L’Allemagne change ! Risques et défis d’une mutation. Sous la direction de Hans Stark et Nele Katharina Wissman. Presses Universitaires du Septentrion, 2015.
Il fallait y penser, c’est désormais chose faite ! Un vaste panorama illustrant le long chemin parcouru par la République Fédérale d’Allemagne jusqu’à la réunification qui a déjà vingt-cinq ans. Au cours de toutes ces années, l’Allemagne a suivi sa propre route, cette espèce de Sonderweg qui avait jadis tant fait couler tant d’encre… L’Allemagne d’aujourd’hui, l’Allemagne contemporaine n’est plus ce qu’on nous en disait à nous, jeunes étudiants germanistes des années soixante-dix, à savoir que notre voisine était un géant économique et un nain politique (Wirtschaftsriese und ein politischer Zwerg). Je me souvins même d’un de nos professeurs qui avait risqué la métaphore très suggestive suivante : un colosse aux pieds d’argile (ein Riese mit tönernen Füssen)
L’Allemagne d’aujourd’hui, en 2016, domine l’Europe sur tant de plans, qu’elle l’admette vraiment ou non ; elle donne le ton sur les dossiers européens les plus épineux. On l’a vu lors de la crise grecque où, pour une fois, le président français a tempéré la réaction allemande, pour la simple raison qu’il avait peur de créer un précédent et qu’il se savait le prochain sur la liste… Donc si il laissait exclure la Grèce, la France en aurait eu des sueurs froides…
Les éditeurs de ce riche volume ont sollicité des experts dans tous les domaines qui comptent. Faute de compétence, je me limiterai à quelques points très précis, et notamment à l’héritage de l’histoire allemande récente puisque c’est le seul pays qui a changé tant de fois de régimes en un petit siècle : le Reich wilhelmien, la République de Weimar, le IIIe Reich de Hitler, la République fédérale d’Allemagne, la République démocratique allemande (RDA, sowjetische Besatzungszone) et enfin l’Allemagne réunifiée. Sans oublier cette tache presque indélébile qu’est la Shoah qui a conduit les Allemands d’aujourd’hui, absolument innocents des crimes affreux de leurs pères et grands pères, (comme le spécifie le chapitre XVIII du prophète Ezéchiel) à cette nécessité de maitriser son passé : Vergangenheitsbewältigung). Curieuse expression. Mais elle a été créée avec la meilleure intention du monde.
En feuilletant ce riche volume, je me suis rendu compte du caractère asymétrique des problèmes de la France et de l’Allemagne, ce qui complique nettement leur entente et leur action harmonieuse. Le problème le plus grave de nos voisins et amis allemands est la chute vertigineuse de la natalité, c’est un problème démographique qui pourrait menacer la prospérité du pays et ruiner les retraites d’une population vieillissante. Ce qui explique l’attitude assez inconsidérée et préjudiciable pour l’avenir, selon moi, de la chancelière dans l’affaire des réfugiés. Selon les experts dont je ne suis pas, il manquera à notre voisin entre 6 et 7 millions de bras dans les prochaines années… cet afflux de réfugiés, vrais ou faux , voire même terroristes infiltrés, fut une véritable aubaine, une manne. J’espère simplement que les problèmes ne viendront pas avec la deuxième ou la troisième génération : l’avenir , que je souhaite, radieux, nous le dira.
La France ne connaît pas ce genre de problème, vu que sa natalité est bonne, et surtout elle abrite un parti, le Front National, qui considère l’immigration et l’accueil de réfugiés comme une faute grave. D’un côté on accueille un million de migrants et de l’autre on en accepte 30.000 du bout des lèvres.
Mais il existe aussi un certain nombre de points sur lesquels l’Etat allemand n’a pas encore apporté de réponses : par exemple, l’existence d’une véritable armée européenne, la fondation d’une véritable politique étrangère européenne et enfin un engagement plus substantiel du voisin d’outre-Rhin dans les opérations extérieures comme au Mali, en Centrafrique, en Irak et en Syrie. Certes, la chancelière a accordé un soutien logistique mais cela reste notoirement insuffisant.
La politique industrielle allemande, la prise en considération du changement climatique et la révolution numérique sont bien orientées de l’autre côté du Rhin, bien mieux que de ce côté-ci.
Restent les mutations sociales, l’évolution des mœurs et la disparition progressive de l’homogénéité de la société allemande. Et j’en viens à l’article qui m’a profondément irrité et qui porte sur les religions non chrétiennes au sein du territoire, l’islam et le judaïsme.
Pourquoi traiter ensemble dans un même chapitre ces deux religions dont l’histoire des relations avec l’Etat allemand est si spécifique, si unique, si ancienne ? Et donc essentiellement distinctes ? L’article est riche, solidement documentée, très fondée (comme on dit en allemand : sehr fundiert) mais perd beaucoup de son intérêt en intégrant artificiellement dans un binôme ce qui n’aurait jamais dû être traité ensemble. L’auteur, mécaniquement, passe de l’une à l’autre religion sans que les disparités criantes entre les deux, ne lui saute aux yeux. Pas une seule fois.
Les Juifs sont en Allemagne depuis les origines, ils ont participé même à la fondation de villes, leurs communautés rhénanes furent décimées par les croisades, il y eut ensuite le Siècle des Lumières avec Mendelssohn, la science du judaïsme, la naissance du judaïsme libéral, la naissance des plus grands philosophes judéo-allemands comme Rosenzweig et Buber : où étaient donc nos bons petits Turcs à toutes ces époques ? Dans le plateau anatolien alors que la population juive vivait dans les villas de Dahlem Dorf et de Grunewald… Il y a tout de même une petite différence. Si je voulais être sévère, je dirais qu’il est dommage que Heinrich Heine, l’auteur de la Lorelei, ne puisse pas lire cet article, je me demande quelle eût été sa réaction…
Je ne veux pas justifier du reproche de l’arrogance ou de la supériorité intellectuelle juives, mais tout de même ! Même la reconstitution de la communauté juive est asymétrique par rapport à l’émergence des communautés turco-musulmanes. Où avez vu un seul Juif considéré comme Gastarbeiter ? Et je laisse de côté l’effarante disparité des chiffres : environ cent mille face à plus de quatre millions !!
Mis à part cette réserve ponctuelle, le livre instruira tous ses lecteurs sur ce qui se passe chez notre voisin et allié. On peut aller d’un article à l’autre, selon les intérêts portés au penser et sentir allemands.
Maurice-Ruben HAYOUN in Tribune de Genève du 6 janvier 2016