dans les bras, je me suis souvenu de cette tirade d’Ernest Renan qui avoue sa perplexité devant ce peuple, un sentiment que j’ai revécu hier en direct, si j’ose dire.. J’écoutais, avec une émotion proonde les chants religieux en judéo-anadalou, voire en judéo-arabe et me disais que ce peuple est vraiment étonnant. Il s’est sacrifié pour conserver cette Tora, i a subi les pires exactions, fut condamné à l’ostracisme, aux persécutions sanglantes, mis au ban de toutes les sociétés chrétiennes, envoyé dans les camps de la Tora, et tout cela pourquoi ? Pour sauver cette Tora de Dieu de la destruction et de l’oubli. Et voici qu’il donne des fêtss , danse avec cette même Tora, source de tous ces maux et de tous problèmes, dans les bras. C’est ce spectacle d’hier qui m’a ouvert les yeux sur le sens profond des mots de Renan qui, tout en admirant sincèrement le peuple d’Israël (il dit même avoir été heureux de consacrer sa vie à l’étude de l’histoire d’Israël) : le célèbre philosophe-historien, titulaire d’hébreu et d’araméen au Collège de France ne comprenait que les juifs fussent restés juifs. Il arrêtait d’ailleurs l’histoire d’Israël à l’avènement du christianisme. En quoi il se trompait lourdement et la soirée d’hier, pardon de le répéter, nous ouvre les yeux sur ce phénomène. Lisez attentivement ce paragraphe de Renan que j’extrais du livre que j’ai consacré à cet auteur en 2009 (Renan, la Bible et les juifs, Paris, Arléa) :
Et dire que ce livre de scepticisme, à la fois élégant et morne, fut écrit peu de temps avant l’Evangile et le Talmud… Peuple étrange en vérité et fait pour présenter tous les contrastes[11]. Il a donné Dieu au monde , et il y croit à peine. Il a créé la religion et c’est le peuple le moins religieux des peuples ; il a fondé l’espérance de l’humanité en un royaume du Ciel et tous ses sages nous répètent qu’il ne faut s’occuper que de la terre. Les races les plus éclairées prennent au sérieux ce qu’il a prêché et lui, il en sourit. Sa vieille littérature a excité le fanatisme de toutes les nations et il en voit mieux que personne les côtés faibles. Aujourd’hui, comme il y a deux mille ans, il clorait volontiers le rouleau sacré par cette petite réflexion de lecteur ami de ses aises : Assez de livres inspirés comme cela !Trop lire fatigue la chair.[12] Cela est si bien dit qu’on en oublierait presque le caractère un peu abusif de la généralisation. L’Ecclésiaste est certainement l’une des toutes dernières floraisons du génie hébraïque, mais à lui seul, ce livre ne saurait résumer la Bible dans sa totalité. Certes, il s’oppose à l’affirmation maintes fois réitérée de la foi en Dieu, en l’avenir d’Israël en tant que peuple uni, appelé à réaliser sa vocation religieuse universelle. Mais ce peuple peut, à une certaine époque de son histoire, avoir abrité en son sein un philosophe sceptique qui défend les droits d’une conscience individuelle inquiète.
Ce qui a sauvé ce livre de la destruction, c’est probablement le même principe que nous rencontrérons lors de la discussion du Cantique des Cantiques : on a fait d’un livre sceptique un livre sacré. Et Renan d’ajouter cette phrase assassine : En général, du reste, on lit mal quand on lit à genoux ! A trop vénérer les textes prétendument révélés ou sacrés, c’est-à-dire, en se prosternant devant eux, on en méconnaît la teneur exacte : Avec de tels procédés, il n’est pas surprenant qu’on ait fait d’un dialogue d’amour un livre d’édification : d’un livre sceptique, un livre de philosophie sacrée. Les docteurs de Yavné ne comprirent rien ni à l’un ni à l’autre, et ce fut fort heureux ; car, s’ils eussent compris, ils eussent certainement détruit des livres qui les scandalisaient. L’erreur accréditée sur l’auteur des deux livres fut aussi, à quelques égards, salutaire. On les croyait de Salomon, et une origine si respectable empêchait de voir les objections.[13]
Thésaurise aussi la tristesse,
Et trop de science entasser
C’est mauvaise humeur amasser
Mieux vaut sagesse que forteresse
La sagesse du pauvre est vite méprisée
A ces conseils toute oreille est fermée.
Le plancher s’effondre bien vite
Sur la tête des nonchalants
Et la maison fait eau par suite de bras ballants .
Et les passages suivants qui ont retenu l’attention des critiques bien avant nous :
Qui sur le vent trop délibère
Perd le moment d’ensemencer ;
Qui toujours le ciel considère
Manque l’heure de moissonner (p 58 de l’édition d’Arléa))
Quand, des bruits du dehors, le vent ne nous apporte
Que le cri de la meule et son grincement froid
Quand du petit oiseau les chansons matinales
dissipent un sommeil venu tardivement
quand aux accords charmants des notes originales
succède le repos du désenchantement. (p 61)
Ce livre a donné à Renan l’occasion de formuler de nouveaux jugements sur les juifs en général. On a vu un peu plus haut son étonnement devant tant de contrastes. Il dit aussi que, de l’Ecclésiaste à Heinrich Heine, incarnation du juif moderne, selon l’auteur, il n’y a qu’une porte à entrouvrir… Et dans le volume intitulé Discours et conférences , Renan relève que l’Ecclésiaste avait mille fois raison de dire que nul ne sait si l’héritier de la fortune qu’il a créée sera sage ou fou. :
Ce philosophe accompli, en conclut-il qu’il ne faut rien faire ? Nullement. Une voix secrète nous pousse à l’action.
Et pourtant, ce n’est pas sur une note d ‘optimisme ni d’encouragement que Renan conclut ces explications. Ces toutes dernières phrases sur l’Ecclésiaste consonnent plutôt bien avec la philosophie générale du livre dont il vient d’achever la traduction et le commentaire : Allez donc troubler le monde, faire mourir Dieu en croix, endurer tous les supplices, incendier trois ou quatre fois votre patrie, insulter tous les tyrans, renverser toutes les idoles, pour finir d’une maladie de la moelle épinière, au fond d’un hôtel bien capitonné de l’avenue des Champs Elysées, en regrettant que la vie soit si courte et le plaisir si fugitif. Vanité des vanités ! Comment conclure, sinon en redonnant la parole à l’Ecclésiaste[14] :
Qui sur le vent trop délibère
Perd le moment d’ensemencer ;
Qui toujours le ciel considère
Manque l’heure de moissonner
Le livre des Proverbes est naturellement attribué à Salomon dont la sagesse (voir Rois II) était incomparable. I Rois 3 ; 13-15 stipule que Dieu accorde tout à Salomon en plus d’un très grand discernement : Voici que je te donne un cœur sage et intelligent en sorte qu’il n y aura eu avant toi pas de pareil à toi et qu’il n’existera après toi pas de pareil à toi ; et même ce que tu n’as pas demandé, je te le donne, soit la richesse, soit la gloire… La Tora offre dans ce livre l’exemple d’un homme qui scrute les mystères de l’existence, soupèse les aléas de l’aventure humaine. Sans jamais sombrer dans le nihilisme ni le désespoir de l’Ecclésiaste..
Si Renan avait été présent à la soirée d’hier, il aurait perdu tous ses préjugés et aurait compris comment les juifs assortissent harmonieusement l’Ecclésiaste, les Proverbes et le Cantique des cantiques qui est un hymne à la vie et à l’amour.
Ernest Renan cite pourtant dans sa traduction une belle phrase d’un grand bibliste allemand, Fr. Niebuhr :
«Pour moi, j’estimerais qu’il manque quelque chose à la Bible s’il ne s’y trouvait une expression pour le plus profond et le plus fort des sentiments de l’humanité.
C’est dans une belle combinaison de ces trosi textes, prétendument attribués à un seul et même homme que de niche le mystère, l’énigme de la survie du peuple d’Israël qui fit aussi l’apostolat du messianisme à toute l’humanité
Maurice-Ruben in TDG du 6 mars 2014
[1] Le chapitre 4 verset 2 et suivants va jusqu’à louer ceux qui sont morts, et pire encore, ceux qui ne viendront jamais à la vie…
[2] Nous trouvons dans la littérature talmudique des traces du débat qui eut lieu entre les sages concernant le contenu de ce livre : les sages interpellent Salomon, l’auteur putatif de ce livre ainsi : Ô Salomon ! Non seulement tu contredis ton père (David et ses Psaumes dont la piété est proverbiale) mais tu te contredis toi-même ! (l’Ecclésiaste doute de l’âme au début et à la fin il dit explicitement qu’elle finit sa course dans le monde divin, une fois qu’elle s’est libérée de son enveloppe corporelle…
[3] Certains passages talmudiques se font l’écho de la violence des débats autour de la canonicité de ce livre que quelques uns voulaient « enterrer», li-gnoze, qui a donné le terme gueniza, lieu ou l’on déposait les texte sacrés usés ou non orthodoxes. Une sorte de cimetière es livres non canoniques. Le traité du talmud de Babylone Shabbat fol. 30b explique qu’on n’a pas enterré ce livre étrange car il commence par un mot de Tora et finit aussi par un mot de cette même Tora.
[4] Voir Maurice-Ruben Hayoun, Ernest Renan, la Bible et les juifs. Paris, Arléa, 2009. Le chapitre sur «Renan exégète et traducteur biblique».
[5] A une remarquable exception près, Gen. 6 ;3.
[6] Jérémie 25 ;26 où la Babylonie est désignée par l’acronyme vocalisé sésaq et 51 ;41 où elle se nomme lev qamay.
[7] L’Ecclésiaste, p 76.
[8] Ibid. p 84.
[9] Ecclésiaste traduit de l’hébreu et commenté par… p p 46-47.
[10] Ibid. p 89.
[11] L’aspect contradictoire ou paradoxal de la pensée de Salomon n’a pas échappé à la sagacité des docteurs du Talmud. En Shabbat 30a nous lisons la célèbre admonestation adressée au monarque : Salomon, il ne te suffit pas de contredire ton père (David, dont les Psaumes sont un modèle de piété), encore faut-il que tu te contredises toi-même… (allusion aux propos de l’Ecclésiaste qui envie les morts …)
[12] Ibid. pp 108-9.
[13] Ibid. p 110.
[14] Citons quelques commentateurs anciens et modernes de ce livre, notamment Abraham Ibn Ezra (XIIe siècle), et de Georges Vajda, deux commentateurs karaïtes de l’Ecclésiaste (Yefet ben Eli et Salmon ben Yeruhim, EIJ Brill, Leyde, 1971,). N’oublions pas pour les modernes : Moïse Mendelssohn qui édita un journal hébraïque éphémère qu’il nomma Kohélét Mussar (le Prédicateur moral) ; et assurément, Abraham Geiger et Heinrich Grätz.