Le physique et le vivant dans le judaïsme (Robert Jütte)[1] (II)
Le judaïsme est célèbre pour ses appels répétés à une bonne hygiène de vie, seule garantie du maintien de l’homme en bonne santé. La Bible elle-même lance des appels (notamment dans les livres sapientiaux : Proverbes, Ecclésiaste, Psaumes…) à prendre garde aux maladies et à se protéger afin de rester en vie. Même les auteurs les plus réticents à l’égard du judaïsme admettent ce fait, y compris l’historien romain Tacite qui reconnaît aux Juifs une certaine robustesse physique. D’autres auteurs allemands du XIXe siècle cités par l’auteur de cet ouvrage expliquent ainsi une longévité observée, selon eux, chez les juifs. Mais la Tora ne s’en tient pas seulement à des exhortations, elle en a fait des commandements religieux, des injonctions. L’un des textes les plus fréquemment cités fait partie des Apocryphes, La sagesse de Ben Sira qui multiplie exhortations et adjurations dans ce domaine.
Le physique et le vivant dans le judaïsme (Robert Jütte)[1] (II)
Certains auteurs juifs se sont joints à ce concert d’éloges et ont indiqué quelles règles expliquent cette bonne hygiène de vie. Il y a d’abord le lavage des mains avant chaque repas et chaque prière quotidienne. Dans certaines communautés particulièrement observantes, on a gardé la tradition des dernières eaux (mayim aharonim) où les convives, après le repas, sont priés de tremper leurs doigts car a l’époque on n’avait pas encore fait l’acquisition de la fourchette…
Les éléments les plus fréquemment cités pour expliquer cette hygiène sont : le respect de certains interdits alimentaires, la circoncision, les lois familiales de pureté (l’interdiction de rapports sexuels durant les menstrues), la visite par les dames du bain rituel et enfin une certaine solidarité communautaire, voire un certain sens de la famille. L’auteur va jusqu’à parler de l’achat par des non-juifs des produits alimentaires cacher car ils se méfient aussi des produits bio, sachant, qu’en revanche, les ingrédients des produits cacher sont scrupuleusement vérifiés et inventoriés dans les notices…
L’auteur qui multiplie les citations in extenso, ce qui explique le très respectable volume de son livre, résume un échange entre un père et un fils à l’époque talmudique : le fils se plaint au père que son maître n’entre pas vraiment dans le vif du sujet et qu’il parle plus de règles de vie saine que de Tora. Et il cite en exemple la recommandation réitérée de prendre des bains ! Le père morigène son fils et lui explique que cette hygiène est bien plus importante que tout le reste : pour étudier longtemps la Tora, il faut rester en vie et en bonne santé. Partant, une bonne hygiène de vie est indispensable.
L’intimité des couples juifs observants repose sur deux piliers : la circoncision pour les hommes dont médecins et profanes vantent les bienfaits, et la visite au bain rituel. En ce qui concerne les femmes. M. Jütte fait référence à des lois édictées dans certains territoires allemands où ces mikwaot étaient devenues, faute d’entretien, des nids de microbes et de bactéries. Après rénovation, les bains remplirent leur mission première. L’auteur cite un long passage de Philon d’Alexandrie qui vante les bienfaits de la circoncision en entrant dans les détails.
Et dans ce même contexte, l’auteur produit un extrait des journaux intimes de Franz Kafka qui relate la circoncision de son neveu. Il rapporte que le circonciseur (qu’il appelle moule dans son jargon yiddish pour mohél) était un homme d’expérience qui n’a pas loupé son affaire car il avait déjà 2800 circoncisions à son actif… Mais l’histoire de la circoncision fut des plus agitées en Allemagne, à l’époque de la réforme dont les représentants (Samuel Holdheim, David Einhorn, etc…) avaient déployé de vastes efforts pour la supprimer. Les partisans de la réforme trouvèrent quelques années plus tard en Sigmund Freud un solide allié car le père de la psychanalyse considérait que cet acte chirurgical entraînait un profond traumatisme qui nous accompagne pour le restant de nos jours. Et dans ce cas précis, toute une vie….
Freud a même écrit que cet acte était responsable de l’antisémitisme chez les enfants qui tremblaient en s’imaginant que l’on ne procédait pas seulement à l’ablation du prépuce mais à une véritable castration. Du coup, leur image du juif en était gravement ternie.
Le même phénomène fut observé concernant les interdits alimentaires et l’abattage rituel que les rabbins réformés entendaient bannir au motif qu’il était l’héritage inutile d’un passé suranné. Et comme cela arrive souvent lors de controverses inter-juives, c’est la montée inquiétante de l’antisémitisme hitlérien qui calma le jeu…
Pour rester en bonne santé, surtout quand on prend de l’âge, il faut aller dans des stations thermales pour faire des cures. Or, depuis au moins la fin du XVIIe siècle, certains juifs fortunés, désireux de marquer leur appartenance aux classes sociales aisées étaient devenus des clients habituels des lieux de cure, déclenchant un véritable «antisémitisme de cure thermale». Certains juifs étaient trop voyants, étalant leur richesse scandaleuse aux yeux des clients chrétiens du lieu. Un auteur allemand des XVII-XVIIIe siècles stigmatise ces parvenus qui roulent dans de beaux carrosses, se font servir par leurs laquais, à la grande fureur de leurs congénères chrétiens que ce spectacle scandalisait. Dans la correspondance de Moses Mendelssohn (Briefwechsel, Frommann Verlag, Stuttgart), on trouve une lettre d’excuses de J. Herder, théologien protestant et grand hébraïsant, dans laquelle il regrette d’avoir ostensiblement évité de saluer le philosophe juif qui prenait les eaux dans la même station thermale que lui.
On a vu dans la première partie de cette recension que les stéréotypes prenaient souvent le pas sur l’essence véritable ou la réalité. On va se demander à présent si la Tora ou les sources juives anciennes érigent un soi-disant idéal de beauté et si l’idée de la belle juive est un mythe ou une réalité. On dira aussi un mot de beau juif, der scheyne Jid…
Dans certains journaux yiddish paraissant entre les deux guerres aux USA il arrivait parfois que des annonces matrimoniales portassent des détails du genre : n’a pas l’air juif, n’a pas le type du juif (ou de la juive) oriental (e). Et cela se passait naturellement entre juifs. On a aussi vu que nombre de femmes juives étaient des blondes décolorées, ce qui prouve l’empreinte des préjugés même sur ceux qui en sont les victimes.
La Tora ne fixe pas d’idéal de beauté mais elle y demeure sensible, notamment en parlant de le beauté des matriarches Sarah et Rachel, ou encore de Judith qui usera de son charme pour occire un roi ennemi… Quant aux hommes, la Tora vente la beauté physique de Joseph, d’Absalon, de Saül, de David, réputé pour avoir les plus beaux de tout Israël (we-David yefé ‘énayim). Mais, en fin de compte, on doit bien constater la prévalence de l’esprit sur tout le reste. Les mains délicates, les doigts fins attestent que l’homme ne s’adonne pas à d’épuisants et dégradants travaux matériels mais passe son temps à compulser des folios talmudiques. Plus il est maigre et pâle, et mieux c’est pour lui, car cela atteste un certain niveau culturel.
Une question prosaïque se pose puisque, après tout, les juifs sont des hommes comme les autres : entre une femme belle et désirable (begehrenswert) et une femme pieuse, laquelle choisir ? Si l’on suit la directive du chapitre XXXI des Proverbes, le charme est mensonge et la beauté vanité, c’est la femme qui craint Dieu qu’il convient de louer… Sans mauvais esprit de ma part : louer, est il écrit, mais pas épouser… Cependant dans la vraie vie, les candidats au mariage ont su se décider prestement. Un ancien proverbe yiddish affirme qu’une jolie fille équivaut déjà (en vertu de sa seule beauté) à une demi dot. Quelle économie pour le papa !
Nous avons affaire ici, dans ce beau livre, à un grand historien de la médecine qui se met en quête de tout ce qui touche les juifs ou presque dans ce domaine. Il en vient donc à aborder certaines rumeurs hautement déplaisantes faisant état de maladies affectant spécifiquement les juifs : la galle, le trachome, le diabète, etc… L’écrivain romain Tacite, peu suspect de sympathie pour les juifs, fut le premier à dire que les Juifs étaient, à l’origine, des Egyptiens lépreux. La même gracieuseté fut reprise en plein XIXe siècle par Arthur Schopenhauer qui critiqua violemment le récit du livre de l’Exode : les Hébreux n’ont pas fui l’Egypte, ce sont les autorités qui les chassèrent pour des raisons de santé publique. Ces obscénités ne datent pas d’hier et n’avilissent que ceux qui s’en font les propagateurs.
Il est vrai que des conditions hygiéniques déplorables exposaient la population juive à certaines affections, notamment le déséquilibre glycémique ainsi que la perte de l’acuité visuelle. Mais tout ceci s’explique par des facteurs autres que raciaux ou génétiques prétendument propres aux juifs.
Cette médecine mythologique a atteint des sommets lorsque certains de ses représentants patentés tentèrent d’accréditer l’idée que, pour avoir conduit à la crucifixion de Jésus, les hommes juifs subissent des menstrues (sic) trois ou quatre fois par an… On a du mal à garder son sérieux quand on lit les motivations d’un tel écoulement qui se ferait par l’anus. C’est le sang versé de Jésus qui retombe sur les juifs, comme le dit l’Evangile selon Matthieu (ch. 27)…. D’autres médecins du même acabit établirent que les hémorroïdes affectaient spécifiquement les juifs ! Je veux bien croire que Maimonide a rédigé un traité sur la question mais tout de même… Ce qui est plus comique encore, c’est de prendre connaissance des causes : les juifs restent trop assis à étudier sur des bancs inconfortables dans leurs synagogues ; en outre, ils consomment trop d’ail, ceci expliquant cela.
Il faut mettre fin à ce compte-rendu qui est déjà trop long. L’ouvrage est riche, il se lit agréablement dans un allemand élégant et sobre avec quelques charmants gallicismes. Il comble un vide qui commençait à se faire sentir. C’est un desideratum de la recherche scientifique qui vient d’être satisfait. Disons notre gratitude à l’auteur qui nous a aidés à remonter le temps et à traverser les siècles.
Maurice-Ruben HAYOUN
[1] Livre édité en 2016 par le Jüdischer Verlag aux éditions Suhrkamp , 545 pages.