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Les marchands et le temple de Giacomo Todeschini (Albin Michel)

Les marchands et le temple de Giacomo Todeschini (Albin Michel)

Vous aurez tous reconnu ce que cache ou cherche à révéler ce titre : les marchands du Temple, allusion évidente à la scène des Evangiles où Jésus chasse les marchands du temps qui désacralisaient l’élévation et la vocation spirituelles du sanctuaire de Jérusalem. Mais il y a aussi un sous-titre car le livre est une contribution sérieuse à la question des rapports entre l’institution ecclésiastique et tout ce qui représente ou symbole l’argent ici-bas : la puissance temporelle, le confort matériel, l’aisance, une belle existence dans ce monde de misère où nous serions condamnés à vivre. Voici donc ce fameux sous-titre : La société chrétienne et le cercle vertueux de la richesse du Moyen Age à l’époque moderne ! Vaste programme.

Il s’agit donc de définir où passe la ligne-frontière entre les besoins du mercantilisme et les exigences morales. C’est un peu la définition d’une éthique des affaires… A-t-on le droit de poséder ? A ce sujet, l’auteur cité un verset de la seconde épître de Paul aux Corinthiens (II, 6 ;10) glorifiant ces hommes qui n’ont rien mais qui possèdent tout… Subtile distinction entre avoir et posséder.

Les marchands et le temple de Giacomo Todeschini (Albin Michel)

 

Pour le non-économiste que je suis, j’ai courageusement tenté d’entrer dans ce grand livre, en vain. Mais après avoir lu et relu la lumineuse préface de M. Thomas Pikkety, tout devint clair pour moi. Dans un style facilement compréhensible pour un profane (si l’on enlève toutefois de longues et trop fréquentes incises qui font perdre le fil au lecteur), l’éminent économiste déroule sous nos yeux les enjeux fondamentaux du livre : comment une société chrétienne, et par la suite, surtout catholique, puisque les églises réformées pensent un peu autrement, pouvait-elle s’accommoder d’un tel élément, l’argent, dont tous ont besoin, jusques et y compris notre sainte mère l’Eglise !! Les Evangiles ne voient pas d’un très bon œil la richesse ni la puissance que confère l’argent. Il fallut donc négocier un délicat virage : admettre l’argent, le mettre dans toute la mesure du possible, au service du bien général, voire de la piété, sans jamais trahir des principes sacro-saints de l’église catholique : la pauvreté, l’humilité, l’honneur témoigné aux indigents et aux pauvres ; tout en s’affirmant comme une puissance spirituelle et temporelle… à la fois.

En lisant Th. Pikkety entre les lignes, on se défend mal de l’impression qu’il ne déborde pas de sympathie pour l’église catholique, qui a tenté ce qu’il faut bien nommer, le mariage de l’eau et du feu. On se souvient de l’allégorie évangélique qui stigmatise les riches et les puissants, leur fermant les portes du royaume des cieux. Mais les Evangiles reflétaient une situation socio-politique qui n’était pas encore celle du Moyen Age, au cours des siècles suivant la christianisation de tout l’empire romain. Dans un monde païen devenu chrétien mais ayant conservé ses propres structures sociales, il fallait compter avec des séquelles de l’ancien régime ; lorsque de riches Romains épousent enfin la nouvelle foi, leur rapport à l’argent et à leur propre statut social n’avait pas fondamentalement changé pour autant. Et cela s’aggrava lorsque, à l’orée du IVe siècle, les membres de ces mêmes familles aisées, éduquées, habituées à gouverner, accaparèrent tous les hauts postes et devinrent les dignitaires de l’église. Donc, cette mutation sociologique entraîna nécessairement des changements ou des accommodements. L’argent, la richesse, la puissance et l’aisance ne pouvaient plus être taxés d’essence diabolique ni être rejetés sans autre forme de procès. L’Eglise elle-même en avait bien besoin, non seulement pour se développer, financer les expéditions des missionnaires, entretenir des lieux de culte, mais aussi pour survivre et continuer d’alimenter toutes les bonnes œuvres qu’elle avait créées… Tel fut le défi que les théologiens de l’église durent relever, ce qu’ils firent par différents moyens qui perdurent à ce jour.

Le problème que les hommes de religion, les hommes de Dieu, en général, doivent traiter, ne se limite pas à l’argent, il touche à tout le réel, tout ce qui permet l’équilibre de la nature humaine, par exemple, la nourriture, la sexualité, la guerre, l’auto-défense etc… Et cela se produit dans la plupart des religions révélées, notamment le judaïsme et le catholicisme.

Par exemple, le judaïsme a repris l’idée d’un abattage rituel dans la douce illusion que la bête immolée pour qu’on s’en nourrisse, souffre moins… Il fallut opérer un compromis entre une nécessité vitale (se nourrir à l’aide de protéines animales afin de conserver sa bonne santé) et l’acte barbare consistant à mettre à mort un être vivant… On a donc instauré des règles qui valent ce qu’elles valent. Quantité de commentaires plus ou mystiques sont après coup venus se greffer là-dessus.

Pour ce qui est de la sexualité, nécessaire à la prolongation de l’espèce humaine sur cette terre, on mit l’accent sur la procréation bien plus que sur le désir et la volonté de l’assouvir. La circoncision fait partie de ce même dispositif.

Au cours du Moyen Age, dans les cercles de la noblesse, les chastes épouses brodaient sur les caleçons ornés d’un orifice permettant le passage du pénis, de leur seigneur et maître, la phrase suivante : Dieu le veut… Ce qui montre bien que nécessité fait loi. D’un côté, on enseigne la contemption du corps, et de l’autre on fait droit à un penchant irrémissible de la nature humaine. Vous ne pouvez pas maintenir la nature humaine en vie sans la nourrir, ni sans lui permettre de se reproduire… On peut dire que c’est le même rapport adopté vis-à-vis de l’argent.

Une économie chrétienne est donc née, dont le souci le plus grand fut la condamnation de l’usure et même parfois, du simple prêt d’argent. On sait que la Bible hébraïque condamne l’usure, même si certaines critiques ont fusé contre une ségrégation : prêter aux fils d’Israël sans intérêt et en prélever pour d’autres. Ce fut un sujet polémique qui enflamma la haine antisémite, oubliant que les Juifs ne pouvaient pas cultiver la terre ni la posséder, ni ne pouvaient se joindre aux guildes ou aux confréries d’artisans en raison de leur appartenance non-chrétienne ; il fallait bien vivre par quelque moyen de subsistance que ce fût.

Mais les juifs n’ont jamais été, comme l’église catholique, cette superpuissance temporelle qui enjambe les frontières et les continents ; ils n’ont jamais eu à gérer une telle abondance de biens, de prodigalités testamentaires alors que de riches possédants chrétiens ont très souvent légué leurs biens au clergé. On dit, qu’actuellement dans la ville de Rome, l’église serait le plus grand bailleur immobilier et qu’elle y serait le plus grand propriétaire foncier. Ceci explique la citation un peu abrupte de M. Pikkety en page 19 de sa préface : Le droit de propriété moderne n’est pas né en 1688, quand le bourgeois anglais a voulu se protéger face à son souverain, semble nous dire Tedeschini, ce sont les doctrines chrétiennes qui l’ont élaboré au fil des siècles pour assurer la pérennité de l’église en tant qu’organisation à la fois religieuse et possédante.

En fait, l’épine dorsale de ce livre revient à poser la question suivante : comment gérer ce capital amassé au fil des générations, sans enfreindre les règles de la morale évangélique ? A-t-on le droit de le placer , de l’investir comme tout le mode afin qu’il fructifie et génère de substantiels intérêts, quitte à les employer ensuite pour la cause de la charité ? En termes plus crus : l’Eglise peut-elle devenir une puissance capitaliste, obéir aux lois du système, spéculer comme de vulgaires boursicoteurs, sans trahir l’Evangile dont elle est la gardienne ?

De manière assez paradoxale, l’Eglise qui avait tout fait, notamment au Moyen Age, pour enterrer le judaïsme rabbinique, talmudique, recourut pratiquement aux mêmes raisonnements : l’homme de Dieu, l’homme de religion, l’homme qui passe sa vie à prier, à protéger ses congénères, ses coreligionnaires de tout mal (pour parler comme le Psalmiste), ne peut pas labourer la terre, ni exercer le métier d’artisan (même si tel fut souvent le cas dans le Talmud où l’on rencontre des érudits des Ecritures, cordonniers, fondeurs, forgerons, tanneurs, de leur état, etc…), il doit donc être entretenu par ceux qui vivent à l’état laïque, produisent des biens de consommation et gagnent de l’argent. Ces derniers contribuent à l’entretien des hommes de Dieu, purifiant ainsi, cachérisant cet argent, en le subordonnant à une œuvre pieuse et charitable.

Au fond, c’est exactement l’attitude talmudique que l’on retrouve dans cette métaphore un peu triviale. On demande dans un folio talmudique du traité Sanhédrin quelle est la meilleure manière d’adhérer à Dieu ? Réponse : en donnant sa propre fille en mariage à un érudit des Ecriture !! Cela permettra à l’heureux élu de vaquer à ses chères études de la Tora de Dieu sans avoir à se préoccuper de la clause matérielle.

Ceci est d’autant plus vrai pour les hommes d’église puisqu’ils sont mariés avec l’institution ecclésiastique. Ils lui doivent tout puisqu’elle leur donne tout.

Partant, les théologiens ne se sont pas exclusivement occupés de l’exégèse des saintes Ecritures, ils eurent aussi à mettre la morale religieuse en accord avec la vie économique, laquelle permet à l’être humain de se maintenir dans l’existence.

Ce livre, d’accès un peu compliqué pour les profanes, porte sur une recherche qui confine à des problématiques philosophiques : est-ce que la nature humaine est en mesure d’avoir des préoccupations supra terrestres sans que cela ne compromette ses chances de survie? Alors que, pour vivre, il faut soit cultiver la terre soit disposer de paysans qui le fassent à votre place. En d’autres termes, est ce que la recherche de la sainteté est totalement interdite à l’homme car il doit, avant tout, assurer ses propres moyens de subsistance ? Cela rejoint dans un autre contexte la phrase si galvaudée de Charles Péguy, le kantisme a les mains pures mais il n’a pas de mains… En agissant, en perpétrant quelque acte que ce soit, l’homme reste ce qu’il est, avec ses désirs et ses phobies, sans jamais se dépendre de lui-même, intégralement. C’est cette déprise de soi (Abgeschiedenheit) que prônait Maître Eckhart (1260-1328), avec les résultats que l’on connaît… Comme ses positions mystiques s’éloignaient dangereusement des pratiques de l’église contemporaine, il fut convoqué devant les tribunaux de l’Inquisition : c’est le privilège d’une mort prématurée qui lui évita l’infamie du pain de tribulation et de l’eau d’angoisse… Châtiment imposé jadis aux moines déviants par le père abbé.

Un jour, dans une synagogue du neuvième arrondissement de Paris, j’ai déchiffré l’inscription suivante brodée en lettres d’or sur un voilage cachant l’arche sainte : heureux l’homme qui a quitté ce monde en étant aussi pur qu’au moment où il y était entré…

L’homme peut tout juste canaliser sa nature charnelle sans jamais réussir à lui imposer silence intégralement.

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