Pour ou contre la torture ?
Les dernières déclarations, assez ambigües, il faut bien le reconnaître, d’une responsable politique française ont fourni à la presse, une certaine presse avide de se plonger dans l’écume des jours, l’occasion de focaliser l’attention du public sur un point qui, lui, est tout sauf artificiel : comment l’Occident judéo-chrétien doit il combattre le terrorisme, sans trahir ses propres valeurs ? Comment doit il faire face à des organisations qui, comme l’Etat islamique, s’est affranchi de toute règle morale ? Devons nous pratiquer les mêmes atrocités qu’eux, en d’autres termes, tout mettre en action, tous les moyens pour faire parler ceux des terroristes tombés entre les mains des autorités, et ce, afin de sauver des vies et prévenir des attentats ? C’est un vieux débat qui rappelle des dilemmes plus anciens, du genre : pas de liberté pour les ennemis de la liberté ? Les démocraties doivent se défendre mais elles subiraient une effroyable défaite morale si elles en étaient réduites à pratiquer les mêmes horreurs que les terroristes. Ce serait alors pour ces derniers une incroyable victoire morale (si tant est que cette épithète ait encore un sens pour eux)… Il faudrait donc, en toute logique, capturer lorsque cela est possible, les terroristes, les présenter à la justice, leur commettre d’office un avocat défendant leurs droits et appliquer les condamnations, après que les coupables auront épuisé toutes les voies d’appel et de recours. Telle est la loi, telles sont les règles de la vie démocratique. Face à cette situation purement théorique nous trouvons d’autres gens qui pensent autrement. Ils considèrent à juste titre que les victimes de tel ou tel attentat atroce auraient pu être sauvées, leurs familles préservées des affres du deuil et de la souffrance, si l’on avait au préalable utilisé tous les moyens disponibles pour faire parler les terroristes. Le débat fait rage aux USA après la publication d’un long rapport accusant la CIA d’avoir pratiqué la torture, voire même d’avoir menti aux autorités. L’Agence na pas tardé à réagir, soulignant que grâce à des moyens peu recommandables mais qui ont prouvé leur efficacité, tant d’attentats ont pu être évités, épargnant des vies américaines. Le débat est bien posé : doit-on respecter le droit en toutes circonstances ou doit-on se laisser guider uniquement par l’impératif catégorique suivant : sauver des vies… J’avoue qu’il est très difficile de trancher. Mais imaginons que le meurtrier présumé Nemmouche ait pu pénétrer sur le territoire avec son AK 47 et ses chargeurs et qu’il ait fait un carnage à Marseille ou ailleurs. Imaginons que l’un de ses acolytes ait été interrogé par la police ou les services spécialisés : fallait il le traiter calmement ou encore le brutaliser pour lui arracher des informations ? Un autre cas d’espèce peut nourrir notre réflexion : selon le Navy Seal qui a tué Ben Laden à bout portant à Abbottābād, ce sont des renseignements arrachés à un détenu de Guantanamo qui ont permis de localiser et de neutraliser le terroriste en chef, responsable des attentats du 11 septembre : que fallait il faire ? Attendre calmement ou agir ? C’est trop compliqué : je veux que des vies soient épargnées, que la dignité humaine même du pire des terroristes soit considérée, mais je ne peux pas supporter que le respect strict de la loi cause une terrible effusion de sang. Ce cas de figure est plus dur qu’une antinomie kantienne. Derrière cette équation insoluble se cache le problème de la violence sous toutes ses formes. Hegel disait que le propre de la philosophie est de remplacer la violence par la parole et par le concept. Il a même introduit une notion des plus subtiles : la patience du concept. Mais sa philosophie politique est assez contradictoire : rompant avec les idées universalistes de l’époque de Goethe, il enseigne que l’Etat est l’accomplissement de la marche triomphante de la Raison sur terre, et dans ce sillage, il divinise l’état prussien. Il a même fait le lit de la conception de Bismarck et de l’historien Léopold von Ranke. Sa thèse est que l’individu doit s’effacer devant le groupe et le peuple, la nation devant l’Etat souverain qui prend le pas sur tout. Et si, demandons nous, l’Etat recourt à la torture ? Je n’ai pas l’impression que Hegel le lui reprocherait. C’est un débat autour de la place de l’éthique et de la raison d’Etat (Staatsräson). Que faut-il faire ? Martin Buber disait qu’il n’existe pas deux types de morale : l’une à l’intérieur des synagogues ou des églises, l’autre dans la rue et la vie de tous les jours. En fait, ces débats profonds ne sont pas traités ici, dans la presse en général, avec la sérénité nécessaire. Les militants n’ont jamais donné de bons philosophes ni de pénétrants moralistes. Notre époque est confrontée à tant de situations qui s’apparent à des oxymores. Mais en tout état de cause, l’Etat de droit doit respecter le droit. Sinon il sape irrémédiablement ses propres bases. Et de quel droit pourrait)-il alors se prévaloir pour défendre ses propres principes ? Quid juris ? Qu’en en est il en droit ?
Hegel a discuté un vieux principe latin : fiat justicia, pereat mundus : Que la justice soit, le monde dît il en périr… Mais cela s’oppose au principe même de la loi morale qui consiste à assurer à l’homme un minimum de bonheur sur cette terre.
Permettra-t-il la destruction de la vie à la seule fin de sauvegarder la pureté des principes ?