La grande fracture de Joseph E. STIGLITZ (Ed. Les liens qui libèrent)
Quiconque serait passionné d’économie sans rien y comprendre devrait dévorer ce beau livre du Prix Nobel d’économie Joseph E. Stiglitz : tout y est parfaitement bien expliqué. Car ce volume intitulé la Grande fracture est un recueil d’articles parus dans le New York Times ou dans Vanity Fair. C’est simple, c’est original et c’est parcouru par une exigence morale absolue : lutter contre les inégalités, montrer avec tellement de talent qu’on en oublierait la passion, que la justice sociale n’est pas l’adversaire ni l’ennemie de la réussite économique, tout au contraire, elle en est même, selon l’auteur, l’une des principales conditions. Et la garante, pour l’avenir.
Pour faire prévaloir ce point de vue, à la fois humaniste et généreux, sans jamais être égalitariste, l’auteur se donne lui-même en exemple. Il raconte comment il a pu, grâce à une bourse intégrer une université de bonne tenue, tout en étant issu d’un milieu modeste. Il cite l’exemple de sa propre mère qui dut interrompre ses études afin d’assister son mari, études qu’elle ne reprit qu’au moment où le budget de la maisonnée devint un moins restreint. Et quand les centres des villes connurent une marée de gens de couleur, cette grande dame fut l’une des rares personnes blanches à enseigner des Afro-américains…
Tout jeune, le petit Joseph s’interrogeait sur les dysfonctionnements du monde et de son monde : pourquoi donc la bonne n’avait elle d’autre perspective que de faire le ménage chez les gens, de garder leurs enfants au lieu de s’occuper des siens, pourquoi n’ouvrait on pas de perspectives aux autres, notamment aux Afro-américains, véritables laissés pour compte de la société américaine ? Tant de questions qui ont guidé cet homme appelé à un brillant avenir et à une renommée mondiale, et ce depuis les années au cours desquelles il rédigeait sa thèse sur les déterminants de la distribution des richesses. Et qui, parvenu à la renommée et à l’aisance, ne s’est pas laissé récupérer par le système.
Les inégalités, poursuit Stiglitz, finiront par pousser l’économie des USA à la ruine alors qu’une stimulation économique par une bonne politique sociale et une meilleure répartition des richesses conduiraient à la prospérité. Dans sa critique de la politique et des hommes politiques de son pays, l’auteur épingle deux personnalités : D. Reagan et Georges W. Bush qui auraient, selon lui, baissé les impôts pour les plus riches, accordé d’incroyables largesses aux industries pharmaceutiques alors que nombre d ‘Américains n’ont pas assez d’argent pour payer des frais médicaux.
Il faut dire que l’auteur remonte jusqu’à l’époque de la Grande Dépression. Il affirme son total désaccord quand on dit que le crime a eu lieu mais que personne n’est coupable. C’est cette exigence morale qui a retenu l’attention du philosophe que je suis. Généralement, les économistes se contentent de plaider gentiment en faveur d’une meilleure répartition des richesses, une aide sociale adaptée aux besoins des populations pauvres, etc… mais chez Stiglitz, c’est l’épine dorsale dont dépend tout le reste.
Grâce aux journaux cités supra, mais aussi à tant d’autres, l’auteur a pu populariser ses idées et connaître une grande renommée, deux choses qui n’auraient jamais eu lieu s’il était resté confiné dans son milieu professionnel ou s’il n’avait écrit que pour quelques spécialistes.
Il a parfois choisi des titres accrocheurs, aidés en cela par des rédacteurs en chef très avisés : je pense surtout à ce jeu de mots sur les 1% qui monopolisent tout, laissant des miettes aux 99%. Stiglitz rappelle avec humour que ce dernier chiffre est devenu le cri de ralliement des contestataires du temple mondial de la bourse , Wall street… Il y eut aussi cette image du bus avec les multimilliardaires qui au nombre de 85, auraient plus de moyen que des milliards d’hommes, les plus pauvres de la planète.
Joseph Stiglitz est un humaniste, mais ce n’est pas un aimable rêveur : c’est pour cette raison qu’on prend au sérieux son plaidoyer en faveur d’une meilleure répartition des richesses. Sa science de l’économie montre qu’il sait de quoi il parle. C’est lui qui a le mieux fait ressortir le lien insécable entre égalité, justice sociales, d’une part, et expansion économique et régime politique stable, d’autre part
Il nous faudrait beaucoup de Stiglitz pour sauver cette planète.
Maurice-Ruben HAYOUN in Tribune de Genève du 8 septembre 2015