Elisée Reclus (1830-1905) :
Eminent géographe, Ancien communard, militant anarchiste et champion de la cause abolitionniste
Lequel d’entre nous se souvient de cet éminent géographe, ce militant passionné de la cause des esclaves noirs des Etats Unis et de celle des femmes en Europe ? Certes, une rue du VIIe arrondissement de Paris porte son nom (juste sous la tour Eiffel), mais aujourd’hui on n’entend parler que du général Lafayette et de son navire, l’Hermione. Elisée Reclus, ce fils d’un pasteur assez atypique, se rappelle à notre souvenir grâce à un beau recueil, procuré par notre collègue genevois, Frederico Ferretti, avec le titre suivant : Elisée Reclus. Histoire de la guerre de sécession aux Etats Unis (1861-1865).
Elisée Reclus (1830-1905) :
Eminent géographe, Ancien communard, militant anarchiste et champion de la cause abolitionniste
Elevé en partie par son grand père, placé dans une école religieuse dans le but de prendre la succession de son père mais dont il sera exclu pour indiscipline, Reclus suivra les cours du célèbre géographe allemand Carl Ritter à l’université de Berlin ; dès 1852 il s’embarque pour la Louisiane et séjournera à la Nouvelle-Orléans près de cinq ans. Habitué à de petits boulots afin d’assurer sa subsistance, il trouva enfin un poste de précepteur dans une famille créole d’origine française. Mais le destin allait l’y soumettre à une pénible épreuve : Reclus découvrit dans cette famille d’accueil une charmante jeune fille qui ne le laissa pas indifférent, Mais son cœur s’opposa à son esprit car, pour reprendre l’expression de sa propre sœur, la famille de cette jeune fille tirait sa fortune d’une source pour lui maudite, la culture du sol par le travail esclave…
Tout au long de son existence, Elisée Reclus «vécut maritalement» avec quatre femmes successives. Je ne dis pas se maria car le militant libertaire et anarchiste qu’il fut lui interdisait de contracter un mariage en bonne et due forme. Il honnissait cette institution bourgeoise qui asservissait les femmes. Sa première «épouse», Clarisse Brian, une jeune sénégalaise d’origine peule, lui donna deux filles.
Toutes ces années passées en Louisiane permirent à ce jeune homme de se former, d’acquérir une connaissance profonde des réalités américaines et de devenir à la fois un spécialiste de géographie physique et de géographie humaine. Mais dans les articles rassemblés ici par l’éditeur, Reclus se veut aussi géostratège car il se fait le chroniqueur de la guerre de sécession, bien des années après son retour des Etats Unis. C’est sur ce point précis que nous mettrons l’accent ici, car la vie, les œuvres, les engagements politiques et sociaux de cet homme furent si nombreux qu’une présentation générale, la seule à pouvoir lui rendre vraiment justice, n’est pas envisageable ici.
La vie d’Elisée Reclus fut jalonnée d’errances ; il fit d’innombrables voyages parfois dans de lointaines contrées (la Bolivie, le Brésil, l’Uruguay). Rappelons que ses engagements anarchistes et libertaires, notamment auprès des communards, lui valurent une grave condamnation (les Versaillais le prirent le fusil à la main). Grâce à une mobilisation de grands intellectuels, sa peine fut commuée et il se réfugia en Suisse où il séjournera dix-neuf ans. On lui proposa une chaire de géographie qu’il refusa au motif qu’il voulait achever son grand projet qui regroupera une vingtaine de volumes. Même après l’amnistie des communards décrétée par Paris, Reclus préférera rester sur les bords du lac Léman.
Auparavant, son esprit aventurier conçut même le projet de se faire agriculteur, de créer une plantation en Amérique du sud et d’y attirer l’un des ses frères (la fratrie comptait quatorze membres !). Mais Reclus n’était pas doué pour les affaires de ce monde qu’au plus profond de lui-même il ambitionnait pourtant de transformer de fond en comble : il en avait la ferme volonté mais guère les moyens de le faire… A part la science géographique (à la fois physique, humaine et politique) où il fit œuvre de brillant précurseur, il ne laissa pas d’empreintes vraiment profondes sur d’autres secteurs de la vie: La nouvelle géographie universelle compte dix-neuf volumes dont le dernier paraîtra à titre posthume. Ses travaux de chercheur ne firent guère d’ombre à ses activités de publiciste puisqu’il fut un collaborateur régulier de la Revue des Deux Mondes et du Journal des Débats. : ses articles, nous dit-on, firent grimper sensiblement les tirages de ce journal… C’est qu’il avait commencé par écrire des tours touristiques pour les éditions Hachette, notamment le guide touristique de Londres et de ses environs…. Ayant appris les langues modernes dans l’institution où son père l’avait jadis inscrit, il sut mettre à profit ses connaissances linguistiques pour se faire aussi publier dans la Revue germanique.
Dans ce dix-neuvième siècle qui connut tant de bouleversements et qui fut, sous différentes formes, confronté aux question de l’émancipation (des Juifs, des Noirs) et des droits de l’homme en général (sans oublier la cause des femmes), Reclus a vu dans les événements qui se sont déroulés aux Etats Unis, notamment la guerre de Sécession (1861-1865), la meilleure illustration de son combat. Certes, quand la guerre éclata, la plus fratricide que les Américains aient jamais connue, Reclus avait quitté ce continent depuis presque une décennie, mais il avait acquis une telle connaissance des réalités locales et scruté de très près la condition d’esclave que ses récits font partie des témoignages les plus pertinents de cet affrontement entre Fédéraux et Confédérés. Et si Reclus s’y est intéressé c’est parce qu’il accordait à la lutte des Noirs pour l’octroi des droits civiques un rôle de précurseur et de pionnier. Certes, il a succombé à la même utopie qui s’empare par tous les militants libertaires et anarchistes d’hier et d’aujourd’hui : l’avènement d’une humanité bonne et fraternelle, pensant le vrai et Elisée Reclus accomplissant le bien autour d’elle ! Bref, une sorte de messianisme sécularisé. Mais le grand géographe a cru en toute bonne foi, que l’abolition de l’esclavage dont il était le champion, signifiait l’avènement automatique d’une Emancipation universelle. Or, comme il le dit lui-même, bien après l’écrasement des armées confédérées et la reddition du général Lee, les afro-américains n’en subissaient pas moins de brimades racistes et de très mauvais traitements : l’intégration naturelle et harmonieuse des anciens esclaves dans la société américaine était toujours un vain mot. Il y avait encore tant de pratiques qui n’étaient autres qu’un esclavage déguisé.
Une autre idée montre la nature généreuse et aussi utopique de Reclus, c’est la miscégénation, à savoir la fusion d’individus de races et de provenances diverses. Une sorte de tour de Babel à l’envers, une humanité rassemblée qui prendrait soudain conscience de son unité originelle pour surmonter ce qui la divise. Cette idée, Elisée Reclus a tenté de l’implanter en Amérique latine avec des résultats que l’on peut aisément deviner.
Dans ces deux textes qui sont assez longs et qui retracent de très nombreuses campagnes militaires au cours desquelles les unionistes ( les Etats du nord) n’ont pas toujours eu la faveur des armes, Elisée Reclus ne cache pas sa sympathie pour les abolitionnistes de Washington et pour le président Abraham Lincoln dont l’élection provoqua, en moins de six semaines, la sécession des Etats du sud.
Bien qu’absent du sol américain depuis quelques années, en dépit de son éloignement du champ de bataille, les récits de l’auteur sont à la fois vivants, fiables et précis. On sent qu’il a su tirer profit de ses talents de géographe, décrivant avec minutie les vallées, les montagnes et les fleuves. Un géographe qui clame avec des accents lyriques sa foi en la cause des Fédéraux, la cause de la liberté. Après la guerre viendra l’époque de la reconstruction, celle où les citoyens des Etats Unis, comme les ouvrier de Néhémie bâtissant le temple, auront d’une main le glaive et de l’autre la truelle… La cause abolitionniste a commencé par être strictement nationale, elle est devenue aujourd’hui celle de l’humanité. On doit, conclut l’auteur, mettre le cap sur une paix durable mais on ne pourra jamais rapprocher deux parties d’une même nation, si l’une est basée sur le travail libre, et l’autre sur le travail asservi…
Ainsi s’exprimait Elisée Reclus, l’ancien communard, le champion de la cause abolitionniste et le plus grand géographe français du XIXe siècle.
Maurice-Ruben HAYOUN