A ses débuts, cette chaîne de télévision, surgie au Qatar il y a déjà quelques années, fut saluée par l’ensemble de la profession mais devint très vite la bête noire des régimes arabes les plus dictatoriaux. Cet organe de presse adopta les mêmes méthodes que les journalistes anglo-saxons vis-à-vis des hommes politiques. Des questions embarrassantes leur étaient posées et les journalistes ne se contentaient pas de faux fuyants. Mais avec le temps, les autorités se mirent à instrumentaliser la chaîne, en privilégiant les gouvernements amis et en dénonçant les autres, c’est-à-dire tous ceux dont la politique ne convenait pas au régime qatari.
Du coup, le monde arabo-musulman se divisa en deux camps opposés : ceux qui admettaient la chaîne et y trouvaient leur compte et ceux qui se sentaient insultés et maltraités par elle. Ces dissentiments commencèrent à se faire sentir d’abord en Egypte, sans même parler de la Syrie d’Assad dont les massacres étaient régulièrement dénoncés. Le régime du maréchal al-Sissi n’hésita pas à arrêter des journalistes, même titulaires d’une double nationalité et à intenter des procès à des correspondants de la chaîne présents sur place et dont l’orientation lui déplaisait.
Il n’a échappé à aucun observateur attentif que l’une des exigences présentées par la coalition anti-qatari, Egypte et Arabie saoudite en tête, est justement la fermeture totale de cette chaîne d’information continue. Pourquoi un tel acharnement ?
Pour la bonne raison que le Qatar qui a tant de choses à se reprocher et qui essaie de jouer sur plusieurs tableaux, se rapproche dangereusement de l’Iran et pratique une politique en zigzague qui n’est pas sans rappeler ce que le ministre Walther Rathenau recommandait au prince héritier allemand dans une missive devenue célèbre mais dont l’authenticité fut contestée.
Ce jeu du Qatar est dangereux car l’Arabie saoudite dont la puissance et les avoirs financiers sont incommensurablement supérieurs à ceux du petit émirat, est englué dans une sale guerre au Yémen et combat les amis de Téhéran. C’est le fameux arc chiite dont le Qatar, pourtant largement acquis à la cause sunnite, favorise l’expansion. Ryad ne pouvait plus supporter ce double jeu et a pris les dispositions que l’on sait : l’asphyxie lente mais systématique du petite émirat.
Je regarde souvent cette chaîne en arabe et en salue le professionnalisme, mais j’en déplore l’aspect orienté. Et dans le cas qui nous occupe, c’est-à-dire la position de la chaîne en Israël, notamment à Jérusalem, elle me choque continuellement. Je comprends donc parfaitement que l’Etat d’Israël, sioniste et démocratique à la fois, respecte la liberté de la presse mais doive aussi réagir lorsqu’une propagande hostile est déversée sur son sol sans raison.
Le gouvernement a donc décidé de retirer l’accréditation à un journaliste avant de procéder à la fermeture pure et simple de la chaîne. Le journaliste visé a décidé de porter la chose devant la cour suprême d’Israël, preuve si besoin est que l’Etat d’Israël n’est pas le règne de l’arbitraire… Ce journaliste est dans son droit. Tout comme les autorités d’Israël. Et la cour tranchera.
Ce journaliste, et cela m’a toujours choqué, avait affirmé que ses reportages et ses prises de parole à la télévision étaient une forme de résistance, un activisme, et un soutien à la cause palestinienne… Le gouvernement pouvait-il rester coi et inerte ? Il a décidé d’agir. Ce même correspond qui parle depuis Jérusalem finit ainsi ses dépêches : Je suis un tel fils d’un tel depuis Al-Qoudsh al mouhtalla, depuis la Jérusalem occupée…
Quel autre pays accepterait sans rechigner qu’on traite ainsi sa capitale ? J’ajoute que le même journaliste (et c’est son droit mais il doit aussi en assumer les conséquences ) parle de Tsahal comme d’une armée d’occupation (dzich al ihtillal). Et pratiquement chaque vendredi, après la grande prière, les téléspectateurs de la chaîne ont droit au même verbiage. Et je ne parle même pas de la couverture des attentats terroristes dont parfois les victimes sont des … Arabes israéliens… tant cette violence est aveugle. Le cas de cette télévision montre une forte convergence des intérêts d’Israël et des états arabes modérés de la région. Preuve que les choses avancent et qu’il a encore quelques lueurs d’espoir… Il faut donc déplorer ces glissements sémantiques pernicieux qui n’arrangent rien et sèment la haine et la détestation.
Al-jazeera aurait pu apporter un nouveau vent démocratique et apprécier à sa juste valeur la liberté de la presse qui prévaut en Israël. L’Etat juif aurait même pu s’avérer comme le dernier bastion , d’où la chaîne aurait pu irradier son état d’esprit, plus équilibré, depuis Jérusalem. Mais visiblement, le Proche-Orient demeure désorienté, il n’ a pas encore retrouvé le véritable chemin de l’Orient, pour reprendre une expression de notre éminent ami, Monsieur Amin Maalouf dans son beau livre, Les désorientés.
Un dernier trait d’humour pour ne pas céder au spleen ambiant. L’un des deux frères Reinach, Théodore (1860-1928) avait dit un jour ceci au sujet de la cité du roi David, Jérusalem : s’il fallait rendre Jérusalem à quelqu’un, ce serait aux… Jébuséens !