L’OBJECTION de José Manuel Lamarque, Manifeste pour en finir avec la pensée unique (Jacques-Marie Laffont)
C’est au hasard d’une heureuse rencontre, dans le cadre splendide d’une grande ambassade européenne, que je dois la connaissance de cet auteur, grand reporter à France-Inter. Je ne regrette absolument pas cette rencontre, surtout après la lecture attentive de cet ouvrage passionnant.
Je peux dire d’emblée la chose suivante : alors que la plupart des maux contemporains nous viennent de la mauvaise tenue des journalistes, de leur inculture et deleur superficialité, José Manuel Lamarque redore le blason d’une profession généralement très mal vue et devenue, au fil des ans, la cible de tous les puristes de la terre. Mais l’auteur ne fait pas que critiquer, il passe en revue cent vingt notions qu’il redéfinit ou repense à sa manière, dans le bon sens, selon moi. Et si je devais donner un autre sous titre à cet ouvrage, ce serait le suivant : Plaidoyer passionné en faveur d’une dignité humaine retrouvée.
José Manuel Lamarque s’en prend à l’une des vaches sacrées de notre époque, intouchable, protégée et inaccessible au commun des mortels, la notion de progrès ou plutôt ce qui tente de se présenter comme tel… D’ailleurs, en égrenant toutes ces notions, il commence par les abeilles et finit avec la vie. Pourquoi les abeilles ? Eh bien, parce que notre gestion de l’expansion économique menace la survie de cette espèce, qui, si elle venait à disparaître, entraînerait, en peu d’années, dans sa chute tout le genre humain.
C’est une course désordonnée, voire anarchique, vers le progrès, qui a entièrement changé la face de l’avenir : on lit d’ailleurs avec quelque inquiétude la mirobolante expansion des communications (un terme que l’auteur n’aime pas, surtout au singulier) sur internet qui devrait connaître son effondrement vers 2023, en raison de sa consommation grandissante d’électricité.
Mais ce n’est pas tout, le monde n’a d’intelligibilité qu’à travers le langage, un peu comme l’annonçait le Sefer Yetsira, premier ouvrage de cosmologie hébraïque, des VI-VIIe siècles. Or, l’auteur de ce livre signale dès les premières lignes que la première aberration dont l’humanité est victime, est la perte du sens des mots. Et là aussi, il me pardonnera, lui qui n’a pas inscrit le mot Bible dans cet abécédaire, de m’en référer à l’épisode de la Tour de Babel et de la confusion des langues : ne pas parler la même langue, ne pas donner ni laisser aux mots leur sens premier mène à l’incompréhension, et pire encore, à la guerre.
La pensée, oui, la culture, le savoir, la bienséance, la délicatesse, le bon goût, et tant d’autres choses ont disparu sous les coups de boutoir de ce qui se présente de nos jours sous ses plus beaux atours, la bêtise, la pensée unique, la communication et les sondages, véritables girouettes guidant même nos gouvernants. Cette infatigable vélocité, cette course-poursuite, cette volonté de dominer l’Autre, alors que l’éthique la plus élémentaire nous commande de lire sur son visages les même traits humains, toutes ces déformations semblent inéluctables : J-M Lamarque n’hésite pas à parler d’aliénation, c’est-à-dire le fait de devenir étranger à soi-même. C’est probablement dû à cette substitution de la civilisation à la culture, au remplacement de l’écrit par l’image, du savoir et de la connaissance par les émissions télévisées et la littérature classique par le rap… Il suffit de suivre avec un peu d’attention la réformes des programmes scolaires pour mesurer l’étendue du désastre : au lieu de hisser les jeunes cerveaux au niveau de la vraie culture on les laisse stagner et on met des Ersatz à leur portée. Et ce saupoudrage est avilissant. Coupable populisme, condamnable démagogie.. Du reste, les meilleures œuvres, les émissions les plus éducatives, les plus enrichissantes ne rassemblent que peu d’auditeurs dont le nombre ne cesse de baisser dangereusement. Ce qui signifie que le couperet de l’audimat ne tardera pas à tomber.
Je ne peux pas reprendre dans cette brève critique, tout le contenu de ce beau livre si suggestif et si riche, mais je note que dans la dernière page de son introduction, son auteur se dit indigné par l’équivalence suivante : apprendre ou connaître, c’est s’ennuyer !
Comment faire pour stopper ces dérives inquiétantes de l’époque ? Voilà une tâche bien difficile. Mais on peut commencer en lisant ce livre qui se veut un cri d’alarme.
Maurice-Ruben HAYOUN in Tribune de Genève du 1er février 2016