Depuis quelques jours un débat théologique divise, voire déchire les milieux religieux allemands : aujourd’hui même on en trouve un puissant écho dans les colonnes de la FAZ (Frankfurter Allgemeine Zeitung). Et ce débat n’est pas de nature purement théologique mais possède aussi d’indéniables implications sociales et politiques : l’église chrétienne doit-elle rompre avec la Bible hébraïque que les catholiques appellent l’Ancien testament et les plus charitables d’entre eux, le Premier Testament, afin de bien montrer que même si les Evangiles sont le livre sacré de la religion chrétienne, ce qui existait avant ne doit pas disparaître pour autant, même si la préséance lui a été retirée au bénéfice des écrits néotestamentaires.
En fait, le pavé jeté dans la mare par un professeur protestant de théologie systématique, nommé Notger Slenczka, et qui pose de nouveau le statut de l’Ancien Testament dans la religion chrétienne, n’aurait guère attiré l’attention, s’il était intervenu en d’autres temps ( pas en cette période où un antisémitisme violent sévit dans plusieurs pays européens) et en d’autres lieux (ailleurs qu’en Allemagne où le passé récent ne peut pas laisser indifférent l’observateur objectif .)
Un christianisme coupé de ses racines vétérotestamentaires et juives ?
Le problème, loin d’être absolument nouveau, posé par le théologien berlinois est le suivant : l’église ne reconnaît comme ses saintes Ecritures que les documents qui parlent de près ou de loin, manifestement ou allusivement, du Christ et de son message. Or, depuis un certain nombre d’années, et notamment depuis l’encyclique Nostra Aetate, l’Eglise chrétienne, travaillée par le remord, a fini par reconnaître au judaïsme le droit d’exister en tant que tel et non plus uniquement comme une sorte de préparation évangélique ; ce qui revient à dire que cette même Bible hébraïque ne parle pas du Christ ni de son Eglise. Dans de telles conditions, à quoi bon continuer de soutenir que l’Ancien et le Nouveau Testament constituent une unité indissociable parlant des mêmes choses ?
Ce théologien protestant avait déjà publié cette thèse assez provocante en 2013, laquelle n’avait pas suscité les remous que l’on constate aujourd’hui : il avait déjà, en ce temps là, proposé d’exclure l’Ancien Testament du canon biblique chrétien et de le ramener au rang d’un simple écrit de la littérature apocryphe. C’est la réaction indignée du président allemand du dialogue judéo-chrétien qui a mis le feu aux poudres ; cet universitaire, ancien président de l’université Humboldt de la capitale prussienne, a même refusé de participer à un débat avec son collègue Slenczka, évoquant les relents anti judaïques, d’une telle thèse qui lui rappelle une «Nazi-Theologie»… Dans son sillage, d’autres intellectuels allemands juifs et non-juifs, comme Jan Assmann et Micha Brumlik, ont exprimé leur indignation.
Pour les contestataires, il est aussi peu nécessaire de discuter aujourd’hui du statut de l’Ancien Testament dans la religion chrétienne que de parler de la rotondité de la terre !
Il faut, cependant, évoquer au moins deux arguments majeurs de la thèse de Slenczka : ce dernier met en avant une idée, assez spécieuse, selon laquelle trop s’appuyer sur l’Ancien testament, reviendrait à déposséder les juifs de leurs textes religieux sur lesquels une certaine Eglise envahissante et accaparante aurait lancé une OPA. Cela reviendrait à une spoliation dont l’Eglise se serait rendue coupable. Le deuxième argument est mieux fondé puisqu’il s’en réfère aux progrès réalisés dans le domaine de la science des religions comparées : on y apprend à identifier l’arrière-plan historique des textes vétérotestamentaires qu’on ne peut plus annexer indûment en recourant à l’interprétation allégorique ou à l’exégèse typologique qui veut introduire partout des allusions aux Christ et à son église : e.g. l’arche de Noé parlerait en fait du bois de la croix et Noé serait lui-même la préfiguration du Christ, incarnation d’une humanité régénérée par lui et par son église. Le bois porté par Isaac, suivant son père le patriarche Abraham renverrait, selon cette exégèse typologique, au bois de la croix, portée par le Christ avant sa crucifixion … Enfin, les lois de pureté et d’impureté énumérées par le Lévitique, le troisième livre de Moïse, renverraient en fait à l’état d’impureté du monde avant la venue de notre «saint mère, l’Eglise» !
Aujourd’hui, un tel discours théologique et une telle exégèse typologique n’ont plus cours. Donc, l’Ancien testament serait inutilisable par l’Eglise. Dans ce cas, il faudrait, selon notre collègue Slenczka, le dé canoniser (entkanonisieren). Mais comment a-t-il pu oublier que dès 1933 les catholiques adhérents au national-socialisme, avaient déjà proposé, lors d’une manifestation au Palais des sports de Berlin, une telle amputation ?
Déjà Marcion, le célèbre hérésiarque du IIe siècle de notre ère, avait préconisé une telle mesure, s’attirant l’excommunication en 144, bien que ses thèses aient encore eu des adeptes jusqu’au milieu du Ve siècle ! Marcion voyait en l’Ancien Testament un véritable boulet aux pieds de l’Eglise. Là encore, il faut , comme le recommandait Spinoza, comprendre avant de s’indigner.
Et si Marcion n’avait fait que pousser jusqu’à l’absurde l’opposition héritée de Saint Paul entre la Loi et l’Evangile ? Mais il faut rappeler que Saint Paul parlait de différence et non point d’opposition irréductible, il voulait que la Loi fût remplacée par la Grâce et non une coupure, une amputation pure et simple.
Donc Slenczka n’a rien inventé, il a simplement remis à jour des thèses connues depuis l’Antiquité mais que le corps sain d’une Eglise intelligente et fine avaient rejetées. Cette influence de Marcion avait mobilisé les énergies de la patristique, et des gens comme Irénée de Lyon et Tertullien, pour ne citer que ces théologiens fondateurs de l’église, ont combattu des thèses qui leur semblaient contraires à la Vérité : c’est le même Dieu qui intervient dans les deux Testaments, celui des Juifs et celui de leurs frères-ennemis chrétiens. Et l’Eglise ne peut pas s’en passer dans son histoire du Salut .
Pourtant, et c’est le seul point vraiment juste de l’argumentation de Slenczka, nombreux, très nombreux furent les théologiens qui illustrèrent la thèse de la substitution, faisant de l’Eglise le verus Israël, le judaïsme rabbinique étant relégué à l’arrière-plan.
Notre théologien protestant contemporain a mis ses pas dans ceux d’un illustre devancier, lui aussi grand théologien protestant de Berlin, Adolf von Harnack, grand spécialiste de l’histoire des dogmes et aussi de… Marcion qu’il étudia avec soin et qu’il réhabilita d’une certaine façon, en lui consacrant un travail qui fait toujours autorité. En voici un passage significatif : Rejeter l’Ancien Testament au IIe siècle fut une faute que le courant majoritaire de l’Eglise a eu raison de ne pas commettre, le conserver au XVIe siècle fut une fatalité à laquelle la Réforme n’a pas eu la force d’échapper ; mais l’avoir conservé au XIXe siècle en tant que document canonique est une paralysie (Lähmung) ecclésiastique et religieuse…
Et c’est ainsi qu’en plein XXe siècle (Harnack 1851-1930), un théologien respectable s’est remis à parler de l’Ancien Testament comme d’un boulet entravant les pieds de l’Eglise…
Von Harnack pensait que le judaïsme ne fut qu’une étape oubliée dans la longue histoire de l’église chrétienne, n’y ayant exercé aucune influence durable.
Durant les semestres d’hiver et d’été de 1900, von Harnack a exposé ses thèses devant un auditoire de plus de six cents personnes et publia ses cours sous le litre suivant L’essence du christianisme. Un jeune rabbin de province, absolument inconnu du grand public releva le gant, Léo Baeck, qui répondit, dès 1905, par un magistral ouvrage L’essence du judaïsme (revu et augmenté en 1922) où il mit en pièces la thèse de son éminent collègue protestant : comment, écrivait-il, penser que Jésus fut une plante qui ne tira jamais la moindre substance de son sol nourricier (Nährboden), à savoir le judaïsme de son temps ? Comment couper une plante de son terreau et maintenir qu’elle a pu rester en vie ? Ce n’est plus de l’histoire, mais de la mythologie. On ne soutient pareille thèse que si l’on veut amputer l’Eglise de ses racines juives.
Même le réformateur Martin Luther n’aurait jamais accepté de se séparer des Psaumes, lui qui les chantait constamment et y voyait la manifestation de l’esprit saint ? Imagine t on la liturgie chrétienne contemporaine sans les Psaumes ? C’est très bien de prétendre que la Grâce doit remplacer la loi, l’amour la rigueur et la religion universelle la religion juive ? Mais il faut un minimum d’éthique intellectuelle quand on traite de choses aussi cruciales pour l’humanité croyante… A moins d’opposer l’humanité pensante à l’humanité croyante. Or, la foi, ce n’est pas la déraison.
En 1998, un certain Joseph Ratzinger, appelé depuis à un brillant avenir, n’avait il pas mis en garde contre une telle tentation d’éradiquer la Bible hébraïque ? Il avait mis en garde contre la résurgence des thèses de Marcion et apparemment cela n’a pas suffi. Le futur pape Benoît XVI poursuivait en ces termes : il ne faut pas dire que si l’Ancien testament ne parle pas du Christ, alors il n’a pas de valeur pour les chrétiens ; une telle thèse dissoudrait l’identité chrétienne… Cela mettrait fin à notre parenté (Verwandtschaft) avec Israël.
Voilà de fortes paroles écrites et exprimées par un grand chrétien qui avait, lui au moins, compris, qu’aucun édifice ne peut subsister sans ses fondations ou, au moins, son rez de chaussée.