Religion et société
Aucune religion n’échappe à ce phénomène incontournable qu’est l’évolution historique. Même celles qui se disent plus sacrées, plus divines, plus intangibles que les autres, se retrouvent, à un moment ou à un autre de leur existence, confrontées à une sorte de mise à jour, de remise à niveau ou d’adaptation aux mœurs, au temps qui passe ; et elle modifie alors, parfois radicalement, ses façons de voir et de penser. Pour décrire ce processus d’adaptation et de mutation, la langue allemande a recours aux deux expressions suivantes : Weltanschauung (conception du monde) ou Das Denken und Fühlen (le penser et le vécu).
Les trois religions monothéistes dont il est question ici et qui se trouvent représentées à des niveaux divers sur le continent européen se sont confrontées à cette inéluctable évolution historique : toutes ont dû changer leurs formes et leurs doctrines datant de l’époque de leur naissance ou de leur adolescence. Pourtant, elles n’ont pas fait face à l’Histoire de la même manière, en raison, précisément, de leur origine et de l’humus culturel qui les avait produites.
Nous nous limitons au continent européen qui a été le foyer des transformations les plus considérables et qui, après avoir été pendant près de deux millénaires, exclusivement judéo-chrétien, doit, depuis peu de décennies, compter avec un nouveau voisin, l’islam lequel souhaiterait devenir à son tour une religion européenne. Et cette prétention, en soi légitime, n’est pas sans poser quelques problèmes dont le volume et l’intensité sont fonction des territoires où cette culture religieuse souhaite s’implanter.
Peut-on utiliser cette expression toute faite à la fois pour le judéo-christianisme, d’une part, et pour l’islam, d’autre part ? On le peut assurément mais on ne rendra pas compte avec exactitude de la situation. Regardons les choses de plus près : en Europe, c’est le christianisme qui a les racines les plus profondes ; c’est dans ce continent que des monarques de droit divin ont fondé des royaumes chrétiens où pouvoir spirituel et pouvoir temporel se soutenaient mutuellement le plus souvent, en dépit de quelques querelles devenues célèbres : et le couronnement royal se faisait dans des cathédrales car on tenait à la référence aux livres bibliques du prophète Samuel où ce dernier oint le roi Saül, ce qui en fit un roi de par la grâce divine…
Au commencement, le dogme chrétien était tout-puissant et nul ne pouvait le contester sans risquer de passer de vie à trépas. Mais petit à petit, la libre pensée, le libre examen des Ecritures, l’autonomie de l’esprit humain, ont permis à la conscience morale de surpasser la Révélation divine et au libre arbitre de s’affirmer contre le dogme religieux. La Renaissance dont le cri de ralliement était ad fontes (retour aux sources), a renforcé la volonté de l’intelligence humaine de penser sans œillères ; d’où l’expression anglaise back to the Bible : retour au texte biblique que l’on veut interpréter selon les règles de la philologie et non plus sacrifier aux exigences du dogme religieux.
Après la Renaissance, l’Europe chrétienne a connu l’humanisme et la Réforme (Luther, Calvin, etc…) qui ont contraint le dogme religieux, réputé infaillible et intangible, à évoluer. La redécouverte des sources anciennes, la volonté humaine de maîtriser son propre destin ont favorisé l’émergence de deux branches nouvelles de la pensée : la science des religions comparées, d’une part, et l’histoire des religions, d’autre part.
Et vus sous cet angle, christianisme et judaïsme disposent d’une grande avance par rapport à l’islam. Et ce qu’il faut bien nommer un retard pèse d’une poids non négligeable dans la balance en vue de devenir une religion européenne comme les deux autres grandes cultures religieuses.
Il faut pourtant évoquer un régime un peu original, voire paradoxal pour l’islam qui a connu son véritable âge d’or au cours du Moyen Age pour vivre par la suite un certain déclin à l’époque moderne. Ce qui fit dire à l’éminent islamologue judéo-britannique Bernard Lewis que dans l’islam les Lumières ont précédé un long Moyen Age… Une façon de voir qui lui valut une violente controverse avec le fin lettré chrétien d’Orient Edward Saïd.
Au Moyen Age, l’Islam philosophique, et non point celui de l’homme de la rue, pouvait s’enorgueillir de penseurs de premier plan comme al-Farabi, Ibn Badja (Avempace des Latins), ibn Tufayl, et bien évidemment Averroès (ibn Rushd). Sans l’apport al-farabien, l’augustinisme n’aurait pas pu se développer. Sans ibn Badja nous n’aurions jamais connu la contestation de la politique d’Aristote qui nous enseigne dans l’Ethique à Nicomaque que l’homme est un animal sociable par nature. Ibn Badja passe donc pour le promoteur de l’individualisme puisque le solitaire, tel qu’il se le représente, doit déserter le milieu social où il est né pour pouvoir être fidèle aux vraies valeurs.. Quant à ibn Tufayl, ce médecin-philosophe qui eut l’insigne honneur de présenter le jeune Averroès au calife à Marrakech, il fut le premier à initier une incisive critique des traditions religieuses et de la conception populaire de la foi. Aucun penseur, chrétien ou juif, ne l’a précédé dans ce domaine ; grâce à lui, l’islam dispose d’une première place incontestée dans ce domaine car dans son épître intitulé Hayy ibn Yaqzan (Vivant fils de l’éveillé) il montre qu’un solitaire, livré à lui-même mais sachant bien utiliser son intellect, peut découvrir, tout seul, sans le concours d’aucune révélation, les lois régissant l’univers et remonter depuis les êtres les plus composites et les plus matériels jusqu’au créateur dont parlent les religions révélées…
En ce qui concerne Averroès, son ouverture d’esprit lui a permis de tirer profit des sciences dites grecques (Platon, Aristote, etc…) et de proposer, avant tout autre, une théorie des relations entre la philosophie et la religion. Et tous ces penseurs ont vécu entre les Xe-XIIe siècles !
Mais cette supériorité sur les autres religions (christianisme et judaïsme) eut un désavantage majeur : lorsqu’un théologien brillant mais adversaire de la philosophie musulmane d’inspiration grecque, Abu Hamid al-Ghzali, éleva une digue sur la voie de la pensée discursive avec sa Tahafut al-Falasifa (Destruction des philosophes) ce courant spirituel se retrouva sans héritiers et finit par s’étioler, voire même par disparaitre. Commença alors une longue période de décadence que d’autres mirent à profit pour se développer et se renforcer en intégrant les dernières avancées de la science moderne. Et notamment dans le domaine de la science des religions.
Pour le christianisme, il y eut, entre autres, Ernest Renan qui avec sa Vie de Jésus (1862) révolutionna l’approche de l’essence du christianisme et les différents représentants de la théologie protestante qui initièrent une critique biblique souvent ravageuse pour le dogme en général.
Quant aux Juifs, le XIXe siècle marque l’avènement de la science du judaïsme qui revisita les sources, les soumit à une méthode historico-critique et mit tous leurs intellectuels au travail pour bien se connaître et définir de leur mieux l’essence du judaïsme. Grâce à la maîtrise de la science historique, on sut distinguer entre la Tradition générale et les traditions locales.
En définitive, ces deux religions, qui n’en formaient qu’une seule il y a deux mille ans, se retrouvent sur un même pied d’égalité, laissant loin derrière elles un islam qui ne pratique toujours pas la haute critique, c’est-à-dire la critique textuelle de ses textes sacrés… Or, ceci est absolument nécessaire si l’on veut devenir, comme les deux autres monothéismes, une religion-culture (Hermann Cohen).
Pour devenir une religion d’Europe, comparable aux deux autres, il faut remplir certaines conditions, notamment vivre avec son temps, admettre en sa créance un certain humanisme et renoncer à tout exclusivisme religieux